Au
nom des
Valeurs Universelles
Les «foulards islamiques» brouillent nos
repères quand la libération des femmes
croise le besoin de reconnaissance de la diversité
culturelle, source de
dignité des populations issues de l'immigration
Codirecteur de «Politique, revue de
débats». Thème du numéro
n°33: «Laïcité et
politique: un libre examen. Projet émancipateur ou religion
laïque» (1)
Pourquoi aujourd'hui? Pourquoi, en si peu de temps, les foulards
«islamiques»
se sont-ils multipliés dans nos rues? Pourquoi des
antiracistes féministes, y
compris des musulmans, refusent-ils que l'acceptation des
différences ne se
fasse sur le dos des femmes? Pourquoi des féministes
antiracistes, y compris
des musulmanes, refusent-elles que l'invocation du droit des femmes ne
serve à
stigmatiser toute une communauté? Pourquoi toute cette
confusion où s'opposent
tant de ceux et celles qui habituellement font cause commune?
Le temps de l'émancipation n'est pas linéaire.
Celle-ci ne progresse pas au
même rythme dans tous les domaines. La libération
des femmes croise aujourd'hui
le besoin de reconnaissance de la diversité culturelle,
source de dignité des
populations issues de l'immigration, et ce croisement brouille tous les
repères.
Ce n'est pas la première fois qu'il en est ainsi. Les
peuples dominés ne
seraient pas dans cette position s'ils n'avaient pas
accumulé des «retards»
dans de nombreux domaines. Celui du développement
économique, bien sûr. Mais
aussi celui de l'éducation, avec tous ses corollaires. A
l'époque de la
colonisation, cette cascade de «retards» a pu
donner bonne conscience à ceux
dont le premier mobile était tout de même
l'exploitation (certains disaient: le
pillage) des ressources. En contrepartie, les
sociétés développées
apportaient
«la civilisation»: l'éducation et la
santé pour tous, mais aussi la vraie
religion ou, variante moderne, les droits de l'homme et les
«valeurs
universelles».
De bonne foi, la gauche européenne a longtemps soutenu
l'entreprise coloniale.
A ses yeux, les peuples colonisés étaient d'abord
les victimes de leur propre
arriération. S'ils voulaient accéder au
progrès humain, ils devaient s'arrimer
à l'Europe, où un capitalisme
métissé des idéaux de 1789 avait
succédé à la
féodalité. En quelque sorte, mieux valait
accepter la domination coloniale pour
profiter de toutes les avancées sociales et
démocratiques de la métropole
plutôt que de briguer une indépendance qui
mettrait les peuples du Sud sous la
coupe de dirigeants archaïques. C'est ainsi qu'on a vu la
France combattre au
nom des Lumières le FLN algérien et ses
«fellaghas» barbares qui coupaient le
nez des fumeurs au nom de la rigueur islamique. Pour les myopes et les
borgnes,
il était juste de s'opposer à
l'indépendance des peuples «au nom des valeurs
universelles».
Un moment, le chemin d'émancipation des peuples arabes a
donné l'impression
d'emprunter à l'Europe une vague inspiration socialiste en
l'accommodant à la
sauce méridionale. Avec l'échec final du
«progressiste» Nasser et la dérive
criminelle du «laïc» Saddam Hussein, une
idée fit son chemin: le monde arabe
n'a rien à gagner à vouloir singer une
modernité occidentale plaquée du dehors
et qui l'asservit culturellement comme un nouvel avatar du
colonialisme. Il lui
faut d'abord retrouver ses racines détruites par
l'acculturation et renouer
avec une «islamité» qui était
sur le point de devenir contingente, pour pouvoir
éventuellement ensuite, et sans garantie d'ailleurs,
évoluer à partir de là.
Quitte pour cela à revenir loin en arrière sur la
ligne sinueuse du temps.
Habillage commode
Ceux-là nous disent: «Nous ne croyons pas
à vos prétendues «valeurs
universelles». Elles ne sont qu'un habillage commode de votre
volonté de
domination. D'ailleurs, vous n'y croyez pas
vous-mêmes.» Les droits de l'homme?
Est-ce en leur nom qu'un grand peuple d'outre-Atlantique pratique
toujours la
peine de mort? La démocratie? Mais n'en
étaient-ils pas déjà
pénétrés, nos
socialistes qui refusèrent longtemps le droit de vote aux
femmes comme nos
libéraux flamands qui le refusent aujourd'hui aux
étrangers? L'état de droit?
Est-ce en son nom que des grands d'Europe, en Italie et en France, ont
pu se
bétonner une impunité judiciaire sur mesure? La
«neutralité du service public»?
Qu'en pensent les Britanniques, pourtant guère moins
démocrates que nous, qui
ne sont nullement gênés d'être
verbalisés par des policiers sikhs portant le
turban? L'égalité des sexes? Est-ce en son nom
que la commission des experts
qui vient de se constituer sous la présidence du professeur
Rifflet pour
«réfléchir aux droits, valeurs et
libertés qu'un Etat démocratique doit
garantir à tous ses citoyens» ne compte qu'une
femme sur vingt-quatre membres?
L'égalité des peuples? Est-ce en son nom que tout
un continent crève du sida
faute de soins impayables et pourtant disponibles?
Devant tant d'inconséquence, voire de duplicité,
il est difficile de convaincre
le monde entier qu'il existerait des valeurs universelles à
priori dont
quelques peuples cooptés seraient les vestales. Elles sont
pourtant au cœur de
tout projet émancipateur qui vise à unifier
l'humanité en rompant avec l'esprit
de tribu et la loi de la jungle. Mais pour que les valeurs auxquelles
nous
sommes attachés deviennent un jour vraiment universelles, il
faudra que, dans
leur promotion, nous respections quatre règles:
1. Eviter de faire passer pour des valeurs universelles ce qui
relève
manifestement d'un particularisme culturel;
2. Avant de songer à les exporter, les respecter
soi-même de façon
intransigeante, et prêcher d'exemple;
3. S'interdire de les mobiliser dans la défense
d'intérêts particuliers,
surtout s'il s'agit des siens propres;
4. Sauf dans des cas exceptionnels (quand il s'agit de
prévenir des séquelles
physiques ou psychiques irréparables), s'interdire de les
imposer par la force
sous peine de les discréditer et de provoquer un choc en
retour. Nous savons
bien, avec Lacordaire, «qu'entre le fort et le faible, c'est
la liberté qui
opprime et la loi qui libère». Mais si la loi est
écrite par le fort pour
contraindre le faible, elle n'atteindra jamais ce but.
Henri
GOLDMAN
Paru
dans La
Libre Belgique
(1) Avec notamment
Roland de Bodt («L'Europe entre réforme et contre-
réforme»), Claude Wachtelaer
(«Mésentente européenne»),
Philippe Marlière
(«France: un communautarisme majoritaire»),
Philippe Grollet («Les deux
facettes de la laïcité»), Jean-Pierre
Schaub («Un laïque en prison»), Edouard
Delruelle («Morale laïque et éthique
philosophique»), cercle maçonnique
interobédentiel Bartholdi,
(«Franc-maçonnerie et politique»),
Jean-Jacques
Viseur (CDH) («Le combat de la laïcité
organisée touche à sa fin»), Henri
Simons (Ecolo) («La laïcité n'est pas une
réponse à la religion») et Denis
Stokkink (PS) («Un imam ne peut être
l'égal d'un bourgmestre»)...
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