Abd
el-Kader franc-maçon
Le 5 juillet 1830
Alger est prise par les
troupes françaises, contre l'occupant turc ottoman.
Soulèvements anti-turcs et
anti-français divisent la population algérienne
de l'époque. Le 21 novembre
1832 Abd el-Kader est nommé chef de guerre, émir
des croyants.
Né en 1808, Abd el-Kader grandit dans la région
d'Oran où il va à l'école.
Là
il découvre la domination turque et l'orgueil ottoman. De
1832 à 1847 il mène
la lutte contre l'occupant. Défait, le gouvernement
provisoire français de la
IIe République interne l'émir et les siens
à Toulon, puis au château de Pau,
enfin au château d'Amboise. Cette assignation à
résidence était contraire à la
promesse faite par le général
Lamoricière et le duc d'Aumale lors de la
reddition de l'émir.
Le 16 octobre 1852 le prince président
Louis-Napoléon Bonaparte se montre
généreux et tient la promesse faite au nom de la
France. «Vous avez été
l'ennemi de la France, mais je n'en rends pas moins justice
à votre courage, à
votre caractère et à votre résignation
dans le malheur. C'est pourquoi je tiens
à honneur de faire cesser votre captivité, ayant
pleine foi de votre parole ».
L'émir quitte la France pour Constantinople et Brousse, et
enfin Damas où il
retrouve d'anciens combattants émigrés.
De cet exil l'émir garde des contacts avec la France et
reste informé de la
politique internationale. En date du 10 juin 1860, il écrit
à «L'Aigle de
Paris»: «En ce moment, un désordre
épouvantable règne parmi les Druzes et les
Maronites. Partout le mal a des racines profondes. On se tue et l'on
égorge en
tous lieux. Dieu veuille que les choses aient une meilleure fin. Salut
de la
part du pauvre devant Dieu le riche».
L'émir écrit aussi: «Si quelqu'un
d'entre vous voit un mal, qu'il intervienne
pour le changer; s'il ne le peut pas, qu'il le condamne par la parole:
s'il ne
le peut non plus, qu'il le désapprouve, au moins en son
cœur, c'est le moins
qu'il puisse accomplir comme acte de foi…».
Joignant l'acte à la parole, Abd el-Kader et ses combattants
se portent au
secours des chrétiens maronites de Damas en 1860. Des quatre
coins du monde des
témoignages de reconnaissance parviennent à
l'émir. Le 20 septembre 1860 les
membres de la loge «Henri IV» à Paris
(Grand Orient de France) suggèrent, à la
demande du frère Silbermann, de manifester sa reconnaissance
à l'ancien reclus
de Pau et d'Amboise pour «ses actes éminemment
maçonniques». Ils lui offrent
son affiliation à leur atelier. Datée du 16
novembre 1860, la missive est
approuvée par le Grand Maître, qui y appose son
sceau; elle est signée
conjointement par les rédacteurs et les officiers de la
loge. Au milieu du
bijou de Maître qui accompagne la lettre figure un triangle
d'or mat rayonnant
portant les mots «Loge H IV, au Très Illustre Emir
Abd el-Kader, Damas».
L'envers montre le niveau et la devise «Liberté,
Egalité, Fraternité». Le
message sollicitant l'initiation de l'émir dit ceci:
«La francmaçonnerie qui a
pour principe de morale l'existence de Dieu et l'immortalité
de l'âme, et pour
base de ses actes l'amour de l'humanité, la pratique de la
tolérance et la
fraternité universelle, ne pouvait assister sans
émotion au grand spectacle que
vous donnez au monde. Elle reconnaît, elle revendique comme
un de ses enfants
(pour la communication d'idées tout au moins) l'homme qui
sans ostentation et
d'inspiration première, met si bien en pratique sa sublime
devise: Un pour
tous». Les signataires concluent ainsi: «Si vous
daignez l'agréer, lorsque vos
regards viendront à la rencontrer, vous qui direz de
là-bas, bien loin de
l'Occident, il y a des cœurs qui battent à
l'unisson du vôtre, des hommes qui
ont votre nom en vénération, des FF qui vous
aiment déjà comme un des leurs et
qui seraient fiers si des liens plus étroits leur
permettaient de vous compter
au nombre des adeptes de notre institution». En janvier 1861
l'émir répond en
faisant part de sa «joie indicible» et de son
désir de rejoindre la maçonnerie.
«Le bijou reçu est une fleur universelle dont
l'odeur symbolique surpasse celle
de la précieuse rose et dont l'allusion à la
Justice, à l'Egalité et à la
Fraternité dépasse la sagesse
d'Aristote».
Le 4 avril 1861 le Vénérable Maître
Vannez informe sa loge de la démarche
écrite qu'il vient de faire auprès du GM le
prince Murat à propos des contacts
pris avec Abd el-Kader et de sa future initiation.
Debout dans un silence recueilli, un frère donne lecture de
la réponse que
l'intéressé a envoyé à
Paris. Le 18 juillet de la même année on adresse
à
l'émir les quatre premiers articles de la Constitution qui
condensent le code
maçonnique. La loge «Henri IV» est
autorisée à proposer à Abd el-Kader,
qui se
trouve à Damas, de répondre par écrit
au questionnaire soumis d'ordinaire
oralement à chaque nouvel adhérent. Il s'agit de
savoir quels sont ses devoirs
envers Dieu, ceux de l'homme envers ses semblables et envers
lui-même. On lui
demande également un exposé succint sur
l'immortalité de l'âme,
l'égalité des
races humaines aux yeux de Dieu, la manière de percevoir la
repoussant d'eux le
mal».
En peu de mots l'émir synthétise là
toute l'éthique musulmane, à savoir que
l'individu doit agir selon des intérêts
à court et à long termes. Sans
référence aucune au Coran, on en trouve partout
des réminiscences et il n'est
pas certain que ses réponses toutes
imprégnées de l'ésotérisme
cher à Ibn'Arabi
aient été comprises à
l'époque. Abd el-Kader tend des perches à partir
des
épiphanies de la lumière, du nombre, du cercle. A
travers les membres de
«l'Orient d'Alexandrie» et, par-delà,
à ceux de la loge «Henri IV» de Paris il
s'adresse en réalité à chaque homme.
Il y a là en condensé tout un exposé
vulgarisé de la doctrine de l'unicité de
l'existence. Le fundamentum
d'Ibn'Arabi est présent «pour engendrer des
êtres concrets, il faut être 3: les
deux parents créent le corps et Dieu crée
l'âme unique». S'agissant de la
tolérance l'émir écrit qu'«elle consiste à ne pas s'en prendre à
l'Homme d'une
religion quelconque pour l'obliger à l'abandonner. Toutes
les lois religieuses
authentiques sont tolérantes, que ce soit l'islam ou
d'autres. L'attitude la
plus importante est d'être utile à sa
foi». Estime universellement partagée
Le 12 décembre 1861 une commission de quatre membres est
chargée de préparer le
programme de réception. Au même moment une crise
importante secoue le Grand
Orient. Napoléon III y met fin le 11 janvier de
l'année suivante en nommant par
décret un nouveau GM. L'initiation prévue a du
plomb dans l'aile. L'atelier
«Henri IV» s'adresse alors à la loge
égyptienne sœur «Les
Pyramides» à
Alexandrie pour qu'elle veuille procéder pour son compte.
Tous les éléments
nécessaires parviennent à qui de droit. Enfin, le
18 juin 1864 à 21 heures la
RL de saint Jean constituée à l'Orient
d'Alexandrie commence ses travaux.
L'orateur donne lecture des réponses de l'émir
aux questions posées et celuici
est introduit dans le temple afin d'y exécuter les voyages
d'épreuve prescrits
par le rituel et prêter le serment d'usage. Il est reconnu
membre actif de
«Henri IV» et des «Pyramides».
Les trois grades lui sont conférés dans la
même
soirée. Le Vénérable dit en substance
ceci: «N'est pas maçon celui qui se dit
maçon, mais celui qui fait de son âme un temple
assez pur pour que l'esprit
divin s'y complaise, celui qui, mettant en action la sublime
charité est prêt à
donner son pain et à verser son sang pour ses
frères. Il y a longtemps que vous
êtes maçon».
Cinq jours après son initiation Abd el-Kader quitte l'Egypte
pour la Syrie où
un accueil royal lui est réservé. Il partagera
son temps entre Damas,
Alexandrie et l'Europe.
Le Monde maçonnique du 27 juin 1865 annonce son
arrivée prochaine à Paris,
estimant que le Grand Temple sera certainement trop étroit
pour contenir tous
ceux qui voudront témoigner à leur
frère leur estime pour sa conduite lors des
massacres en Syrie. Il est logé par le ministère
de la Guerre, le consul de
France à Damas est son accompagnant! Auprès de
Napoléon III qui le reçoit il
défend la cause d'un soufi arrêté dans
le Caucase. «Je me préoccupe de son sort
parce qu'il a suivi la même voie que moi», dit-il.
Abd el-Kader est reçu dans
sa loge le 30 août. Les grades décernés
à Alexandrie sont confirmés par un
diplôme de consécration.
L'émir quitte la France le 2 septembre, au moment
où des maçons vitupèrent cet
«enfant du désert africain qui n'a rien
à gagner en venant parmi nous. Nous
n'avons rien à apprendre de lui».
Retour à Damas où l'émir retrouve ses
disciples et sa chaire d'enseignement.
Ses contacts avec la franc-maçonnerie se
relâchent, mais la dimension humaine
et humaniste du personnage perdure. En 1867 deux de ses fils sont
reçus et
initiés à la loge
«Palestine-Orient» de Beyrouth. En 1901 un
petit-fils entre à
l'atelier «Enfants de Mars» de Philippeville.
Citons Paul Naudon: «Avec la IIIe
République, le libéralisme
anticlérical se reflète de plus en plus dans
l'évolution des loges, alors que l'Eglise au contraire se
montre ouvertement
conservatrice et monarchique. La confusion des valeurs est alors
extrême. En
1877, un convent du GO décide de supprimer l'obligation dans
les loges de
travailler «à la gloire du Grand Architecte de
l'Univers». La conséquence
immédiate fut la rupture du GO avec le corps
maçonnique universel, dont la GLU
d'Angleterre» Autre conséquence, la
césure de l'émir héritier de Ibn'Arabi
avec la FM devient définitive. Dans une lettre au GO il
exprime sa
désapprobation devant l'abandon de la notion de Grand
Architecte. En 1856,
arrivant dans la capitale syrienne l'émir se rend sur la
tombe de son maître.
C'est là qu'il sera enterré en 1883,
âgé de 70 ans.
La vie de l'émir Abd el-Kader fut tellement riche qu'il
n'est pas possible d'en
faire le tour. Oublions vite la récupération
politique avec le retour de ses
cendres en Algérie. Je n'ai pas non plus insisté
ici sur son éducation auprès
de son père, une instruction religieuse approfondie
inculquée par des
professeurs de choix, le chef de guerre, la place des chevaux dans
l'existence
de ce cavalier émérite. En un temps où
l'intolérance, l'aveuglement, la haine,
la bêtise dressent des êtres humains les uns contre
les autres, en un temps où
les visages et les frontières se ferment, où nous
assistons à des épurations
ethniques, où «Ahmed m'a tuer», j'ai
estimé que nous aurions tous à apprendre
de ce pont jeté entre l'Orient et l'Occident que
représentent Abd el-Kader
«Commandeur des croyants». Son message n'est
adressé ni à l'Algérie, ni aux
musulmans, mais à tous les hommes, ô vous
frères humains!
Boubakar
Aribot
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