Frémissements
à la surface de l'Etre
Entretien avec Eckhart Tolle
mené par Andrew Cohen.
ANDREW COHEN : Eckhart,
à quoi ressemble votre vie ? J'ai entendu dire que vous
vivez comme un ermite et que vous passez beaucoup de temps dans la
solitude. Est-ce vrai ?
ECKHART TOLLE : C'était
vrai dans le passé, avant que mon livre The Power of Now ne
paraisse. Pendant plusieurs années, j'étais un
ermite. Mais depuis la parution du livre, ma vie a changé
radicalement. Je passe désormais beaucoup de temps
à enseigner et à voyager. Les personnes qui me
connaissaient auparavant me disent : « C'est
incroyable. Vous étiez ermite et maintenant vous
êtes dans le monde ». Pourtant,
je sens toujours qu'à l'intérieur rien n'a
changé. Je me sens le même qu'auparavant. Il y a
toujours cette impression continue de paix, et je me suis rendu au fait
que sur le plan extérieur le changement est total. Il n'est
donc plus vrai que je suis un ermite. Je suis désormais
l'opposé d'un ermite. Il se peut que ce soit un cycle,
qu'à un certain moment il se termine et que je redevienne
ermite, mais actuellement je me suis rendu au fait d'être en
relation avec d'autres personnes presque constamment. De temps en
temps, je prends le temps d'être seul. Cela m'est
nécessaire entre deux sessions d'enseignement.
AC : Pourquoi
ressentez-vous le besoin d'être seul, et que se passe-t-il
lorsque vous prenez le temps d'être seul ?
ET : Lorsque
je suis avec les gens, je suis un enseignant spirituel. C'est ma
fonction mais ce n'est pas mon identité. Dès que
je suis seul, ma plus grande joie est de n'être personne,
d'abandonner la fonction temporaire d'enseignant. Si je rencontre un
groupe de personnes, eh bien, dès qu'ils me quittent, je
cesse d'être un enseignant spirituel. Il n'y a plus alors de
sentiment d'identité extérieure. J'entre
simplement plus profondément dans l'immobilité.
L'immobilité est le lieu que je
préfère. Ce n'est pas qu'elle cesse
d'être présente lorsque je parle ou enseigne, dans
la mesure où les mots émergent d'elle, mais
lorsque les gens me quittent, il ne reste que cela,
l'immobilité. Et j'aime tellement cela.
AC : Iriez-vous jusqu'à
dire que vous préférez cela ?
ET : Préférer
n'est pas le bon mot. Il y a désormais un
équilibre dans ma vie qui n'était pas
forcément là auparavant. Lorsque la
transformation intérieure s'est produite voici plusieurs
années, on pourrait presque dire qu'un certain
équilibre a été rompu.
J'éprouvais une telle satisfaction et une telle extase
à simplement être que j'avais perdu tout
intérêt à agir ou à entrer
en relation avec d'autres. Pendant un certain nombre
d'années, j'étais absorbé dans le fait
d'Etre. J'avais presque complètement renoncé
à l'action, si ce n'est pour me maintenir en vie et
même cela tient du miracle. L'avenir m'était
devenu totalement indifférent. Et puis, progressivement, un
équilibre s'est rétabli. Il ne s'est vraiment
complètement rétabli qu'après que j'ai
commencé à écrire le livre.
Aujourd'hui, j'ai l'impression d'avoir trouvé un
équilibre entre la solitude et la relation avec les autres,
entre Etre et agir, alors qu'auparavant l'action était
suspendue et il n'y avait qu'Etre. Serein, profond et merveilleux
même si, vu de l'extérieur, beaucoup pensaient que
j'avais perdu l'équilibre ou que j'étais devenu
fou. Fou d'avoir abandonné toutes les choses de ce monde que
j'avais « réussies ».
Ils ne comprenaient pas que je ne souhaitais ni n'avais besoin de cela
désormais. L'équilibre existe donc aujourd'hui
entre la solitude et la relation avec les autres. Et c'est bien ainsi.
Je suis très attentif au fait de maintenir cet
équilibre. Il y a un appel à faire de plus en
plus. On souhaite m'écouter ici ou là, les
demandes sont constantes. Je sais qu'il me faut désormais
être attentif à ce qu'un équilibre ne
soit pas rompu et à ne pas me perdre dans l'action. Je doute
que cela arrive, mais cela demande un certain degré de
vigilance.
AC : Que pourrait
signifié se perdre dans l'action ?
ET : J'imagine que si je devais
constamment voyager, enseigner et rencontrer des gens,
peut-être alors qu'à un certain point, le flot et
l'immobilité cesseraient d'être
présents. C'est difficile à prévoir,
peut-être persisteraient-ils. Ou bien peut-être
m'épuiserais-je physiquement. Aujourd'hui, je sens qu'il me
faut périodiquement retourner à
l'immobilité pure. Et lorsque l'enseignement se produit,
simplement le laisser émerger de l'immobilité.
L'enseignement et l'immobilité sont très
étroitement reliés. L'enseignement
émerge de l'immobilité. Mais lorsque je suis
seul, seul demeure l'immobilité, et c'est mon lieu
préféré.
AC : Lorsque vous êtes
seul, passez-vous beaucoup de temps physiquement immobile ?
ET : Oui, je peux parfois rester
assis deux heures dans une pièce sans presque aucune
pensée. Dans l'immobilité la plus totale. Parfois
aussi, lorsque je me promène, l'immobilité totale
est présente, sans aucun étiquetage mental des
perceptions sensorielles. Il ne reste qu'un sentiment
d'émerveillement sacré et d'ouverture, et cela
est merveilleux.
AC : Dans votre livre, The Power of
Now, vous affirmez que « la
finalité ultime du monde ne se trouve pas dans le monde mais
dans la transcendance de celui-ci ».
Pouvez-vous, expliquer ce que vous voulez dire.
ET : Transcender le monde ne signifie pas se retirer du
monde, cesser d'agir ou d'être en relation avec d'autres.
Transcender le monde, c'est agir et interagir sans qu'il y ait
recherche de soi. En d'autres termes, cela consiste à agir
sans chercher à améliorer l'image que l'on a de
soi-même à travers ses actions et ses interactions
avec les autres. Ultimement, cela signifie ne plus avoir besoin de
l'avenir pour trouver sa complétude ou son
identité. On cesse de chercher à travers
l'action, on cesse de chercher à améliorer,
accomplir ou renforcer son sentiment de soi. Lorsque cette recherche
cesse, alors on peut être dans le monde tout en
n'étant pas de ce monde, on a cessé de chercher
quelque chose au dehors auquel s'identifier.
AC : Voulez-vous dire que l'on a
cessé d'avoir une relation égocentrique et
matérialiste au monde ?
ET : Oui, on cesse de chercher
à acquérir un sentiment de soi, un sentiment de
soi plus profond, plus accompli. Dans l'état normal de
conscience, ce que les individus recherchent à travers leur
activité, c'est à être plus
eux-mêmes. D'une certaine façon, le voleur de
banque recherche cela. Il en est de même pour la personne qui
recherche l'éveil parce qu'elle cherche à
atteindre un état de perfection, un état de
complétude, de plénitude à un moment
dans le futur. Elle cherche à gagner quelque chose
à travers ses activités. Les gens recherchent le
bonheur, mais ce qu'ils recherchent vraiment c'est eux-mêmes
ou bien Dieu, cela revient au même. Ils se cherchent, mais
ils cherchent là où ils ne pourront jamais se
trouver, dans l'état normal de conscience non
éveillée, parce que l'état de
conscience non éveillée est toujours sur le mode
de la recherche. Cela veut dire qu'ils sont de ce monde - dans le monde
et de ce monde.
AC : Vous voulez dire qu'ils
projettent dans le temps ?
ET : Oui, le monde et le temps sont
intrinsèquement liés. Lorsque toute recherche de
soi dans le temps cesse, alors on peut être dans le monde
sans être de ce monde.
AC : Que voulez-vous dire
exactement lorsque vous dites que la finalité du monde se
trouve dans la transcendance de celui-ci ?
ET : Le monde promet la
plénitude quelque part dans le temps ; et on assiste
à un mouvement continuel à la poursuite de cette
perfection dans le temps. A de nombreuses reprises, on pressent qu'on
est enfin arrivé et puis on se dit que non, finalement ce
n'est pas encore ça, et on continue la course en avant.
C'est exprimé merveilleusement dans le livre A Course in
Miracles où il est dit que le dictât de l'ego est
« Cherche mais ne trouve pas ».
Les gens recherchent leur salut
dans le futur mais le futur n'arrive jamais. Ultimement, donc, la
souffrance surgit du fait qu'on ne trouve pas, et c'est le
début de l'éveil lorsqu'on commence à
pressentir qu'on s'est trompé de direction et qu'on
n'atteindra peut-être jamais ce que l'on s'efforce
d'atteindre ; que peut-être cela ne se situe pas du tout dans
le futur.
Après s'être
égaré dans le monde, soudain, du fait de la
pression exercée par la souffrance, on commence à
comprendre qu'on ne trouvera peut être pas les
réponses qu'on recherche au dehors, à travers la
réussite terrestre et dans le futur. Pour beaucoup de
personnes, il est important d'en arriver là, à ce
moment de crise profonde où le monde tel qu'on l'a connu, et
le sentiment de soi qui est identifié au monde, perdent
toute signification. C'est ce qui m'est arrivé.
J'étais à deux doigts du suicide, et puis quelque
chose d'autre s'est produit, la mort du sentiment de moi qui vivait
à travers des identifications, identifications avec mon
histoire, avec les choses autour de moi, avec le monde.
A ce moment, quelque chose a
émergé en moi qui étais une sensation
profonde et intense d'immobilité, de vie et
d'être. Plus tard, j'ai appelé cela
« présence ».
J'ai réalisé qu'au delà des mots cela
est ce que je suis. Mais cette réalisation
n'était pas un processus mental. J'ai compris que cette
immobilité profonde et si vibrante de vie est ce que je
suis. Des années après, j'ai appelé
cette immobilité « conscience
pure », alors que tout ce qui n'est pas
cela est conscience conditionnée.
Le mental humain est la conscience
conditionnée ayant pris forme en tant que pensée.
La conscience conditionnée est le monde
créé par le mental conditionné. Tout
est notre conscience conditionnée. Même les
objets. La conscience conditionnée a pris naissance en tant
que forme pour ensuite devenir le monde. Se perdre dans le
conditionné semble être nécessaire aux
êtres humains. Cela semble faire partie de leur chemin que de
se perdre dans le monde, de se perdre dans le mental qui est la
conscience conditionnée. Par la suite, du fait de la
souffrance qui découle de ce que l'on est perdu, on
découvre l'inconditionné en tant que
soi-même. C'est pour cela qu'on a besoin du monde pour le
transcender. Je suis donc infiniment reconnaissant d'avoir
été perdu.
Au bout du compte, la
finalité du monde, c'est de nous y perdre, d'y souffrir, de
créer la souffrance qui semble être
nécessaire pour que l'éveil se produise. Et puis,
lorsque l'éveil survient, on réalise en
même temps que la souffrance n'est désormais plus
nécessaire. On a atteint la fin de la souffrance parce qu'on
a transcendé le monde. C'est cette position qui est libre de
la souffrance. Tout le monde semble suivre cette voie. Ce n'est
peut-être pas le chemin de tout un chacun dans cette vie mais
cela semble être la voie universelle. Même sans un
enseignement ou un enseignant spirituel, je pense que tout le monde y
parviendrait au bout du compte. Mais cela pourrait prendre du temps.
AC : Très longtemps.
ET : Bien plus que cela.
L'enseignement spirituel est là pour faire gagner du temps.
Le message primordial de l'enseignement est que vous n'avez plus besoin
de temps, que vous n'avez plus besoin de souffrir. Je dis à
ceux qui viennent à moi : « Vous
êtes prêt à entendre ce que je vous dis
parce que vous l'écoutez. Il y a encore des millions de
personnes au dehors qui ne l'écoutent pas. Ils ont encore
besoin de temps, mais je ne m'adresse pas à eux. Vous
entendez que vous n'avez plus besoin de temps, que vous n'avez plus
besoin de souffrance. Vous faisiez votre recherche dans le temps et
vous cherchiez encore plus de souffrance ».
Le fait d'entendre soudain que « vous
n'avez plus besoin de cela » peut
être, pour certains, le moment de la transformation. Ainsi,
la beauté de l'enseignement spirituel est qu'il
économise des vies entières de...
AC : ...souffrance inutile.
ET : Oui. Il est donc bon que les
gens soient égarés dans le monde. J'adore aller
à New York et Los Angeles ou il semble que les gens soient
totalement impliqués. Je regardais par la fenêtre
pendant une réunion à New York. Nous
étions à proximité de l'Empire State
Building. Tout le monde se précipitait dans tous les sens,
courant presque. Les gens semblaient être dans un
état d'intense tension nerveuse,
d'anxiété. C'est de la souffrance, en
réalité, mais ce n'est pas reconnu comme de la
souffrance. J'ai pensé alors : où courent-ils
tous comme ça ? Bien évidemment, c'est vers
l'avenir qu'ils se précipitent ainsi. Ils ont besoin d'aller
quelque part qui n'est pas ici. Un point dans le temps : pas
maintenant, mais plus tard. Ils courent vers un plus tard. Ils
souffrent sans même le savoir. J'aurais pu me dire
« Mon Dieu, mais pourquoi ne se
rendent-ils pas compte ? », mais non,
j'avais même de la joie à les regarder. Ils sont
sur leur chemin spirituel. A ce moment, c'est cela leur chemin
spirituel, et cela fonctionne à merveille.
AC : Souvent, le terme
« éveil »
est interprété comme la fin de la division au
sein du moi et la découverte simultanée d'une
perspective ou façon de voir qui est intégrale,
complète, ou libre de la dualité. Certains, qui
ont fait l'expérience de cette perspective, disent que la
réalisation ultime est qu'il n'y a pas de
différence entre le monde et Dieu ou l'Absolu, entre le
Samsara et le Nirvana, entre le manifesté et le
non-manifesté. Mais d'autres disent qu'en fait, la
réalisation ultime est que le monde n'existe pas du tout,
qu'il n'est qu'une illusion, vide de sens, de signification et de
réalité. Dans votre expérience, le
monde est-il réel ? Est-il irréel ? Ou les deux
à la fois ?
ET: Même lorsque je
rencontre des gens ou que je me promène dans la ville,
faisant des choses ordinaires, le monde m'apparaît comme des
frémissements à la surface de l'être.
Au dessous du monde des perceptions sensorielles et de
l'activité mentale, il y a l'immensité de
l'être. Il y a une vaste étendue, une vaste
immobilité, et une petite activité
frémissante à la surface, qui n'est pas
séparée, tout comme les vagues ne sont pas
séparées de l'océan. Je ne
perçois donc aucune séparation. Il n'y a pas de
séparation entre l'être et le monde
manifesté, entre le manifesté et le
non-manifesté. Mais le non-manifesté est
tellement plus vaste, profond et grand que ce qui se passe dans le
manifesté. Chaque phénomène dans le
manifesté est de si courte durée et si fugitif
qu'effectivement, dans la perspective du non-manifesté qui
est l'être ou la présence au-delà du
temps, on peut presque dire que tout ce qui se produit dans le domaine
du manifesté ressemble à un jeu d'ombres. C'est
comparable à de la vapeur ou de la brume, où de
nouvelles formes surgissent et disparaissent sans cesse. Pour celui qui
est profondément enraciné dans le
non-manifesté, le manifesté pourrait
très facilement être qualifié
d'irréel. Je ne le qualifie pas d'irréel car il
ne m'apparaît pas comme étant
séparé de quoi que ce soit.
AC : Donc, il est réel ?
ET : Tout ce qui est
réel est l'être lui-même. Seul existe la
conscience, la conscience pure.
AC : Votre
définition de « réel »,
serait donc : ce qui est libre de la naissance et de la mort ?
ET : C'est exact.
AC : Donc, seul ce qui n'est jamais
né et ne saurait mourir est réel. Et puisque le
monde manifesté est ultimement non
séparé du non-manifesté, à
vous suivre, on en déduit qu'il est réel.
ET : C'est exact, et
même en chaque forme sujette à la naissance et
à la mort, l'immortel est présent. L'essence de
toute forme est ce qui est immortel. Même l'essence d'un brin
d'herbe est l'immortel. C'est pour cette raison que le monde des formes
est sacré. Le domaine du sacré n'est pas
exclusivement l'être ou le non-manifesté car
même le monde de la forme, je le considère comme
sacré.
AC : Si quelqu'un vous demande
simplement « Le monde est-il
réel ou irréel ? »,
direz-vous qu'il est réel ou devrez-vous apporter une
précision ?
ET : J'apporterai probablement une
précision.
AC : Telle que ?
ET : Que c'est une manifestation
temporaire du réel.
AC : Si, donc, le monde est une
manifestation temporaire du réel, quelle est la relation
éveillée au monde ?
ET : Pour la personne non
éveillée, le monde est tout ce qui existe. Il n'y
a rien d'autre. Ce mode de conscience temporel s'accroche au
passé pour son identité et a un besoin
désespéré du monde pour son bonheur et
sa plénitude. Le monde est donc source d'une promesse
énorme mais aussi d'une grande menace. C'est tout le dilemme
de la conscience non-éveillée : elle est
tiraillée entre le besoin de chercher une satisfaction dans
et à travers le monde et le fait d'être
constamment menacée par celui-ci. Une personne
espère se trouver elle-même dans le monde mais en
même temps, elle a aussi peur que le monde ne la tue, comme
il ne manquera pas de le faire. Voilà la situation de
conflit permanent auquel est condamnée la conscience non
éveillée, celle d'être
déchirée en permanence entre le désir
et la peur. C'est un destin épouvantable.
La conscience éveillée est
enracinée dans le non-manifesté et est ultimement
une avec lui. Elle se sait être cela. On pourrait presque
dire qu'il s'agit du non-manifesté regardant à
l'extérieur. Même pour une chose simple comme de
percevoir visuellement une forme, comme une fleur ou un arbre, si vous
les percevez dans un état de grande vigilance et
d'immobilité profonde, libre du passé ou de
l'avenir, à ce moment-là, c'est le
non-manifesté. A ce moment-là, vous
n'êtes plus une personne. Le non-manifesté se
perçoit lui-même dans la forme. Et il y a toujours
une sensation de bonté dans une telle perception. C'est de
là que surgit toute action et celle-ci est alors d'une toute
autre qualité que l'action qui surgit de la conscience
non-éveillée - qui a besoin de quelque chose et
cherche à se protéger. C'est de là que
surgit ces qualités intangibles et précieuses
qu'on appelle amour, joie et paix. Elles font corps avec le
non-manifesté. Elles émergent de cela. Un
être humain qui vit en connexion avec cela et agit ou
interagit devient une bénédiction pour la
planète, alors que la personne
non-éveillée pèse lourdement sur la
planète. L'être non-éveillé
est lourd, et la planète souffre de millions
d'êtres non-éveillés. Le fardeau pour
la planète est à la limite du supportable. Je le
ressens parfois, comme si la planète disait
« assez, ça suffit,
pitié ».
AC : Vous encouragez les gens
à méditer afin, comme vous l'écrivez,
de « reposer dans la Présence
du Maintenant » autant que possible.
Pensez-vous que la pratique spirituelle ne puisse jamais être
vraiment profonde et avoir la capacité de libérer
si l'on n'a pas au préalable abandonné le monde
et ce qu'il représente, du moins à un certain
degré ?
ET : Je ne dirais pas que la pratique
elle-même a le pouvoir de libérer. C'est seulement
lorsqu'il y a complète soumission au maintenant,
à ce qui est, que la libération est possible. Je
ne crois pas qu'une pratique spirituelle puisse nous amener
à cette soumission complète. Elle arrive
généralement dans la vie. Votre propre vie est le
terrain où cela peut se produire. Vous vivrez peut
être une soumission partielle, suivie d'une ouverture et cela
vous conduira à vous engager dans une pratique spirituelle.
Mais qu'on adopte une pratique spirituelle à la suite d'une
révélation d'une certaine profondeur, ou qu'on se
lance dans cette pratique pour elle-même, la pratique seule
ne saurait suffire.
AC : J'ai découvert dans
mon propre travail d'enseignant qu'à moins d'avoir vu
à travers le monde dans une certaine mesure, et, se fondant
sur cet aperçu, d'avoir la volonté de se
détacher du monde, l'expérience spirituelle,
aussi intense soit-elle, ne conduira pas à une
libération quelconque.
ET : C'est exact, et la
volonté de lâcher prise est la soumission. Cela
reste la clef. Sans cela, quelle que soit la quantité de
pratique ou même d'expériences spirituelles, rien
n'y fera.
AC : C'est vrai, beaucoup de
personnes disent qu'elles souhaitent méditer ou suivre des
pratiques spirituelles, mais leurs aspirations spirituelles ne sont pas
fondées sur une volonté de renoncer à
quoi que ce soit de substantiel.
ET : Non, ce peut même
être l'opposé. Une pratique spirituelle n'est
parfois qu'un moyen de trouver quelque chose de nouveau à
quoi s'identifier.
AC : En fin de compte, diriez-vous
qu'une pratique ou une expérience spirituelle authentiques
sont censées amener un individu à
lâcher prise du monde, à le transcender et
à abandonner son attachement au monde ?
ET : Oui. Parfois, des personnes me
demandent « Comment en arriver
là ? Ce que vous dites semble merveilleux mais comment en
arrive-t-on là ? »
Concrètement et fondamentalement, la pratique consiste
à dire « oui »
au moment présent. L'état d'abandon c'est
ça, un « oui »
total à ce qui est. Non le « non »
intérieur à ce qui est. Et le
« oui »
complet à ce qui est, c'est la transcendance du monde. C'est
aussi simple que ça, une ouverture totale à tout
ce qui survient dans l'instant. L'état de conscience
habituel est de résister à cela, de le fuir, de
le nier, de ne pas le regarder.
AC : Lorsque vous dites
« oui »
à ce qui est, est-ce que vous voulez dire ne rien
éviter et faire face à tout ?
ET : Exact. C'est accueillir le
moment présent, embrasser le moment, et c'est cela
l'état d'abandon. C'est vraiment tout ce dont on a besoin.
La seule différence entre un Maître et un
non-Maître est que le Maître embrasse ce qui est,
totalement. Lorsqu'on cesse de résister à ce qui
est, survient la paix. Le portail est ouvert et le non
manifesté est présent. C'est le chemin le plus
puissant, mais on ne peut appeler cela une pratique car le temps
n'intervient pas.
AC : Pour la plupart des gens qui
participent à cette explosion spirituelle née de
la rencontre entre Orient et Occident qui va
s'accélérant, le Bouddha Gautama et Ramana
Maharshi - l'un des Vedantins les plus respectés de
l'époque moderne - font toutes deux figures d'exemples
inégalés de l'éveil total. Cependant,
chose intéressante, leurs enseignements divergents
radicalement sur la question de la relation juste au monde pour celui
qui aspire à la vie spirituelle. Le Bouddha, le
renonçant au monde, encouragea les plus sincères
à quitter le monde et à le suivre afin de vivre
la vie sacrée, loin des soucis et préoccupations
de la vie de chef de famille. Cependant, Ramana Maharshi
découragea ses disciples de quitter la vie de famille pour
s'adonner à une vie spirituelle plus concentrée
et plus intense. En fait, il découragea tout acte
extérieur de renoncement et invita plutôt
l'aspirant à se tourner vers l'intérieur afin d'y
trouver la cause de l'ignorance et de la souffrance. Et de fait,
beaucoup parmi le nombre croissant de ses adeptes aujourd'hui disent
que le désir de renoncement n'est autre qu'une manifestation
de l'ego, la part même de soi dont on doit se
libérer si l'on veut être libre. Le Bouddha, lui,
insista fortement sur la nécessité du
renoncement, du détachement, de l'assiduité et de
la modération comme le fondement à partir duquel
la prise de conscience libératrice peut avoir lieu. Comment
expliquez-vous que les approches de ces deux lumières
spirituelles diffèrent à ce point ? Pourquoi
croyez-vous que le Bouddha encourageait ses disciples à
quitter le monde alors que Ramana les encourageait à rester
où ils étaient ?
ET : Il n'y a pas de solution
universelle. Des époques différentes favorisent
certaines approches qui peuvent se révéler
efficaces à une période donnée mais
inefficaces à une autre. Le monde d'aujourd'hui est d'une
plus grande densité et il est beaucoup plus envahissant.
Lorsque je dis « monde »,
j'y inclus le mental humain. Les fonctions mentales se sont
amplifiées depuis l'époque du Bouddha il y a 2500
ans. Il y règne plus de bruit, elles ont pris plus de place
et les ego sont plus grands. L'ego n'a cessé de se renforcer
depuis des milliers d'années, jusqu'à atteindre
un point de folie, la folie ultime ayant été
atteinte au 20e siècle. Il suffit de lire l'histoire du 20e
siècle pour se rendre compte qu'on a atteint
l'apothéose en matière de folie humaine, si on la
mesure en termes de violence humaine infligée à
d'autres humains.
Aujourd'hui, on ne peut plus s'échapper
du monde, on ne peut plus s'échapper du mental. Il nous faut
entrer dans la soumission alors que nous sommes dans le monde. C'est le
chemin qui semble le plus efficace dans le monde dans lequel nous
vivons aujourd'hui. Il se peut qu'à l'époque du
Bouddha, se retirer était bien plus facile que ça
ne l'est aujourd'hui. Le mental humain n'était pas encore si
envahissant à cette époque.
AC : Mais si le Bouddha
prêchait la vie sans attaches matérielles,
c'était parce qu'il considérait que la vie de
chef de famille était pleine de problèmes, de
soucis et d'inquiétude, et il lui semblait que dans ce
contexte il serait difficile de faire ce qui était
nécessaire pour vivre la vie sacrée. Donc, pour
reprendre ce que vous disiez à propos du bruit et de la
distraction du monde, c'est à cela même qu'il
répondait, et la raison pour laquelle il a mené
une vie sans attache et encouragé d'autres à
faire de même.
ET : Il est vrai qu'il a
donné ses raisons, mais ultimement nous ne savons pas
pourquoi le Bouddha a mis l'accent sur le fait de quitter le monde
plutôt que dire comme Ramana Maharshi « fais-le
dans le monde ». Mais il me semble,
d'après ce que j'ai observé, que le moyen le plus
effectif pour les individus maintenant est de se soumettre dans le
monde plutôt que d'essayer de se retirer du monde afin d'y
créer une structure qui rendrait la soumission plus facile.
C'est une contradiction en soi parce qu'on crée une
structure visant à rendre la soumission plus facile.
Pourquoi ne pas se soumettre maintenant ? On n'a pas besoin de
créer quoi que ce soit pour faciliter la soumission car
alors il ne s'agit plus d'une soumission véritable. J'ai
séjourné dans des monastères
bouddhistes et j'ai constaté que cela peut facilement
arriver : ils ont abandonné leur nom, adopté un
nouveau nom, ils se sont rasé la tête, ils portent
des robes...
AC : Ce que vous dites, c'est qu'un
monde a été abandonné au profit d'un
autre, qu'une identification a été
remplacée par une autre. On abandonne un rôle et
on en emprunte un autre mais on n'a véritablement rien
lâché.
ET : C'est exact. Par
conséquent, faites-le là où vous
êtes, ici et maintenant. Il n'est pas nécessaire
de rechercher un autre endroit, une autre situation pour le faire.
Faites-le ici et maintenant. Où que vous soyez est le bon
endroit pour se soumettre. Quelle que soit la situation où
vous vous trouvez, vous pouvez dire « oui »
à ce qui est, et cela devient le fondement de toute action
ultérieure.
AC : Beaucoup d'enseignants et
d'enseignements aujourd'hui disent que le désir
même de renoncer au monde est une expression de l'ego. Quel
est votre avis ?
ET : Le désir de
renoncer au monde est encore le désir d'atteindre un certain
état qu'on ne connaît pas actuellement. C'est la
projection mentale d'un état qu'il serait souhaitable
d'atteindre : l'état de renoncement. C'est la recherche de
soi dans le futur. En ce sens, c'est l'ego. Le véritable
renoncement n'est pas le désir de renoncer, il survient en
tant que soumission. Le désir de soumission ne peut exister
car c'est simplement de la non-soumission. La soumission
émerge parfois spontanément chez des individus
qui n'ont pas même de mot pour le décrire. Je sais
aussi que l'état d'ouverture est aujourd'hui
présent chez de nombreuses personnes. Beaucoup de ceux qui
viennent à moi ont une grande ouverture. Parfois, il suffit
de quelques mots, et immédiatement ils font
l'expérience d'un aperçu, d'un
avant-goût de soumission. Il ne dure pas
nécessairement mais l'ouverture est là.
AC : Qu'en est-il de
l'élan spontané du cœur à
abandonner tout ce qui est faux et illusoire, tout ce qui est
fondé sur le rapport matérialiste de l'ego
à l'existence ? Par exemple, lorsque le Bouddha a
décidé « je dois
quitter ma maison », il est difficile de penser
qu'il s'agissait d'un désir égoïste, si
l'on en juge par les résultats. Ou bien Jésus
disant « Viens, suis-moi. Laisse les morts
enterrer les morts ».
ET : C'est reconnaître le
faux comme faux, ce qui est principalement une chose
intérieure. C'est reconnaître les identifications
fausses, reconnaître le bruit mental et reconnaître
que l'identification d'images mentales à une
entité « moi »
était fausse. C'est magnifique, cette reconnaissance.
L'action peut dès lors surgir de la reconnaissance du faux.
Peut-être verrez-vous le faux reflété
dans les circonstances de votre vie et les laisserez-vous
derrière vous - ou non. Mais la reconnaissance et l'abandon
de tout ce qui est faux et illusoire est un fait principalement
intérieur.
AC : Ces deux cas, celui du Bouddha
et de Jésus, seraient donc les exemples de manifestations
extérieures puissantes de cette reconnaissance
intérieure.
ET : C'est exact. On ne peut pas
prédire ce qui va résulter de cette
reconnaissance intérieure. Pour le Bouddha, il
était déjà adulte lorsqu'il a soudain
pris conscience que les humains meurent, deviennent malades et
vieillissent. Cette seule prise de conscience a
été si puissante qu'il s'est tourné
vers l'intérieur et a déclaré que rien
n'a de sens si c'est tout ce qu'il y a.
AC : Mais ensuite il s'est senti
contraint de partir, d'abandonner son royaume. D'un certain point de
vue, il aurait très bien pu dire : « Tout
est présent en ce moment même et il me suffit de
me soumettre sans condition ici et maintenant ».
Alors, j'imagine que le résultat aurait
été très différent, il
aurait pu devenir un roi éveillé !
ET : Mais à ce stade, il
ne savait pas que tout ce qui était nécessaire
était de se soumettre.
AC : Cependant, lorsque
Jésus invitait les pêcheurs à quitter
leur famille et leur vie pour le suivre, ou lorsque le Bouddha
sillonnait les villes, invitant les hommes à laisser tout
derrière eux, leur soumission était
démontrée par leur départ
même, par le fait même de dire « oui »
à Jésus ou à Bouddha et de renoncer
à leurs attachements au monde. Il va de soi qu'il leur
faudrait aussi abandonner leurs attachements intérieurs.
Dans ces cas, lâcher prise n'était pas seulement
une métaphore de la transcendance intérieure,
cela signifiait aussi littéralement qu'ils abandonnaient
tout.
ET : Pour certaines personnes, cela
en fait partie. Il se peut qu'elles quittent leur environnement et
leurs activités habituelles, mais la seule
véritable question est de savoir si elles ont
déjà reconnu le faux en elles-mêmes. Si
ce n'est pas le cas, le lâcher prise extérieur
n'aura été qu'une forme
déguisée de recherche de soi.
AC : Ma dernière
question concerne le rapport entre votre compréhension de
l'éveil, ou de l'expérience de la conscience non
divisée, et l'engagement dans le monde. Dans le
judaïsme, s'engager à fond dans le monde et la vie
humaine est vu comme l'accomplissement de l'appel religieux. En fait,
ils disent que c'est seulement en vivant les dix commandements de tout
son cœur que le potentiel spirituel de l'espèce
humaine peut se manifester sur la terre. L'érudit juif David
Ariel écrit : « Nous finissons
le travail de création...Dieu a besoin de nous car nous
seuls pouvons perfectionner le monde ».
Beaucoup d'enseignements de l'éveil, ou
de la non-dualité comme le vôtre, mettent l'accent
sur l'éveil de l'individu. De fait, la transcendance du
monde semble être le point majeur. Mais nos frères
juifs semblent nous convier à quelque chose de
très différent qui est la spiritualisation du
monde à travers une participation totale d'hommes et de
femmes dévoués dans le monde. Pensez-vous que les
enseignements d'éveil non dualistes privent le monde de
notre complète participation ? Est-ce que la notion
même de transcendance prive le monde de notre pleine
capacité de le spiritualiser en tant qu'enfants de Dieu ?
ET : Je ne le crois pas, parce que
l'action juste découle uniquement de cet état de
transcendance du monde. Toute autre activité est induite par
l'ego. Même faire le bien, si cela provient de l'ego, aura
des conséquences karmiques. « Induit
par l'ego » signifie qu'il y a un motif
ultérieur. Par exemple, cela gonfle une image flatteuse de
nous-mêmes si nous devenons une personne spirituelle
à nos yeux ; et ça fait du bien. Ou bien nous
espérons une récompense dans une autre vie ou au
paradis. Donc, s'il y a des motifs ultérieurs, ce n'est pas
pur. Le véritable amour ne peut s'exprimer à
travers nos actions si nous n'avons pas transcendé le monde,
parce qu'alors nous ne sommes pas en contact avec domaine
d'où émerge l'amour.
AC : Vous parlez d'une action pure,
non teintée par l'ego ?
ET : Oui, l'essentiel d'abord. Ce
qui vient en premier est la réalisation et la
libération. Puis laisser l'action découler de
cela - elle sera pure, non teintée, aucun karma ne sera
attaché à elle. Autrement, quelle que soit
l'envergure de nos idéaux, nous renforcerons
irrémédiablement l'ego à travers nos
bonnes actions. Malheureusement, on ne peut vivre les commandements
à moins d'être sans ego - ce qui est le cas de
fort peu -, comme l'ont découvert tous ceux qui ont
tenté de mettre en pratique les enseignements du Christ.
« Aime ton prochain comme
toi-même » est l'un des
enseignements principaux de Jésus, et on ne peut accomplir
ce commandement, quelle que soit notre bonne volonté, si on
ne sait pas qui on est au plus profond de soi. Aime ton prochain comme
toi-même signifie que ton prochain est toi-même, et
cette reconnaissance d'unité est amour.
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