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Être et paraitre : La barbe ! 
 
« Si on jugeait les gens à leur barbe, le bouc pourrait prêcher ! », dit-on au royaume de Danemark, en écho aux U.S.A. où « Si la barbe était signe d’intelligence, la chèvre serait Socrate ! ». « La barbe ne fait pas le père » dit le Persan, « ni le curé » ajoute le Géorgien. Les Bambaras d’Afrique Centrale adoptent cela en : « Grande barbe et long chapelet ne font pas le marabout. » Chez les Kurdes, « La sainteté ne vient ni de la barbe ni du turban, mais du coeur ». Pour le Russe, qui répète exactement un de nos proverbes du treizième siècle, « Sagesse est dans la tête, non dans la barbe ». Faut-il que le bouc irrite, faut-il que ce puissant symbole de sagesse, de courage, de virilité, de pouvoir, horripile, pour qu’à ce point la barbe rase ! Faut-il qu’elle en titille, des complexes, aux mentons dépeuplés, pour faire naître de leurs fronts pareille hargne contre ce relent de sauvagerie qu’il incombe à la gent masculine à chaque aurore de ses versants faucher, et que du reste le barbu lui-même taille à sa mesure.
 
Au quatorzième siècle, un poète iranien du nom de Zâkâni Ubayd-I écrivit le Rish-Nâme, le « Livre de la Barbe », où il dialogue avec sa barbe, lui reprochant notamment d’avoir détruit la beauté de son visage d’adolescent : le barbu est barbon, vieil homme, que l’acte de raser tend chaque matin à faire renaître. Je connais quelques amis glabres (eh oui, la tolérance est à ce prix) qui ont une telle pilosité qu’ils en paraissent toujours mal rasés ; ils pourraient se raser au soir que cela ne changerait rien. Se raser à complies ? Ils en seraient incapables, alors qu’à matines le temps est compté, dans notre monde agité, bien plus qu’en fin de journée. Mais non. Et s’il est difficilement imaginable de se raser à un autre moment qu’au lever du jour, c’est sûrement que ce rituel signifie quelque chose. On ne retire pas que son pyjama, pour saluer le soleil levant. En Occident, 97 % des hommes refuseraient un produit (s’il existait) qui les libéreraient du rasage quotidien. Se raser n’a donc rien de barbant, et l’immense majorité tient beaucoup à ce aspect de la virilité. Se raser. Il n’y a pas si longtemps qu’on se rase, mes FF\\! Paris, 1769 : Jean-Jacques Perret écrit et publie un ouvrage intitulé « La pogonotomie, ou l’art d’apprendre à se raser ». Concurrençant la manufacture des glaces, ce marchand-coutelier est parvenu à donner à l’acier un poli aussi fin que l’argenture.

Le métier de barbier est durement touché. Mais à côté de ce drame social causé par la technique, découvrons que dès ce moment ce n’est plus l’autre qui nous façonne à l’image qu’il veut nous donner ou selon celle que nous lui disons désirer, le plus souvent pour nous conformer à l’attente de la société. Désormais, nous maîtrisons notre image : nous nous faisons tels que nous pensons ou voulons être, ou tels que nous savons devoir être (maîtrise ou traitrise ?), tels que nous avons intérêt à par-aître, pour obtenir d’autrui ce que nous voulons : de la reconnaissance, dans l’acceptation ou dans le rejet. Ainsi la barbe se voit-elle à jamais liée au miroir, et toute réflexion sur l’une renvoie à l’autre. Le miroir de l’oeil d’autrui nous mesure, et dans le miroir nous nous observons, et rêvons de nous transformer. Le spéculaire ouvre au spéculatif. Notre corps est le masque que la vie nous colle à l’âme. 

 
Nous ne pouvons nous en passer. Donc, reste à tailler cette face brute. Et mettons-y toute la liberté que nous sommes prêt à nous donner. Pour le Spartiate et pour l’Athénien, pour le Sabin comme pour le Romain, en pratique (jeu de mots non étymologique), bien des barbares cultivent l’art de la barbe, et barbare est de fait contraire aux usages et au bon goût, la Barbarie peuplée de Barbaresques faisant collier de barbe sur la figure de la Méditerranée, côte barbaresque d’où viennent précisément les chevaux… barbes. En matière de géographie, une île fut qualifiée de barbue à cause des racines aériennes de ses banians : c’est la très antillaise Barbade, à ne pas confondre avec Barbuda, à l’autre bout de l’arc caraïbe, et au nom si proche qu’il a vraisemblablement la même origine. Le barbu est un drôle. Ou un vieux. Ou un sage. Mais voilà que je réécris le dictionnaire des synonymes. Dieu est en l’homme, l’homme est en Dieu. Le barbu est un dieu. C’est Zeus et Jupiter, c’est Neptune et Poséidon, c’est Héphaïstos et Vulcain. Le sphinx de Corinthe était barbu. C’est le dieu des Juifs et celui des Chrétiens, à la barbe fourchue, aux voies impénétrables, alors que le diable la porte en pointe (amusant renversement des armes). Mais pourquoi Dieu est-il barbu ? Au sein des divinités védiques, le principe créateur nommé Indra, dispensateur de la pluie spirituelle animatrice du monde, est figuré avec une chevelure et une barbe extrêmement longues et abondantes, où chaque poil correspond à une individualité pensante.

Fils de Dieu, chacun d’entre nous est un poil de la barbe au Père Eternel qui nous donne vie, force et santé. Le Grand Architecte nous pousse à grandir, nous coiffe ou nous laisse boucler, nous fait naître et mourir, nous perd pour nous faire renaître en un autre point géométrique de son auguste figure. Mais que voit le G
\A\D\L\U\ dans le miroir lorsqu’il se lève au petit matin ? Nous ! Nous, qui avons encore changés pendant son sommeil, imperceptiblement. Alors, il jure, le saint homme, et du fond de l’univers où il a trop longtemps dormi, il hurle : « La barbe! ». Proverbe arabe : « Chacun est maître de sa barbe ». Lorsqu’en 1963 Cousteau installa son village sous la mer, il constata que ses hommes à -26 mètres devaient se raser moins souvent s’ils voulaient garder leur visage de jeune fille, et ceux logés à -55 mètres moins encore. Ainsi, la barbe emblème de sagesse voit ses poussées ralenties par la vie en profondeur. On pourrait mettre ceci en rapport avec l’étude parue quelques années plus tard dans Nature, suite aux séjours d’un scientifique sur une île déserte : après avoir pesé le fruit du rasage matinal de régulière façon sur l’île et hors l’île, sur deux ans d’allers et venues, les poils poussaient plus vite sur le continent. Pourquoi ? En fait de continent, la raison donnée s’y tenait : l’arrêt de toute activité sexuelle ralentirait la pousse de la barbe. 
 
Autrement résumé : sans sexe, rien ne pousse… Sur le plan de l’hygiène, il ne serait pas plus sain de se raser que de laisser pousser sa barbe. Les dermatologues estimeraient même bon de ne pas se raser une fois par semaine, afin de laisser la peau se reposer. Au rang des informations pratiques, je dirai que ces 15 à 20.000 poils poussent d’un quart de millimètre par jour et sont aussi solides qu’un fil de cuivre de même diamètre, que si nous ne les coupons pas ils tombent (comme nos cheveux, d’ailleurs) au bout de deux ou trois ans (un calcul simple et parfaitement simpliste permet d’espérer des barbes de deux à trois mètres), et que les couper ne les fait pas repousser plus vite, contrairement à ce que nous avons tous cru ... ou lu ! Enfin, très fraternellement et sans montrer du doigt qui que ce soit, l’abus d’alcool semble diminuer sa pousse et l’activité sexuelle l’accélérer; et quand on sait que l’alcoolisme est facteur d’impuissance, on se dit que le capitaine Haddock ferait mieux de boire moins et de plus honorer la Castafiore afin de ne pas se retrouver un de ces quatre ... pelé comme Tintin ! Castafiore qui écorche le patronyme du capitaine de façon fort significative, ainsi du « capitaine Kapok », le kapok étant riche en poils, ou du « capitaine Bartok », faisant référence au compositeur de l’opéra Barbe-Bleue. A propos de bandes dessinées, dans celles de Peyo, que ce soit chez les Schtroumpfs, Benoît Brisefer, ou Johan et Pirlouit, il n’y a que des méchants pour porter une vraie barbe, une barbe noire, car enfin la barbe blanche c’est tout autre chose. Celle du bon roi comme celle du Grand Schtroumpf, plus encore celle de l’enchanteur Homnibus dont la longueur laisse entrevoir un pouvoir au parfum de sorcellerie, attestent une sagesse que l’âge octroie toujours, en bandes dessinées plus sûrement encore qu’en franc-maçonnerie !

Et voici la position du moustachu pour le moins peu nette : l’inventeur certes génial de Madame Adolphine est-il bon ou mauvais ? Dans l’incertitude, il ne peut être ni glabre ni barbu. Statut intermédiaire, la moustache serait-elle la voie du milieu ? Que dire du bouquet final de caricatures d’Arabes et de Juifs outrageusement barbus qu’est « l’Or Noir », où l’encore glabre Abdallah est sauvé par du poil à gratter, et où les Dupont-d dont la finale en –D ou en –T s’écrit dans la forme de la moustache, poussent leur bêtise coutumière à concurrencer l’inconcurrençable par des barbes de pousse infinie ? Ce qui leur reprendra d’ailleurs dans la très haute altitude, prouvant par l’inverse les théories de Cousteau. Lorsque je fus initié par un V
\M\ barbu, je me crus à « Pilosité l’Espérance » et faillis crier « Papa ! ». 

Ca aurait fait mauvais genre. Et bien des fois, je refoule ce cri au fond de ma cage thoracique, tant les colonnes sont généralement touffues, état auquel répond précisément, vous l’avez compris, mon paternel. Les Francs guerriers, je veux dire les guerriers Francs, étaient barbus. En ces mêmes contrées, il me semble flagrant que les F\M\ comptent une proportion de barbus (et même de moustachus, ces hybrides installés sur le fil du rasoir) bien plus élevée que dans le monde prof\ (exception faite de la gendarmerie, pour les moustachus; mais là c’est peut-être plus la loi du milieu que la voie du milieu). Je me demande même si les FF\ du D\H\ ne seraient pas plus souvent barbus encore… Masque ou affirmation d’une différence, allez savoir. Au Moyen-Age, les Germains prêtaient serment « sur leur barbe ». Peut-être pourrions-nous refaire de même, nous laissant embarber le col à la manière de nos aïeux Templiers dont la règle ordonnait de ne se point coiffer ni raser, voyant là un signe de féminité notoire, donc ... de défaut. En quête de Lumières, nous irions à Srinagar nous procurer quelques poils de la barbe de Mahomet dont le reliquaire y fait l’objet d’une vénération soutenue. Et si nous échouions dans cette voie, nous nous mettrions sur la trace des poils mentonniers de Noé qu’Auguste Ier de Saxe conservait dans son cabinet de curiosités. Après tout, la trace des poils de barbes, ce n’est jamais que des petits points et quelques droites plutôt courbes. Cela nous connaît. Dernièrement, le Consul de Suisse à Istanbul, eut la surprise d’être intégré parmi les intégristes musulmans ... parce que barbu ! En fait, ils le reconnurent (un peu vite) comme un des leurs. C’est le délit de faciès à l’envers. C’est que la barbe est l’emblème des intégristes : courte et bien taillée pour les modérés, longues d’au moins cinq centimètres pour les plus radicaux (dont certains la teignent au henné).

Pour rester en politique turque, disons qu’il n’y est pas toujours facile de s’y retrouver. Car en dehors des islamistes, certains intellectuels de gauche l’arborent encore par référence guévariste, bien tardive je vous le concède, dont font partie des fumeurs de pipe (pipe et barbe, donc) qui eux se revendiquent marxistes. Résultat, lorsque le régime a interdit le port de la barbe à l’université (en même temps que le foulard pour les filles), on a vu manifester contre cette atteinte à leur liberté côte à côte... gauchistes... et islamistes ! Et la moustache ? A gauche (je suis toujours en Turquie), on la préfère en brosse et fournie; à droite, fine et tombante. Tous les barbiers d’Istanbul l’affirment : l’allégeance au parti nationaliste d’extrême droite se lit dans une moustache tombante ... en croissant turc ! D’ailleurs, la moustache fait partie de l’identité nationale : si elle s’estompe dans les grandes villes, à la campagne elle est un signe indispensable de virilité; personne n’oserait s’y faire couper la moustache, de peur d’être pris pour homosexuel. Les visages glabres existent, certes. Ils sont réservés aux forces armées, où la pilosité est sévèrement réglementée (intelligence des règlements militaires), ainsi qu’aux classes moyennes supérieures, pour cause d’européanisation. Restent les jeunes, qui terminent de brouiller les cartes, mais ont parfois la gentillesse d’accompagner leur port de barbe d’une queue de cheval, histoire qu’on ne les confonde pas, je veux dire avec les gauchistes ou les islamistes, à moins qu’ils se contentent d’une barbe plus neutre, celle dite « de deux ou trois jours », faussement mal rasée.

A noter que depuis peu les islamistes en perte de vitesse se rasent de plus en plus la barbe, afin de récupérer la frange de leur électorat passée à l’extrême-droite. L’enjeu du pouvoir a toujours poussé aux jeux de la barbe. Mais quittons les rives du Bosphore, même si ce que j’ai pu en dire pourrait être élargi à bien d’autres provinces. Dans une légende irlandaise, des guerriers refusent de combattre un héros car il est glabre ; aussi celui-ci entreprend-il de se maquiller d’une fausse barbe à base d’herbes, magiques bien entendu, avant de partir vers la victoire, comme il se doit. Dans le même genre, les Slaves ont le Vojdanoj, un esprit des eaux tapi au fond des rivières, avec une longue barbe verte de mousse. Sous nos latitudes et au siècle avant-dernier, les militaires peu pileux tressaient leur rare moustache avec des poils d’animaux, le plus souvent de chats, afin de l’étoffer comme l’exigeaient leurs officiers. Ainsi y avait-il parfois plus de poils de bêtes que d’hommes. Pourtant, il est clair qu’au combat la barbe peut être un handicap, des vases helléniques illustrant ce talon d’Achille du barbare, les guerriers rasés attrapant les autres par le bouc d’une main pour les égorger de l’autre, à tel enseigne que sous le régime napoléonien seuls les sapeurs pouvaient arborer de vénérables attributs.

Voici vingt-cinq ans, il me fut enseigné à l’école du service de santé que la barbe a le double inconvénient de masquer les blessures à la face, et de gêner le port… du masque. Dans « L’Ecole des Femmes », Molière fait dire à Arnolphe : -Votre sexe n’est là que pour la dépendance : du côté de la barbe, est la toute-puissance ! Dieux, rois et reines d’Egypte portaient la barbe postiche, en signe d’égalité de pouvoir. Pouvoir et puissance mâles, bien sûr : il est rare de voir des puissants représentés avec une plantureuse poitrine, en fussent-ils réellement munis ! Certains hommes, par exemple politiques, prenant de plus en plus de ventre et sans nul doute de poitrine, se laissent pousser sur le tard une barbe rassurante. D’autres le font au fur et à mesure que leur caillou se dépeuple, mais ils devraient apprendre que les vaisseaux capillaires du sommet du crâne sont deux fois moins nombreux que ceux des joues ; les barbiers disaient anciennement que la barbe « volait » le sang des cheveux. Ainsi, compenser la perte du haut par une poussée du bas accélérerait le processus de calvitie. Mes FF :., s’il appert qu’incidemment mon discours semble narquois, entendez qu’au-delà des apparences ma seule intention est de nous libérer des préjugés, du mensonge, de l’ignorance, pas simplement passer de l’autre côté du miroir, mais tenter d’avoir un pied de chaque côté, tenter d’être le miroir. Barbe des pharaonnes. 

 
Ces poils qui parfois apparaissent au menton de quelques V\ M\sses en seraient-ils les prémices ? Et peut-être celles qui en sont à leur grand dam démunies pourraient-elles envisager d’orner leur respectable visage de ce noble enseigne. Qu’elles se remémorent l’antique usage, qui était d’offrir aux hommes imberbes et aux femmes qui avaient fait preuve de courage et de sagesse, une de ces barbes postiches. Qu’elles s’imprègnent de ce vieux proverbe qui dit que « La barbe ne fait pas l’homme », et qui pourrait aisément s’inscrire comme sentence maçonnique. Qu’elles se souviennent enfin, V\ M\esses de passage sous la voûte étoilée, que nos FF\ d’Outre-Manche nomment barbes les cheveux des comètes. Proverbe juif : « Quand la barbe brûle, la bouche a chaud ». Des femmes à barbe, il y en eut de nombreuses dans l’histoire de l’humanité, et toutes ne firent pas la foire au cirque Barnum à la barbe des vendeurs de barbes à papa. La plus illustre fut sans doute Marguerite d’Autriche, et la plus terrible la Gorgone, mais la plus sainte ne fut pas Sainte-Barbe (Santa Barbara), la patronne des mineurs et des artilleurs, celle qui protège de la foudre et de la mort subite, mais Sainte-Wilgeforte, que son délicat papounet fit crucifier pour avoir obtenu du Roi des Nuées une barbe afin de l’exempter d’un mariage forcé.

En fait, la femme à barbe inquiète l’homme dans son statut. J’en veux pour indice que les hommes concrètement confrontés à cette différence, ne les disent pas mi-homme mi-femme, mais mi-animale mi-humaine. Ainsi de nous tous, pourtant. Je ne sais où, mais Ovide aurait écrit ceci : -Sais-tu pourquoi, cher camarade, le beau sexe n’est point barbu ? Babillard comme il est, on n’aurait jamais pu le raser sans estafilade. Si en termes de biochimie c’est l’hormone mâle produite par les testicules qui amène le développement de la barbe chez l’homme, de la crête chez le coq, et d’un plumage différencié chez les oiseaux, reste que la barbe est le plus souvent un substantif féminin, et en langue française notamment attachée à quelques imperfections, ainsi des barbes du métal mal découpé. La barbe est aussi la pointe de l’épi d’une céréale ; mais là encore elle pique, à ce qu’on dit. Rien n’est plus faux ! Demandez aux amantes de barbus : aux antipodes du baiser sans moustaches, est le baiser avec barbe. Le moustachu se tient entre ce nadir et ce zénith, tentant de s’y attirer quelque femelle. Si certaines femmes savantes en la matière interdisent à leur mari le port de barbe ou de moustache, quoi qu’elles en disent à leur époux, ce n’est pas toujours par préférence personnelle, m’ont-elles avoué sur le divan dentaire, mais par crainte des rivales ! Mini-castration préventive, diraient d’aucuns. Et pour en finir avec la femme à barbe, au Japon septentrional, pour montrer qui porte la culotte sur le tatami, la femme Aïnou se tatoue une moustache, parfois doublée d’une barbe. Tout ça pour dire que, la barbe, c’est l’homme, le chef, et souvent le sage, quoiqu’en dise la prétendue sagesse populaire en ses dictons. Proverbe basque : « Prenez garde aux femmes à barbe et aux hommes imberbes ». En langue Euskadi, barbe se dit « bizarra », et si je vous rappelle que le fameux « izarra » signifie « étoile », déduisez-en ce que bon vous semble. Tous les ancêtres sont barbus, d’Eurasie en Papouasie, même en ces contrées où les hommes d’âge mûr sont peu poilus.


Les Amérindiens épilent le peu de poils qui s’émanent de leur être. Pourtant, à Juxtlahuaxa (dans l’Etat de Guerrero, au Mexique), la plus ancienne peinture pariétale connue du Nouveau Continent met en scène un combat entre un grand barbu coiffé et richement vêtu et un plus petit, terrassé par le premier. Quetzalcoatl est un des rares dieux barbus d’Amérique, et ce non comme on l’a parfois dit parce qu’il serait européen (mais il est vrai que ce trait physique fut bien utile à Cortès pour se mystifier comme dieu), mais parce qu’en tant que dieu créateur il est figuré vieux et par conséquent barbu, comme sont dans bien des cultures représentés les dieux des temps anciens, et en particulier les premiers dieux. Un des avantages de la barbe est en effet de masquer le temps qui passe sur la face de l’homme qui les porte, barbe et temps réunis. L’homme qui laisse fleurir son portrait prend dix ans dans la vue d’un seul coup, maturité précoce aux yeux d’autrui parfois bien utile dans ses rapports avec ses désormais moins semblables. 

 
Mais l’homme en fleur (à condition de retailler régulièrement son buisson) gardera dès lors cet âge acquis subitement : il aura toujours, disons autour de 40 ans, cet âge que l’on qualifie de mûr ou de beau, probablement car à mi-chemin de l’humaine longévité. Et puis apparaissent quelques rameaux blancs, qu’au début il coupe ou au contraire essaie de mettre en évidence (charme que le poivre et sel aurait auprès des dames, mais ne parle-t-on pas d’avoir une coquetterie dans le regard pour le strabisme oculaire et d’une démarche séduisante chez l’individu qui boite ? Bref, louchez, claudiquez et grisonnez, ça tue !). Puis enfin toute la barbe est blanche, que certains teignent alors avec rage, ce qui d’ailleurs en diverses cultures est la coutume dès la première pousse, peut-être à titre de prévention (qui sait ?). Et si les poils blancs de la barbe se voient si fort, il y a une raison : la revue britannique de dermatologie a publié en 1995 que les poils colorés poussent de 0,47 mm par jour, quand les poils blancs de 1,12 mm.
Cela prouve au moins qu’il n’y a pas que des chercheurs qui cherchent… il y en a aussi qui trouvent. Pwovewbe cwéole : « Si tu vois la bawbe de ton voisin bwûler, tu peux mettwe la tienne à twemper ». En Chine, où la barbe rouge (nom de pirate !) est signe de courage et de force, il y eut en Mandchourie à la fin du 19ème siècle une fraternité de « bandits à barbe rouge » (c’était leur nom !), qui s’inspiraient d’une idéologie égalitaire type Robin-des-Bois, ou Zorro, comme vous voudrez, tous deux très soigneusement barbus, d’ailleurs. Et de fait les hommes célèbres chinois sont quasi toujours représentés barbus... sauf Mao, bien sûr, probablement par volonté de rupture avec la tradition. Juste à côté, en Corée, ce sont les hommes mariés qui portent la barbe (et le chignon, multipliant les efforts, sans doute). Proverbe gréco-arabe (si, si !) : « Qui a la barbe a le peigne ».
Barbe rouge ... barbe bleue ! Oui, la barbe qui nous a pour beaucoup le plus marqué est cette barbe si noire qu’à la manière de la robe du corbeau elle en paraît bleue. Il n’y a d’ailleurs dans toutes les variantes de ce mythe européen guère que les frères Perrault, pour la définir comme bleue ..., les frères Perrault, et mon fils Alexandre qui à moins de deux ans nommait la couleur de barbe de son papa, non noire, mais ... bleue. Papa a la barbe bleue ! Mais peut-être que, pour tous les enfants de barbus, Papa a la barbe bleue (« Fais que jusqu’à dix ans tu sois son maître »). 

 
A propos, un autre de ses mots : pour lui, la confiserie dite barbe à papa n’est pas de la barbe à papa, mais de la barbe de Papa ! Barbe rouge, c’est aussi le dieu Thor, et c’est aussi Frédéric Ier dit Barberousse, qui se serait noyé dans une petite rivière de Cilicie; mais une légende allemande dit qu’il n’en fut rien, qu’il vécut près d’un siècle, et que sa barbe continuait à pousser, jusqu’à en devenir immense. Barbe « fleurie » (ou « chenue »), c’est Charlemagne, qui en fait était imberbe, mais dont on voulut symboliser par là l’activité débordante à tous points de vue, dont sexuelle. Proverbe turc : « Si ma barbe brûle, les autres viennent y allumer leur pipe. » Barbe fourchue, comme le Dieu rococo, il y a Sven (fils d’Harald à la dent ...bleue !), le roi du Danemark qui y introduisit vers l’an mil le christianisme. Le Christ, d’abord imberbe comme les jeunes dieux de l’Olympe et la plupart des anges, attrapa vers le sixième siècle une épaisse barbe noire, qui lui est restée depuis. A ce propos, il semble que les fresques primitives aient fait porter la barbe aux vivants, le visage imberbe ayant alors été caractéristique de la mort; de même pour le Christ, selon qu’on le représentait pendant sa vie mortelle ou dans sa béatitude céleste. J’aurais donc tendance à assimiler le fait de lui avoir confié « plus récemment » une barbe avec une volonté délibérée de réintégration du Christ dans le monde de la vie, de sorte d’appuyer sa qualité de Dieu-vivant. On a dit que l’empereur romain Hadrien aurait voulu marquer son intellectualisme en portant la barbe des philosophes, des Aristote et des Platon, alors qu’il ne faisait que masquer de vilaines cicatrices. Mais du coup, les Romains qui jusque là ne la portaient qu’en signe de deuil (ce qui permet de dater avec précision certaines pièces de monnaie), se rasèrent-ils moins, pour reprendre le rasoir avec Constantin, suivi par son neveu Julien dit l’Apostat qui, abjurant le christianisme, remit en vogue les rites païens… et la barbe !

Et Fidel, et le Che, et tous leurs barbudos. Vous souvenez-vous de la « crise des fusées », un peu avant l’assassinat de JFK ? Savez-vous que les agents glabres de la CIA envisagèrent alors un très sérieux attentat contre la barbe du Leader Maximo, un révolutionnaire nu n’allant plus paraître que l’ombre de sa révolution ? Depuis, Castro est devenu un des seuls dictateurs barbus que le monde ait connu. Des moustachus, il y en eut quelques-uns, mais avaient l’âme moustachue ? Et Don Quichotte, avec son plat à barbe en guise de couvre-chef. Et Toulouse-Lautrec, à la barbe de faune. Et le peintre nabi Paul Sérusier, « à la barbe rutilante ». Et Jules Guesde, un des fondateurs en 1905 de la SFIO (la Section Française de l’Internationale Ouvrière) « à la barbe prophétique ». 

 
Puis il y eut Landru, qu’on surnomma « Barbe-Bleue », assassin de la mode de la barbe dans les années folles. Mais il y avait eu Darwin et Da Vinci. Et Calvin, à la barbe en pointe, comme Satan. Et Michel-Ange. Et Moïse. A propos du Moïse de Michel-Ange, un troisième barbu, Freud, analysa la position des doigts dans la barbe du cornu et en tira toute une symbolique psychanalytique de l’oeuvre quant à la « fureur dominée au sein d’un drame mosaïque ». Une étude rasoir, je présume. Franchement barbante. Proverbe juif : « Mieux vaut un juif sans barbe qu’une barbe sans juif ». On a dernièrement vendu aux enchères quelques poils de la barbe d’Henri IV, qui lui auraient été arrachés lors de la profanation de son tombeau à Saint-Denis en 1793 ! Je me serais méfié : comment prouver la provenance de quelques poils frisotants ? Proverbe turc : « Il faut savoir sacrifier la barbe pour sauver la tête ! » Deux historiettes connues, probablement sans liens entre elles. Saddam Hussein. C’est barbu, que les Américains nous l’ont montré suite à sa capture, comme pour dire que, derrière le visage à peu près poli du président irakien, se cachait depuis toujours ce qu’on voyait enfin, ce misérable barbu. Lincoln. Peu avant les élections présidentielles, une gamine de onze ans lui écrivit qu’il aurait l’air moins dur, s’il se laissait pousser la barbe. Il le fit, et fut élu. L’un fut pendu et l’autre assassiné. La petite fille semble s’en être sortie, à la manière de certaines versions de Barbe-Bleue. De même, chez les Sémites, la barbe fut toujours et partout signe de virilité et l’ornement par excellence du visage masculin. Aussi, on la soignait et on la parfumait abondamment. Les chefs religieux et civils de Mésopotamie étaient barbus de très noble façon.

Inculte ou négligée, elle est signe de folie. Certains cultivent encore cet aspect, il me semble. D’autres la taillent au cordeau, ainsi ce professeur de mathématiques que j’ai connu où l’angle mandibulaire était souligné d’une barbe en équerre parfaite, miracle chaque matin renouvelé. J’ai eu un autre prof de math, dont on ne voyait plus que les yeux, tant la broussaille était sauvage. Ces deux-là se seraient livrés à des joutes de géométrie durant la récréation que cela ne m’étonnerait guère. Dans le Livre des Rois, et c’était d’usage en Orient, est relaté le signe de respect qui faisait poser les lèvres sur la barbe du supérieur. Couper la barbe d’un ennemi ou d’un visiteur, était et reste certainement un grave affront. Ainsi du lama qui broute celle du capitaine Haddock ! 

 
Dans un seul cas, couper la barbe était autorisé : en signe de deuil ou de douleur (on a vu qu’il arriva aux Romains de faire l’inverse); mais parfois on ne faisait que recouvrir la barbe, geste auquel étaient astreints les lépreux, un voile devant masquer la leur : la barbe pouvant cacher quelques marques, on masquait le masque pour faire apparaître le mal ! Dans le Livre des Nombres, Moïse exige des Lévites d’être entièrement rasés lors de leur consécration, et de fait les prêtres d’Egypte se rasaient la barbe, la tête et tout le corps, comme le font encore aujourd’hui les bonzes du Bouddha. Mais les dieux égyptiens, je l’ai déjà évoqué, avaient une barbe postiche, longue et mince, avec pointe recourbée en avant, tressée et qui s’attachait aux oreilles par un fil passant sur la joue (comme un filet à moustache). Les rois partageaient ce privilège avec les dieux. Les dignitaires de certaines tribus d’Afrique Centrale portent encore de telles fausses barbes, et les Zibas, en Ouganda, rendent justice affublés de masques à barbe en poils de singe. 
 
Pour en revenir aux dieux et à leurs interprètes, traditionnellement, pour accéder au noviciat, le moinillon doit pouvoir montrer un duvet de barbe. Dans quasi tous les ordres religieux, le critère d’admission qui reflète l’âge requis est de pouvoir montrer du poil au menton ! L’usage, quand ce n’est pas la règle, est tel : être velu et de bon crin ! Comme les Templiers déjà cités, les moines orientaux portaient et portent encore la barbe, alors que l’Empereur de Byzance était imberbe. Au Vatican, seuls les papes guerriers (type Jules II) furent barbus, les autres furent ou sont glabres, les orthodoxes s’en démarquant très volontairement. Proverbe grec : « Le pope bénit d’abord sa barbe. » Autrefois, les religieuses (et les femmes âgées) portaient une barbette, guimpe couvrant la poitrine et le cou. Le barbet, quant à lui, est un calviniste des Cévennes ou un vaudois du Piémont. Les prêtres du Cao Daïsme doivent se laisser pousser la barbe, qui est pour les Sikhs un des cinq symboles de leur secte, ces derniers ne pouvant même jamais la couper. Le Lévitique recommande aux Hébreux de ne pas se couper les côtés de la barbe. Et de vigoureux débats animent au moment où je vous parle les musulmans sur internet quant à l’orthodoxie de la barbe dans l’Islam.

A l’opposé, Jérémie décrit les pèlerins de Jérusalem avec la barbe rasée, les vêtements déchirés et le corps marqué d’incisions. Sous le couvert de signes extérieurs tendant vers une renaissance, ça permettait de repérer ces gens de passage, dans la foule ! Mais les prêtres occidentaux, cherchant à effacer les caractéristiques de leur condition d’homme, se rasent, sauf à contre-pied pour certains ordres ou quelques ermites qui voient dans l’acte de se raser un signe de coquetterie. A noter que la « barbe-de-capucin » est une chicorée sauvage au goût passablement amer. Dans le tableau des Proverbes de Brueghel l’Ancien, un moine agenouillé décore un Christ d’une barbe d’étoupe. Que faut-il y voir ? Cet original de Pierre-le-Grand imposa aux Moscovites (comme faire les universités turques de tantôt) une loi leur enjoignant de se raser la barbe : cette loi fut qualifiée de tyrannique car elle substituait à des pratiques traditionnelles la volonté du prince. 

 
En fait, la soi-disant tradition était le fruit du concile de 1551, où l’église orthodoxe russe avait condamné le rasage comme une pratique païenne, déclarant solennellement que le royaume des cieux était réservé aux hommes barbus ! On appela les « Jeunes-France » la jeunesse de 1830, gagnée à l’art romantique et aux idées libérales ; ils marquaient leur opposition au conformisme de leur époque par leur barbe et leur chevelure surabondante (défi jeté au crâne chauve des académiciens). Bien souvent, le barbu dans un monde de rasés, c’est celui qui se raserait dans un monde de poilus ! Mon coiffeur me l’a encore dit la dernière fois (il y a huit mois) : « Votre barbe, c’est la liberté absolue ! ». Ce sur quoi nous nous sommes lancés dans une joute verbale sur le thème de la liberté, preuve qu’on peut causer avec son coiffeur d’autre chose que du temps qu’il fait !

Ayant un père barbu, je me souviens que le premier déguisement que j’ai choisi de porter, comportait une barbe, avec des sparadraps pour la maintenir. Bien des déguisements suivants furent ensuite ainsi marqués, car la barbe masque bien, quand on veut se cacher : le barbu parle et rit toujours dans sa barbe, et les barbouzes sont des agents... secrets. Mais cacher quoi ? Un défaut physique, parfois. A la naissance, je m’éraflai le bas du visage sur la porte maternelle, ce sur quoi le pédiatre décréta que je porterais la barbe, comme mon père. Ce que je ne fis que tardivement, profitant d’un long séjour en Amérique Latine (on connaît le look barbu des explorateurs, mélange de paumés et de conquistadores, ce qui revient peut-être au même) pour ne pas imposer à mon entourage un aspect par trop Gainsbarre, et, je ne le nie point, jouir d’un petit effet de surprise. Pourtant, si me voilà muni d’un large bouc, de défaut physique de naissance, à ce niveau, il ne restait plus l’ombre d’une trace.

Alors, masquer quoi ? Ou s’identifier, peut-être. Le premier déguisement fut le Professeur Tournesol ; le suivant, le capitaine Haddock, évidemment. Tous les barbus oscillent entre Tournesol et Haddock (voir mes deux profs de math). Celui que j’eus le plus de bonheur à porter fut celui de Saint-Nicolas, sous lequel j’eus l’immense privilège de voir briller des yeux d’enfants dans des écoles, des homes d’enfants dits « du juge » ou handicapés. Je souhaite à chaque homme, et pourquoi pas à chaque femme, d’avoir une fois dans sa vie le bonheur d’être le grand Saint-Nicolas, celui qui fait monter en ballon. Tous les masques démasquent, plus sûrement encore qu’un visage nu ne se peut dénuder. Quand vous parlez à un barbu, plus que jamais vous regardez les yeux. Il n’est point deux barbes pareilles, et, au-delà des obligations auxquelles Nature nous astreint, la taille que l’homme se donne est plus la règle que toute autre. Tel se fera un collier (et nous avons tous nos entraves choisies), tel autre un bouc (et nous avons tous nos passages diaboliques); celui-ci une haie de mitoyenneté (et nous avons tous une bulle d’ermite), celui-là une forêt vierge (et nous avons tous des rêves inextricables); le spéculatif rentre les poils que l’opératif ébouriffe. 

 
Avec l’âge, le masque pâlit : soit qu’il grisonne en notre automne, soit qu’y naissent quelques clairières où se voit le jour, où la résignation seule trouvera satisfaction, ce à quoi échappent les glabres de toujours, qui même en profitent en se devant moins tondre (car se raser est un devoir, pour qui l’a choisi); mais ceux-ci ne peuvent d’un jour à l’autre, d’un coup de brosse ou de ciseaux, modifier à l’envi le regard de l’autre. Mais laissons-là ces préciosités pourtant fort significatives. La barbe pour masque... Certes, le rasage est un travail sur soi-même, pour lequel chacun utilise et donc révèle sa vraie nature, je veux rappeler ici le fait que la main que nous employons dans les gestes tournés vers nous, main gauche ou main droite qui tient le rasoir, signe notre appartenance en latéralité à la communauté des gauchers ou à celle des droitiers; devant le miroir, finies les tricheries sociales. Et ce travail sur soi-même est chaque matin à recommencer tant, en ce domaine comme en d’autres, nous sommes de durables apprentis (les femmes auraient-elles davantage de maîtrise ?), durables apprentis... mais point éternels, car la mort mettra un terme à nos activités, où la barbe pourra, parait-il, enfin pousser hors de notre contrôle. La vie est un état instable, métastable peut-être pour un regard universel; le visage glabre est un état intenable, excessivement provisoire. Comme le dit Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans son superbe Guépard, pourquoi faut-il que la Mort nous mette un masque au moment du grand départ ? Mais en fait, où est le masque ? Et si le masqué était le rasé ? Et si montrer un visage bien poli plutôt que sa face brute n’était que masque ?

Masque que tout nous invite à porter dès l’adolescence, cette période de l’existence où le monde profite des transformations de notre corps pour nous initier à cet âge que l’on dit adulte, âge qui du reste fut pour moi surtout l’apprentissage de l’hypocrisie du monde des adultes, hypocrisie refusée, monde des adultes à reconstruire car je ne suis plus un enfant et je ne veux plus l’être, sauf au travers des miens comme ceux de tous mes frères humains, pour les aider à se révéler, à choisir entre la barbe, la moustache et la glabritude (Césaire ne parla-t-il pas de négritude ?), car enfin pour bien montrer ce que nous sommes au-dedans, encore faut-il l’avoir découvert, et à ce terrible jeu le regard de l’autre peut nous aider. Le regard de l’autre... Je connais bien des hommes qui cessèrent de se raser suite à une séparation, une déchirure, ou même une perte ou un changement d’emploi. Comme si cette fois le désir de renaissance passait par un désir de reconnaissance par les autres d’un changement évident, si évident qu’il se lit sur la figure, et que le sujet lui-même ait besoin de ne plus reconnaître dans le miroir celui qu’il juge à présent le vieil homme, celui qu’il veut mort à jamais, afin de pouvoir revivre. Par contre, je n’ai jamais connu de poilu qui se soit tout à coup rasé pour changer de femme, de travail, de vie. Il ne doit vraiment y en avoir que très peu. Très peu... mais... peut-être... Ainsi, un livre d’Emmanuel Carrère paru dans les années quatre-vingt, au titre explicite de « La moustache », relate l’histoire d’un homme qui pour étonner sa femme et ses amis se rase sur un coup de tête... la moustache. 

 
Le problème est que femme, amis, collègues de travail, etc, personne n’y voit quoi que ce soit : tout le monde nie, malgré photos (que tous disent truquées) et autres preuves (telles que les poils récupérés) qu’il ait jamais eu de moustache ! Il s’en suit une crise d’identité telle que, malgré la repousse de l’organe pileux, le héros se perd dans une errance qui le mène aux combles de l’horreur et du désespoir. Le moustachu et le barbu finiraient-ils par eux-mêmes s’identifier à leur masque au point que sa disparition signerait la leur ? Un F\ m’a relaté une histoire proche : un ami barbu sortant de la salle de bain au matin de son mariage à moitié rasé (glabre d’un côté du visage et encore barbu de l’autre), son père et sa mère, même à moins d’un mètre de lui, ne s’aperçurent de rien ! Dépité mais n’osant se présenter ainsi à la noce, il retourna raser le reste (il n’y avait plus que ça à faire !). Surprise de la promise, j’imagine, qui changea d’homme, il me semble,... mais à quoi donc s’attachent les femmes ? Les hommes ne font guère mieux. En dehors du fait que contrairement aux apparences je me rase tous les matins, je recoupe plus ou moins souvent ma barbe au gré de l’an. Je viens de le faire, d’ailleurs. Mais que sa longueur s’évalue en chiffre ou en nombre n’amène jamais qui que ce soit à m’en faire la moindre constatation (sauf ma mère, mais… c’est ma mère !). Retrouver le degré zéro de la pilosité ne traumatiserait donc… que moi.

Ceci peut faire penser que contrairement à ce que nous craignons, nous regardons sans doute l’autre plus finement, au-delà des apparences et du masque que lui ou la nature nous propose ou nous inflige, tel qu’il est. A moins qu’en fait… nous ne le regardions pas du tout ! Que chacun juge selon sa conscience. Une remarque : si on se couvre progressivement de barbe, par contre sa disparition se fait toujours d’un coup : on la rase et puis voilà. Il n’y en a plus ! Ainsi d’une crise cardiaque, d’un arrêt respiratoire, d’un AVC. Une naissance, c’est progressif. On ne nait pas comme ça, d’un coup sec. On arrive à la surface doucement, comme les poils qui nous décorent. Mais souvent on meurt d’un coup. Comme si se marier dans le cas de notre exemple avait été mourir à une vie précédente, et qu’il eut désiré que cela se voie de tous sur sa figure. Une initiation, un auto-bizutage agrémenté d’une tonte comme pour un baptême estudiantin. Mais osa-t-on jamais, en même temps que ses cheveux, couper barbe de bleu ? M’avez-vous suivi dans mon délire ? 

 
Peut-être est-ce pour la simple raison que l’on préfère naître plutôt que mourir, que l’on voit bien plus d’hommes devenir barbus (ou moustachus) que d’autres devenir glabres ? Peut-être est-ce la raison pour laquelle il est tant de F\M\ barbus ou moustachus. Tous les F\M\ s’appellent Re-né, et les plus masqués (j’insiste) sont peut-être les glabres, qui en enlevant le masque que leur donne la Nature... précisément se masquent. Mais la nature de l’homme n’est-elle pas justement de corriger la nature, au risque de lui infliger de durables dérèglements, et surtout de corriger sa nature, le temps de son fugace passage sous la voûte étoilée, selon sa conscience ? Que venons-nous faire d’autre ici ? Bref, en fin de compte, lorsqu’il en a fait librement le choix, pourquoi le barbu est-il barbu ? Nous nous quitterons à minuit sans bien le savoir, car le secret réside dans le coeur de chaque homme. Et il ne faut bien entendu pas être barbu pour être re-né. C’est la renaissance qui crée, non la barbe. (…) Je me souviens très nettement de l’impression quelque peu désagréable de mes premiers poils laissés libres de leur poussée : j’avais la sensation d’avoir en permanence une toile d’araignée collée sur la figure.

Symbole, que cet homme pris dans la toile qu’il s’est laissé tisser ? Par la barbe du GADLU,

j’ai dit, V
\M\
Boris N.

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