Obédience : NC Loge : NC 27/02/1999

 

Giordano Bruno

Mon premier contact officiel avec la loge des Encyclopédistes s'est fait par le truchement de Giordano Bruno puisque j'ai adressé ma demande officielle d'adhésion au « cercle philosophique Giordano Bruno », qui est l'intitulé de la structure associative profane de notre atelier. Je savais alors bien peu de choses de Bruno. Ancien adhérent de la Libre-Pensée, pour moi Bruno appartenait au panthéon des victimes de l'obscurantisme catholique. Je l'identifiais simplement à un obscur moine italien, brûlé par l'Inquisition pour avoir proclamé son athéisme. Il voisinait dans ce panthéon des « martyrs de la libre pensée » avec le Chevalier de la Barre, ce jeune aristocrate de vingt ans impie et convaincu de blasphème qui fut torturé, puis décapité devant le porche d'une église où l'on a ensuite lacéré et brûlé sur son corps le Dictionnaire philosophique de Voltaire ...

J'étais, comme je pense la plupart d'entre nous, loin d'imaginer qui était réellement Bruno, pourquoi il fut choisi comme symbole patronymique par les fondateurs de notre atelier, et quel rapport il pouvait avoir avec la philosophie et les valeurs de la FM, de notre obédience et de notre loge.

Une première approche un peu superficielle me conduisit à penser, avec bien d'autres, qu'en fait, si Bruno fut poursuivi et brûlé par l'inquisition c'est parce qu'il avait, à la suite de Copernic, remis en cause le géocentrisme (alors théorie officielle) et avait à son tour affirmé que c'était bien la terre qui tournait autour du soleil et non l'inverse. Et puis je suis tombé par hasard sur un livre rédigé par une anglaise, F Yates, intitulé « Bruno et la tradition hermétique », qui le présentait comme un héritier de ce courant ésotérique égyptophile basé sur les textes attribué à Hermès trismégiste, le trois fois puissant. Il y était présenté comme un mage un peu illuminé. Ma curiosité de plus en plus piquée et ma tendance à l'iconoclastie m'ont conduit à tenter de répondre à ces difficiles questions : qui était vraiment Giordano Bruno ? Notre loge a-t-elle eu raison d'adopter son patronyme s'il n'était qu'un magicien mystique ? Quelle valeur symbolique peut prendre cet hommage voulu par nos fondateurs par rapport à ce qui fait la singularité de notre atelier, au sein de l'Orient de Limoges et du Grand Orient de France ? Je ne sais si je pourrai répondre à ces questions, mais je vais m'y efforcer. Je dois préciser que j'ai été largement aidé par les frères et sœurs présents sur les colonnes virtuelles de la FIF qui m'ont indiqué de nombreuses pistes aussi bien bibliographiques que sur l’Internet.

Je vais tenter tout d'abord de résumer la vie de Giordano Bruno en la resituant dans son contexte avant d'aborder quelques éléments qui me paraissent fonder les paradoxes autour de son œuvre et des représentations qu'elle a générée. Il s'agira alors de répondre à la question suivante : Bruno était-il un savant, un illuminé, un mage occultiste, un politique ou un philosophe ?

La vie de G. BRUNO

En janvier ou février 1548, Bruno, Filippo de son prénom de bap­tême, naît à S. Giovanni del Cesco, petit bourg de Nola (vice royaume de Naples, sous domination espagnole à l'époque). Il en gardera son surnom, le Nolain. Giovanni, son père, est homme d'armes et sa mère, Fraulissa Savolino, possède quelques terres. Elève doué il est envoyé faire des études à Naples, la capitale. Il découvre l'art de la mémoire dans lequel il devient très vite l'expert en ce domaine qu'il restera toute sa vie. En 1565 il entre chez les dominicains et revêt l'habit de clerc au couvent de S. Domenico Maggiore de Naples. Il adopte le pré­nom de Giordano. L'influence de Thomas d'Aquin y est très forte. Cela marquera ses engagements ultérieurs. En 1566, à 18 ans, premier accroc avec la hiérarchie : on l'accuse de mépri­ser le culte de Marie et des saints. Il est déjà une forte tête, contestant ce qui lui parait n'être que des dogmes infondés. Malgré tout, il est ordonné prêtre en 1573. Il obtient son diplôme de théologie en 75 en présentant un travail d'analyse autour de textes de Saint Thomas d'Aquin.

En 1576 c'est la première crise grave. Il se heurte violemment aux responsables de son couvent de dominicains. Il est accusé de lectures interdites (Erasme notamment, alors considéré comme un suppôt du protestantisme) et de remise en cause du dogme trinitaire (car il défend des éléments de l'hérésie arianiste né au 4ème siècle avec Arius qui contestait la sainte Trinité, réaffirmé par le premier concile de Nicée). L'affaire du mépris du culte de la vierge et de l'idolâtrie des saints refait surface. Un procès est ouvert. Devant les menaces qui couvent il se défroque et fuit Naples, puis Rome où il avait cru pouvoir trouver refuge. Il est excommunié par l'église catholique pour apostat.

Son exil commence, qui va durer le restant de sa vie. Muni de son diplôme de théologie, il va, comme c'était l'habitude à cette époque pour les intellectuels, courir l'Europe, cherchant la protection des princes et la fréquentation des lieux universitaires huppés pour y gagner sa vie et diffuser ses théories. Il devient « l'académicien de nulle académie » titre d'autodérision qu'il revendiquera jusqu'à sa mort.

En 1579. Il se retrouve à Genève, berceau du calvinisme, versant plus modéré (ou supposé tel, malgré l'envoi au bûcher de Michel Servet en 1553). Il s'inscrit à l'université genevoise et se convertit officiellement au calvinisme. Très vite il se heurte à ce qui sera un des combats de sa vie : les pédants et les aristotéliciens (on dirait aujourd'hui les cons pétris de certitudes immuables). Alors qu'il n'a qu'un statut d'étudiant il conteste violemment un des ses professeur les plus en vue en prétendant (probablement à juste titre) qu'il en connaît bien plus que lui sur Aristote. L'esclandre est énorme, d'autant qu'il n'y va pas avec le dos de la cuillère et qu'il ridiculise publiquement le pédant. La suite, qui se reproduira bien souvent au cours de sa vie, ne se fait pas attendre. Il est excommunié par les calvinistes et est obligé de fuir en catastrophe la cité genevoise. A 31 ans il est déjà excommunié 2 fois. Il commence fort, mais il ne va pas s'arrêter en si bon chemin !

Il gagne Toulouse où il devient pour deux ans « lecteur ordinaire » de philoso­phie. C'est une des périodes calmes de sa vie. Il publie plusieurs ouvrages et commence à acquérir une certaine notoriété dans les cercles intellectuels français. Mais l'époque est trouble. Toulouse est un îlot catholique au milieu d'une province protestante. Son passé d'apostat le rattrape et les ligueurs catholiques commencent à le serrer de près. Il va donc gagner Paris où il réussit à obtenir la protection du roi Henri III qui le nomme « lecteur extraordinaire et provisionné » au Collège des lecteurs royaux. Double avantage il est dispensé d'assister à la messe (obligatoire pour les professeurs ordinaires) et gagne dignement sa vie. Il semble que ce soit surtout ses connaissances très importantes en mnémotechnie (art de la mémoire) et des travaux du catalan Lulle qui intéresse Henri III, porté sur les sciences occultes et ésotériques, comme sa mère Catherine de Médicis. Il va passer 2 années à Paris, où il continue à publier des ouvrages philosophiques et polémiques, et même une comédie satyrique qui connaît un certain succès.

En 1583, il a 36 ans. Il part à Londres, dans les bagages de l'ambassadeur de France, Michel de Castelnau, peut-être en mission pour Henri III auprès de la reine d'Angleterre. A l'occasion de deux visites à Oxford (en juin et en été) il s'oppose violemment aux docteurs de l'université anglaise. Il prend devant eux fait et cause pour les théories de Copernic (et contre le géocentrisme ambiant), il les traite de pédants et d'aristotéliciens ce qui en langage brunien est le summum de l'insulte. Les autres réagissent durement aux attaques de cet italien qu'ils accusent de plagiat et qui parle si mal anglais. C'est la crise. Il aura malgré tout le temps de publier des ouvrages majeurs de sa bibliographie, notamment dans le domaine cosmologique, mais aussi métaphysique et mnémotechnique.

Il semble que Shakespeare se soit inspiré de Bruno et des théories développées durant le séjour londonien, dans certaines de ses pièces. Mais, vu son caractère, l'ambiance devient franchement détestable et il repart à Paris en 1585, après un séjour anglais de 2 ans. Ce second séjour parisien durera moins d'un an, mais sera aussi riche en émotions. Il continue à publier à tout va, reprenant et faisant évoluer ses théories concernant l'infinité des mondes, l'art de la mémoire, la critique des aristotéliciens et d'Aristote.

A titre d'anecdote (mais qui est symbolique à bien des égards pour des maçons) il faut s'arrêter un instant sur l'affaire du compas de Mordante. Cet italien, comme Bruno réfugié à Paris, a découvert un compas différentiel précurseur du compas proportionnel inventé plus tard par Galilée. Mais il n'écrit pas le latin. Bruno lui propose donc de publier à sa place à propos de cette découverte. Mais en fait Bruno s'empare de l'idée pour la dépasser et l'utiliser dans le cadre de sa métaphysique. Il publie l'ouvrage en ridiculisant l'inventeur qui n'a pas su découvrir l'intérêt ésotérique et magique de son invention géniale puisqu'il n'est resté qu'au niveau « scientifique » ou « géométrique » (ce qui pour Bruno est une insulte presque aussi grave qu'aristotélicien…). Mordante à la lecture de l'ouvrage devient fou furieux (il faut dire que Bruno le compare dans son livre à un âne triomphant). Il rachète aussitôt tous les exemplaires édités et jure de se venger de son compatriote. Il se rapproche à cet effet de la Ligue Catholique qui se met en chasse pour avoir la peau de l'hérétique Bruno. Bien joué Giordano ! Henri III est lassé par ce fauteur de troubles permanents, qui a déjà foutu le bordel à Londres depuis l'ambassade de France, ce qui ne l'a pas réconcilié, loin s'en faut avec Elisabeth d'Angleterre. D'autant que Bruno persévère.

Il est à l'origine d'incidents violents au collège de Cambrai par sa critique virulente de la physique d'Aristote. Et le voilà à nouveau obligé de prendre la route en catastrophe. Il commence à être grillé un peu partout. Il trouve finalement refuge en Allemagne, chez les luthériens, qu'il n'avait pas encore eu l'occasion d'énerver. Après quelques hésitations il se fixe finalement pour 2 ans à l'université de Wittenberg. Il y est chargé de cours sur les œuvres...d'Aristote ! Il connaît bien le sujet et peut consacrer du temps à de nouveaux livres où il développe sa pensée complexe sur l'astrologie, l'influence des astres et de leurs symboles. Il part faire un tour à Prague, revient en Allemagne luthérienne, où il finit, quand même par se faire excommunier, début 89. Il restera néanmoins en Allemagne, avec quelques séjours à Zurich. C'est la période des œuvres magiques de Bruno. Il finit d'élaborer ses théories combinant la mnémotechnique, la réinterprétation de la pensée hermétique, les théories atomistes des présocratiques et la magie lullienne permettant à l'initié de commander aux forces naturelles.

Finalement en 1591, âgé de 43 ans, il cède à la nostalgie de son pays natal. Il accepte l'invitation d'un riche patricien vénitien qui veut qu'il lui enseigne sa magie et son art de la mémoire. Il se rend à Venise la Sérénissime, capitale d'une république indépendante de Rome, riche et prospère et qui abrite une université fameuse où se croiseront la plupart des vedettes de l'époque : l'université de Padoue. Il apprend que la chaire de mathématique est disponible. Il décide de postuler. Il est un peu gonflé car malgré ses qualités et son éclectisme, il peut difficilement se faire passer pour un mathématicien, engeance dont il ne rate pas une occasion de dire pis que pendre (ce sont des « pédants aristotéliciens »…). Il n'y obtiendra finalement rien d'autre que quelques cours pour les étudiants germaniques vivant à Padoue pour faire bouillir sa marmite. En incidente il convient de noter que la dite chaire de mathématique, restera vacante jusqu'à son occupation par un certain Galilée, qui passait par là en 1592.

Devant ce nouvel échec, Bruno se résout à accepter la proposition de Giovanni Mocenigo. Il vient habiter chez lui à Venise pour lui enseigner sa magie. Evidemment ça va très vite mal entre eux. Bruno considère que sa présence est déjà un honneur pour son hôte, mais l'autre en veut pour son argent et trouve qu'il n'en apprend pas assez. La situation une nouvelle fois tourne au vinaigre (et vu ses antécédents on ne peut pas être complètement sûr que Bruno n'y est pour rien…). Au bout de 3 mois, Mocenigo, excédé, finit par dénoncer Bruno à l'inquisition vénitienne, mettant en doute son orthodoxie religieuse (Bruno avait donc du lui apprendre 2 ou 3 bricoles pas…catholiques). Cette fois, malheureusement c'est la bonne. Arrêté, Bruno ne sortira de prison que pour être brûlé vif 8 ans plus tard ! L'instruction sera longue, complexe et émaillée de rebondissements.

Pratiquement blanchi par les tribunaux vénitiens et presque libéré, Bruno est finalement réclamé par Rome, au nom de son apostasie. La curie romaine semble avant tout vouloir lui faire payer l'abandon du froc dominicain, plus de 20 ans auparavant. Événement assez exceptionnel, et sur intervention personnelle du pape auprès du Doge, Rome obtient l'extradition et Bruno se retrouve dans les geôles vaticanes du Saint Office. L'instruction est reprise à zéro. De nouveaux chefs d'accusation sont mis en avant, suite à des témoignages à charge, obtenus par l'inquisition dans des conditions plus que douteuses. Peu à peu il semble que les inquisiteurs prennent connaissance des livres que Bruno a publié et qui vont alimenter l'acte d'accusation. Bruno sera soumis à la question (torturé donc). Il refuse de renoncer à ses théories qu'il présente comme philosophiques et non théologiques (donc inaccessibles au jugement de la sainte Inquisition). Il continue à faire son malin et joue au chat et à la souris avec ses juges. L'affaire traîne, s'enlise. Le pape semble hésiter à brûler un personnage comme Bruno, dont la réputation européenne n'est négligeable, et alors que la contre réforme bat son plein afin de redorer le blason passablement terni de l'église apostolique et romaine. Il a peur d'en faire un martyr. Mais Bruno n'en démord pas. Il refuse obstinément tout compromis (du type « tu dis que t'as rien dit, et nous on oublie que tu l'as dis »).

Le cardinal Bellarmin, qui jouera un grand rôle dans un autre procès célèbre de l'inquisition, celui de Galilée, obtient presque son abjuration (comme il obtiendra celle de Galilée), mais finalement Bruno tient bon. Après 8 ans de prison, âgé de 51 ans, Bruno est livré par le pape Clément VIII au bras séculier. Il est condamné comme « hérétique impénitent, opiniâtre et obstiné ». Il est brûlé le 17 février, jour des cendres (sic !) au Campo dei Fiori et meurt en refusant le crucifix qu'on lui tend. Il avait accueilli son jugement par ces mots « vous qui prononcez contre moi cette sentence, vous avez peut être plus peur que moi qui la subie ». Cela fait 399 ans et 10 jours aujourd'hui.

Après cette description de la vie mouvementée et de la fin tragique de Bruno, je vais tenter de pointer un certain nombre de paradoxes autour de sa personnalité et de son œuvre afin de dégager la complexité du personnage et de l'interprétation de son personnage au fil de l'histoire.

G. BRUNO et la cosmologie

Revenons tout d'abord sur le rôle de Bruno dans la « révolution copernicienne » puisqu'il est parfois présenté comme un martyr de la cosmologie moderne victime de l'Inquisition qui lui aurait reproché son ralliement aux thèses de Copernic. On verra que, si l'histoire est belle, elle est manifestement fausse.

Copernic en 1543 (5 ans donc avant la naissance de Bruno) publie avec bien des difficultés son œuvre majeure le De revolutionibus orbium coelestium. Il y combat le dogme du géocentrisme qui était dominant à la suite d'Aristote et de Ptolémée. Dans le système ptoléméen c'était le soleil qui tournait autour de la terre. En fait contrairement à ce que l'on peut croire les travaux de Copernic n’ont apporté sur le coup que peu de changement : le Soleil et la Terre échangeaient simplement leur place dans la combinaison des mouvements circulaires qui était censée représenter la machinerie de l’Univers. D'ailleurs, le système de Copernic ne suscita pas au début l’opposition de l’Église, car on n’y voyait qu’une nouvelle méthode de calcul des tables des planètes. Ce n’est que lorsqu’on réalisa qu’elle remettait en cause la physique d’Aristote que le Vatican décida de leur mise à l'Index. Mais ce fut seulement en 1616, soit 16 ans après la condamnation de Bruno et une quinzaine d'année avant le procès de Galilée (en 1633). Comme on le verra tout à l'heure, dans le procès de Bruno la question cosmologique n'est pas au cœur des débats loin s'en falloir. Ce n'est pas cela que l'église lui reproche dans les 14 chefs d'inculpations de sa condamnation.

Mais Bruno était-il vraiment un adepte des idées coperniciennes ? Oui et non ! Certes Bruno s'empare des théories de Copernic mais pour les dépasser. Il va beaucoup plus loin que le polonais, en proposant, lui, une véritable révolution non pas tant scientifique que métaphysique : il fait sauter la « sphère des fixes ». On a pu dire qu'avec Bruno « le ciel disparaît et c'est l'espace qui lui succède ». Jusque là, y compris pour Copernic, le monde était imaginé comme fini, clos à l'intérieur d'une sphère. Sur la paroi intérieure de cette sphère étaient fixées les étoiles et à l'intérieur on retrouvait les planètes. Au centre la Terre pour Ptolémée, le soleil pour Copernic. Bruno, reprenant notamment les travaux de Nicolas De Cues, n'arrive pas à imaginer que le monde soit fini et imagine donc qu'il est infini. Il le fait sur la base d'un raisonnement métaphysique et non par des observations ou des calculs, techniques qu'il méprise souverainement comme l'apanage des pédants aristotéliciens. « Si Dieu est doté d'une puissance infinie, comment pourrait-il avoir créé un monde fini ? » clame Bruno à la face des pédants et des théologiens. C'est sur ce terrain métaphysique qu'il bâtit et défendra devant ses détracteurs son raisonnement. Il considère Copernic comme un brave gars qui a émis une théorie dont les conséquences lui échappe totalement, alors que lui, Bruno, en voit (au sens visionnaire du terme), la portée métaphysique (comme il le fera avec le compas de Mordente que j’évoquai tout à l'heure). Copernic aussi était pour Bruno une sorte d'âne triomphant !

Quelques années plus tard, Galilée et Kepler feront avancer la cosmologie dans le sillage copernicien, mais eux sur des bases scientifiques (même si elles s'avéreront par la suite discutables ou erronées). L'hommage supposé rendu par Kepler à Bruno (« on lui doit tout ») est largement compensé par le mépris dans lequel il tenait semble-t-il ce philosophe se piquant d'astronomie. En fait Kepler, dont les rapports avec Galilée n'était pas parfaits voulait surtout faire le reproche à Galilée de ne pas avoir eu le courage de citer le nom de Bruno (qui sentait tellement le souffre). Il faut dire que Galilée suspecté d'hérésie après la condamnation des travaux de Copernic en 1616 avait été officiellement mis en garde et prié de s'occuper d'autre chose que des étoiles. Ce qui ne l'a pas empêché quelques années plus tard d'être à son tour l'objet du retentissant procès que l'on sait et de n'échapper au bûcher qu'au prix d'une abjuration totale. Il faut dire aussi que le courage n'étouffait pas Galilée, mais c'est une autre histoire ! De plus les adversaires de Kepler, comme Fludd par exemple, tenants de la philosophie naturelle, prendront fait et cause pour Bruno contre Kepler. Le mythe de Bruno en tant qu'élément déterminant de la découverte de la structure véritable du ciel et astronome génial n'a pas lieu d'être. C'est ailleurs que dans la démarche scientifique naissante de la renaissance, contre laquelle d'ailleurs il se dressait au nom de sa métaphysique, qu'il faut chercher l'apport de Bruno à l'évolution des idées.

G. BRUNO la libre pensée, l'athéisme et la religion :

G. BRUNO est souvent présenté comme un martyr de la libre-pensée et de l'athéisme contre l'intolérance religieuse, notamment de l'église romaine. Pourtant il est clair que si Bruno fut un penseur libre, et même totalement libre, il est difficile de le taxer d'athéisme. En effet il se situe clairement dans un courant de pensée panthéiste immanentiste. Le panthéisme, doctrine remontant aux néoplatoniciens et dont un des représentants essentiels sera Spinoza, identifie l'univers à Dieu. Reconnaissant l'existence d'une réalité divine présidant au destin du monde, les panthéistes cosmiques, comme Bruno, voient dans la totalité des entités finies et changeantes de l'univers, une réalité qu'ils nomment Dieu. On retrouve chez Bruno une définition significative de cette théorie, qu'il applique après N De Cues à l'Univers, alors qu'elle était utilisée jusque là, notamment par les hermétistes, pour définir Dieu : « un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part ». Le panthéisme repose sur une conception immanentiste s'opposant au transcendantalisme des religions révélées. Pour les immanentistes comme Bruno (et plus tard Spinoza) Dieu est partout dans la nature, alors que pour les transcendantalistes (les chrétiens notamment) Dieu, force intelligente et créatrice, est extérieur au monde naturel.

Bruno n'est donc pas athée, même s'il a eu maille à partir avec toutes les religions révélées de l'Europe de la Renaissance. C'est probablement l'exploit réalisé par ses 3 excommunications qui ont fait naître, au milieu du XIX siècle la légende de la figure symbolique de Bruno, sacrifié par l'Inquisition pour son athéisme. Ainsi, ce sont les libres-penseurs et les FM italiens, s'emparant de Bruno, contre le Vatican, qui lui font dresser à la fin du XIXème une statue sur le Campo dei Fiori, là même où s'est dressé son bûcher. Paradoxalement lorsque le Vatican veut faire détruire cette statue, sous Mussolini, c'est le Duce en personne, sous l'influence probable de son ministre Giovani Gentile (philosophe néo hégélien qui avait travaillé sur l'œuvre de Bruno), qui s'y opposera formellement en déclarant « la statue de G. BRUNO, mélancolique comme le destin de ce frère, restera où elle est. J'ai l'impression que ce serait s'acharner contre ce philosophe qui, s'il s'est trompé et a persisté dans l'erreur, a cependant payé ». L'Eglise répliquera à cet affront en canonisant Bellarmin, l'un de ses juges (et qui joua également un rôle essentiel dans le procès de Galilée).

Il n'est pas inintéressant de revenir sur le long procès que l'Inquisition a mené contre Bruno pour constater que ce n'est ni le philosophe, ni le propagandiste des théories géocentriques et de l'infini cosmologique qui fut mis en accusation mais bien le religieux apostat. Parmi les 14 chefs d'accusation retenus finalement par le Saint-Office contre Bruno, on retrouve en premier la négation de la transsubstantiation (c'est-à-dire le dogme catholique de la transformation lors de l'eucharistie du pain et du vin en le corps et le sang du Christ). Ce dogme catholique, datant du concile de Latran, venait juste d'être réaffirmé contre la théorie luthérienne de la consubstantiation lors du concile de Trente (1545-1563). On retrouve également la mise en doute de la virginité de Marie, le séjour en pays hérétique, les moqueries à l'égard du pape, la croyance en la métempsycose, la pratique de la magie, la croyance au salut des démons et l'assimilation du Christ non pas à Dieu mais à un mage. En fait, malgré les tentatives de Bruno de se défendre en philosophe et non en théologien, c'est bien sur le terrain religieux que Bruno fut finalement condamné. Il ne le fut pas en tant qu'athée, mais bien en tant que partisan de doctrines hérétiques, condamnées par l'église et en tant que dominicain apostat.

Pour clore ce chapitre notons que si le Vatican, après bien des hésitations et des prudences, à accepter de rouvrir le procès de Galilée il est toujours aussi « remonté » contre Bruno. En 1981 fut en effet instituée une commission spéciale « pour l'étude de la controverse ptoléméo-copernicienne aux XVI et XVII siècles, dans laquelle s'insère le cas Galilé ». Un article de Bertrand LEVERGEOIS, par ailleurs spécialiste éminent de Bruno, y a été consacré dans le n° de Mars 93 d'Humanisme. Après 12 ans de travaux la dite commission a fini par revenir plus ou moins sur la condamnation de Galilée, abordant les rapports complexes de la science et de la théologie vaticane. Par contre elle règle à nouveau d'un trait de plume le cas Bruno : « la condamnation pour hérésie de Bruno - indépendamment du jugement qu'on veuille porter sur la peine capitale qui lui fut imposée - se présente comme pleinement motivé… » La raison invoquée est simple« le copernicanisme de Bruno ne prête aucun intérêt aux raisons scientifiques» Autrement dit puisque Bruno n'était pas, contrairement à Galilée animé par un esprit scientifique, mais par des raisons métaphysiques (ce qui est vrai), l'Inquisition a bien fait de le condamner. Point barre ! Circulez il n'y a rien à voir ! Qu'on ne nous parle plus de cet individu. On peut négocier avec les scientifiques, pas avec les philosophes métaphysiciens. Ainsi avec Levergeois peut on en conclure qu'une certaine idolâtrie scientifique peut venir à la rescousse de l'orthodoxie religieuse vaticane pour justifier ses pires actions ! Un vaste sujet de réflexion !

G. BRUNO avant tout un philosophe

A l'évidence, l'intérêt et l'apport principal de l'œuvre de Bruno renvoient à ces conceptions philosophiques. Bruno s'inscrit dans la tradition de la philosophie du microcosme. Il s'agit de la théorie selon laquelle tout se répond dans l’univers. Elle fait correspondre à la totalité (macrocosme) une infinité de « modèles réduits » (microcosmes) qui imitent d’une manière plus ou moins parfaite la richesse du cosmos. En ce sens il s'oppose donc radicalement à la naissance de la science de la Renaissance qui impliquera un autre type de rationalité. Aux analogies vagues, aux correspondances trop vastes, Galilée puis Descartes substitueront des distinctions précises et limitées, face aux courants hermétiques auxquels se rattache Bruno. Pour les tenants de ces courants de pensées, entre le microcosme (l’homme) et le macrocosme (l’univers) s’établit une correspondance qu’au gré de son invention, le philosophe, le mage, le peintre ou le mystique peuvent enrichir de mille liens subtils et évanescents. Fondé sur des analogies qui fonctionnent au niveau de l’intuition, le discours sur le microcosme et le macrocosme renvoie à une sorte de jeu de miroirs où les images se répondent, se déforment, se modulent mutuellement. Mais pour interpréter les correspondances et les signes, il faut un magicien qui possède la clé de ce langage mystérieux. C'est essentiellement à cette tache que se consacrera Bruno au cours de sa vie.

Il s'inspire en leur apportant sa touche personnelle, des écrits de Nicolas de Cues (1401-1464), de Marsile Ficin (1433-1499), de Pic de la Mirandole (1463-1494) et de Paracelse (1493-1541). Comme eux il est persuadé de l’influence extraordinaire de la magie ou de l’astrologie. En effet il ne s’agit pas de subir passivement l’influence des astres ou des démons, mais de découvrir les « principes » qui permettront de dominer la fatalité.

Bruno s'inscrit également dans un courant moniste conforme à son  panthéisme. Pour lui une seule matière, un seul espace, une seule vie forme la trame de cet ensemble où chaque individu participe à la totalité en tant qu’il est une image réduite de l’infini. Mais Bruno va plus loin que ses contemporains parce qu’il ne superpose pas au macrocosme un Dieu créateur et radicalement séparé. Pour lui, la « puissance de faire » ne peut s’entendre sans la « puissance d’être fait », c’est-à-dire que Dieu ne peut être conçu sans l’univers. Théoriquement minimum et maximum coïncident : « Dans le minimum, le simple, la monade, tous les opposés sont la même chose, pair et impair, beaucoup et peu, finis et infinis; c’est pourquoi ce qu’est le maximum, le minimum l’est aussi » (De minimo). Quant à l’homme, microcosme privilégié, il a pour rôle de découvrir par la pensée l’unité cachée de l’univers. C'est à quoi Bruno travaille.

Si Dieu est infini, la nature matérielle qui est divine fait partie intégrante de cet infini. Le monde, dès lors, est réunifié et l’on peut affirmer valablement et que Dieu est l’infini et que Dieu est Un. La doctrine centrale de Bruno consiste donc dans l’affirmation d’un monisme infiniste absolu. Dieu n’est pas distinct de l’Univers, et cet être unique et infini constitue la Substance. Plus précisément, Dieu et Univers sont deux aspects, deux points de vue sur cette réalité véritable qu’est l’ « originaire et universelle Substance, identique pour tout » (Cause, principe et unité, Ve dialogue). Les idées de Bruno annoncent l’étape suivante du panthéisme, l’étape qui en est aussi le stade le plus haut et la plus haute expression : la philosophie de Spinoza qui ira beaucoup plus loin dans sa vision moniste et immanentiste (que l'on retrouvera ensuite chez Hegel). A ce titre il est clair que Bruno est un maillon déterminant de l'évolution de la pensée philosophique qui permettra l'émergence du matérialisme moderne, sans qu'il soit raisonnable de le classer comme un matérialiste.

G. BRUNO le mage hermétique

Le dernier des paradoxes liés à Bruno que j'aborderai ici, est la représentation récente qui en a été faite, notamment par Frances YATES, celle du mage hermétique. Il faut d'abord revenir sur l'hermétisme qui était un courant de pensée important à cette époque. Il reposait sur des textes attribués à Hermès Trismégiste, le Corpus herméticum. Ces textes traduits en latin au cours du XVème siècle par FICIN étaient censés refléter une sagesse très ancienne, la prisca theologia. Hermès était considéré comme un contemporain de Moise et ses écrits susceptibles de contrebalancer la littérature mosaïque ou de la compléter. Face à une référence aussi ancienne (et dans le contexte de l'époque où la sagesse était censée reposer sur l'ancienneté des sources), l'ennemi intime de Bruno, Aristote (« cet homme injurieux et ambitieux qui a voulu déprécier les opinions de tous les autres philosophes avec leurs manières de philosopher » comme il l'écrivait), Aristote donc, était totalement enfoncé, comme un petit jeunot face à Hermès. Il faut tout de même rappeler que c'est quelques années seulement après la mort de Bruno, que fut établie la datation véritable de ces écrits attribués au trismégiste. Il s'agissait en fait de textes apocryphes écrits par des néoplatoniciens du 3 ou 4ème siècle de notre ère. Néanmoins revenons à cet hermétisme qui influençait la plupart des intellectuels de l'époque, pour tenter d'en saisir les mécanismes de pensée et comprendre comment effectivement Bruno peut être considéré comme appartenant à ce courant de pensée qui va s'éteindre peu de temps après.

A cet effet je reprendrai simplement cette citation hermétique : « Hermès se représente l’homme comme un microcosme, tout ce que contient le macrocosme l’homme le contenant aussi. Le macrocosme contient des animaux terrestres et aquatiques : ainsi l’homme a-t-il des puces, des poux et des vers intestinaux. Le macrocosme a des fleuves, des sources, des mers : l’homme a les entrailles [...] Le macrocosme a le Soleil et la Lune : l’homme a les deux yeux et on réfère l’œil droit au Soleil, l’œil gauche à la Lune. Le macrocosme a des monts et des collines : l’homme a les os. Le macrocosme a les douze signes du ciel ; et l’homme les contient aussi ». Sur ces bases, qui nous paraissent bien dérisoires aujourd'hui, le sage hermétique s'efforce donc de mettre en accord les mouvements de son âme et ceux du ciel. Les songes, les visions, la magie, les horoscopes deviennent la trame de la vie quotidienne. Toute une littérature mi-philosophique, mi-religieuse se développe autour de ces théories : elle est fondée sur l’unité du tout, la sympathie universelle, la correspondance entre l’univers et l’homme. Un amalgame de doctrines hétérogènes, un goût perpétuel pour le mystère, le fondamental, caractérise ces tentatives de syncrétisme. Dans tous les cas, l’homme y apparaît comme une sorte de reflet de l’univers. Il est clair que Bruno a baigné dans ce jus opaque et mystique et qu'il y a trouvé une partie des sources de ses propres théories. Ses références hermétiques justifient sa défense de l'héliocentrisme copernicien et son engagement en faveur de l'infinitude du monde.

France Yates a beaucoup travaillé sur cette époque et ce courant de pensée. Elle situe Bruno totalement au cœur de cette mouvance, décryptant même l'ensemble de son œuvre à cette seule lumière, dans un ouvrage érudit et parfois difficile d'accès. Elle reprend également les travaux bruniens sur l'Art de Mémoire, dont Bruno est un expert. La mnémotechnique, est un procédé visant à permettre la mémorisation grâce à l’impression sur la mémoire de « lieux » et d’ « images ». Elle présente Bruno comme un des derniers mages hermétiques, lui imputant même une mission politique de réconciliation œcuménique dans cette époque troublée par les guerres de religion. La mission de Bruno aurait été de tenter de proposer un nouveau syncrétisme religieux, inspiré par l'hermétisme, et capable de réconcilier les différentes branches chrétiennes autour de la religion égyptienne du Soleil. Son  argumentaire mérite d'être connu, mais si l'hypothèse de Yates est exacte, le moins que l'on puisse dire est que le choix de Bruno pour cette mission n'était guère pertinent, vu les relations qu'il a entretenu avec l'ensemble des églises qu'il était susceptible de rassembler. Le seul point sur lesquelles il a réussi à les réconcilier, c'est sur leur volonté commune de l'excommunier !

G. BRUNO et la brunomania

Au final, il faut noter que la complexité de l'œuvre de Bruno est évidente et explique probablement les interprétations très diverses voire opposées qui en ont été faites au fil du temps. Dès la mort de Bruno et jusqu'à nos jours s'est développée une image mythique du personnage, que l'on a qualifié assez justement de Brunomania (c'est le Vatican qui a inventé le terme, pour la combattre évidemment), chacun s'efforçant de le récupérer pour en faire un martyr de sa cause. Il a certes influencé de nombreux philosophes par les pistes qu'il avait ouverte, sur la base de l'exercice de sa raison et contre une vision à la fois conservatrice (la récupération religieuse de l'aristotélisme) et scientiste (privilégiant, toujours sur les bases aristotéliciennes, l'observation sur le raisonnement abstrait). Ainsi, si Leibnitz rend hommage au coté visionnaire de Bruno pour ses théories sur l'univers et l'infini, il lui fait grief de ces travaux chimériques sur l'art de la mémoire et la magie lullienne. Dès le XVIIIème va naître l'image de l'athée et du libre penseur. Il est alors présenté comme un héritier du matérialisme antique et comme un précurseur de Spinoza (ce qui n'est pas faux). Il passe même pour certains philosophes et théologiens allemands comme un martyr de la réforme luthérienne (ce qui est étonnant si on se rappelle son excommunication luthérienne !).

Diderot lui rend un hommage appuyé en l'inscrivant dans un article de l'Encyclopédie comme un progressiste, sorte de parangon de liberté face aux autorités tyranniques. Il souligne l'importance du Nolain qui « tient à la gloire d'avoir osé le premier attaquer l'idéal de l'école, s'affranchir du despotisme d'Aristote et encourager par son exemple et par ses écrits les hommes à penser d'après eux même ».

Goethe lit et apprécie Bruno. On retrouve maints échos de la pensée brunienne dans l'œuvre du poète y compris dans Faust, malgré le reproche qu'il lui adresse d'avoir versé dans les « mathématiques mystiques ».

Joyce et Beckett seront également sensibles à sa philosophie. Il est longuement analysé par Hegel dans les « leçons sur l'histoire de la philosophie » ce qui lui vaut l'étiquette de précurseur du matérialisme. A la fin du XIXème il est « récupéré » par les positivistes italiens en réaction contre l'église et la monarchie. Il est assimilé à un radical franc maçon et est inscrit dans la démarche de réappropriation des symboles nationaux qui permet de fonder la nation italienne autour du Risorgimento. En France c'est le pseudonyme de G Bruno qui est choisi pour signer en 1877 un manuel scolaire qui deviendra le best seller de l'école laïque, qualifié aujourd'hui de « petit livre rouge de la République » : le « Tour de la France par 2 enfants ». Ainsi il se retrouve considéré par l'élite progressiste européenne comme à l'origine de la pensée des temps nouveaux, le fondateur d'une philosophie morale, strictement rationaliste, préfigurant Descartes et Kant, ce qui est manifestement une interprétation très discutable. Il est devenu le héros de l'égalité, l'annonciateur de la Révolution Française ! Quel parcours, presque aussi rocambolesque que sa vie !

Que penser de tout cela ? Difficile de s'y retrouver ! Une seule chose est certaine : la brunomania c'est toujours faite en réaction contre les dogmes de la Sainte Eglise apostolique et romaine et à toujours suscitée de la part de celle-ci des réactions violentes, comme l'illustre les nombreuses tentatives de faire détruire sa statue qui nargue le Vatican sur le Campo dei Fiori. La bibliographie consacrée à Bruno est immense. Ses œuvres sont en cours de parution intégrale en français. Des romans (dont l'Homme incendié de S Fillipini, qui explique sa vie autour de l'hypothèse de son homosexualité) et même des films et un opéra lui ont été consacrés. Brecht l'évoque dans sa pièce (remarquable) sur la vie de Galilée. Un Comité international a même été créé récemment pour réhabiliter sa mémoire. Malheureusement, et cela mérite réflexion, le siège de ce comité correspond à celui d'une secte d'extrême droite très controversée : la Nouvelle Acropole…

Avant d'en arriver à ma conclusion je ne peux résister à l'évocation du rôle qu'aurait joué Bruno dans les origines de la Franc Maçonnerie. Cette thèse est notamment évoquée dans le livre de F Yates (G. BRUNO et la tradition Hermétique). Reprenant les principales caractéristiques de la pensée brunienne, de son point de vue en tout cas, elle s'interroge « Où trouve-t-on un tel ensemble de tolérance religieuse, de liens émotionnels avec le passé médiéval, d'insistance sur les bonnes œuvres envers autrui, et d'attachement imaginatif à la religion et au symbolisme égyptien ? Je ne puis concevoir qu'une seule réponse à cette question : la FM, avec ses liens mythiques avec les maçons médiévaux, sa tolérance, sa philanthropie et son symbolisme égyptie »Elle ajoute même« on peut se demander si ce fut en Angleterre, parmi les insatisfaits de l'esprit, qui avaient peut-être perçu dans le message égyptien de Bruno quelque réconfort, que les premières notes de la Flûte Enchanté se firent entendre. »Elle complète plus loin sur le même thème de la Flûte Enchantée, si chère au cœur des FFMM« l'opéra représente une transposition poétique et musicale du thème de la bonne religion d'Egypte, de l'initiation des bons aux mystères d'Isis et d'Osiris, de l'atmosphère magique dans laquelle les âmes humaines progressent vers le salut hermético-égyptien. Le non du grand prêtre, Zarastro, refléterait alors l'adéquation Zoroastre Hermès Trismégiste dans les généalogies de la sagesse de la Renaissance ». Sans me prononcer sur cette hypothèse, également développée par des auteurs italiens, il est clair que le symbolisme et l'art de mémoire de Bruno, a des cotés qui résonnent à des oreilles maçonniques à bien des égards.

En conclusion, j'aimerai revenir sur une de mes questions initiales : pourquoi avoir choisir G. BRUNO comme symbole de notre loge ? Après pratiquement 1 an de recherches et de lectures (heureusement parmi d'autres activités !) et être passé par différentes phases, je peux affirmer qu'en ce qui me concerne, aussi bien à cause de son personnage réel (ou du moins approché comme tel) qu'en raison de sa « récupération », même en partie infondée, par les différentes élites progressistes, laïques et anti-dogmatiques, je suis fier du choix qui a été fait. Je pense que tous comptes faits, cet emmerdeur patenté et iconoclaste de Bruno a bien mérité des Encyclopédistes à l'Orient de Limoges. Son goût des disputes et des affrontements verbaux, son engagement radical, sa recherche perpétuelle, son érudition, sa curiosité intellectuelle, son refus des conventions et des vérités prétendument acquises, justifient pleinement à mon sens sa place, même si je ne suis pas sûr que s'il avait été parmi nous, nous n'aurions pas fini à notre tour par « l'excommunier » tellement il devait avoir sale caractère et tellement il aurait pris un malin plaisir à s'affronter à chaque tenue avec nos propres « grandes gueules » et autres gardiens du temple.

Il reste toutefois une question en suspens : celle de savoir s'il a eu raison de refuser d'abjurer ses positions en y laissant la peau, contrairement à l'attitude beaucoup plus lâche de Galilée, acceptant lui de dénoncer publiquement toute son œuvre pour survivre.  Quelle attitude est la plus humaine, la plus normale, est plus ou moins une preuve d'intelligence et/ou de pragmatisme, et donc plus ou moins digne d'intérêts et d'hommages ? Brassens chantait « mourir pour des idées, d'accord…mais de mort lente ». Montaigne (un contemporain de Bruno) disait, en reprenant Platon : « philosopher, c'est apprendre à mourir ». Peut-on conclure de sa vie et de sa mort que Bruno avait appris à philosopher ? Vaste question que je soumets à votre réflexion.

J'ai dit.

B\ D\


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