Et
après…quoi ?
Les hommes, et sans doute encore
plus les Francs Maçons consacrent beaucoup
d’efforts pour chercher à connaître la
vérité, sans souvent beaucoup d’espoir
d’y parvenir un jour.
Quelle vérité ? Et avec quelles
conséquences ?
Ne craignons-nous pas d’être
déçus, précisément en
admettant un jour que nous ne la connaîtrons pas ?
Et ne craignons-nous pas que si nous parvenions à
l’apercevoir elle nous apporte de l’amertume
plutôt que du bonheur ?
Quelle vérité ? Il me semble que très
banalement c’est la prise de conscience que nous vivons et
que nous mourrons. Et la conscience que c’est la
même vérité puisque seuls les vivants
meurent, et qu’ils meurent tous.
Nous mourrons d’être mortels, nous mourrons de
vivre. Et nous goûtons dans cette prise immédiate
de la conscience cette amertume dont je parlais il y a une minute, et
aussi la frustration de découvrir avec Emmanuel KANT, que
« La mort est la limite de ce qui peut
être connu ».
Faut-il alors renoncer à une ambition sans espoir de
succès ? Peut-on espérer récuser une
méditation relative à la seule
vérité assurée de la condition humaine
?
Peut-être ! En n’ayant d’autre souci que
de s’abandonner à l’illusion animale de
la vie, et de vouer son existence aux divertissements au sens pascalien
du terme.
Mais un moment survient où nous sommes confrontés
à cette vérité incontournable : vivre
n’est rien d’autre qu’être en
train de mourir chaque jour.
La vie, la vie si belle, si précieuse, si exaltante est
aussi déchirante, angoissante, parce qu’elle ne
cesse de mourir « Au fur et à mesure
que les années passent, la mort devient de plus en plus
prochaine et la bonne santé de plus en plus miraculeuse
» dit le philosophe.
Vieillissant, je prends inévitablement conscience que mon
espérance de vie tend vers zéro, et que ma
certitude de mourir tend inéluctablement vers 100%.
Nous savons bien lorsque nous sommes jeunes et en bonne
santé, que nous serons appelés à
mourir, mais la date de l’événement est
inconnue et paraît lointaine.
La mort est sans doute certaine, mais cette certitude est le fait
d’une généralité
conceptuelle, et non d’une expérience
vécue ou proche de l’être.
Tel n’est plus le cas du vieillard qui ne peut
éviter de prendre conscience que sa vie est
grignotée, comme dans le poème de Baudelaire par
le tic tac de l’horloge du temps.
Et c’est le moment de l’angoisse et de la terreur.
L’angoisse, c’est la panique qui s’empare
de nous devant l’imminence, plus ou moins soudaine, de
l’instant mortel. Et pourtant, là n’est
pas l’essentiel, car cet instant est sans durée ni
contenu. Il y suffit d’un peu de courage, semble
t’il, pour l’affronter. Ou beaucoup de lassitude.
Mais ce serait se vanter que d’assurer que nous ne manquerons
pas de courage à cet instant. Ceux-là
mêmes qui ont souvent risqué leur vie savent que
le courage dont ils ont fait souvent preuve ne les garantit pas contre
l’affolement final.
Et ceux que leurs souffrances et leurs malheurs ont fait appeler
maintes fois la mort, s’accrochent souvent
férocement au moindre espoir de prolongation de leur vie.
Car nous savons bien que le passage de l’état de
vivant à celui de mort est non seulement
irrévocable, mais encore qu’il est
irréversible, le passage n’est libre que dans un
seul sens. Des milliards d’hommes sont passés de
ce bas monde à l’autre monde, mais en sens inverse
rien ne filtre. La mort est le départ dans
l’inconnu sans laisser d’adresse.
C’est pourquoi la terreur de la mort est tout autre chose que
l’angoisse de mourir, car il s’agit de la terreur
d’être mort. C’est le sort
ultérieur du défunt qui est redouté,
et c’est l’adresse dans
l’au-delà qui nous importe
Croyances populaires et convictions religieuses ont
rarement pour objet l’instant mortel, tout au plus un mauvais
moment à passer, un moment regrettable certes, car il nous
sépare de ceux que nous aimons et nous prive de tous les
plaisirs de la vie que nous avons goûtés et que
nous espérons pouvoir encore connaître, mais qui
nous laisse espérer une félicité
éternelle… ou craindre les peines
également éternelles
réservées au damnés.
Ces croyances populaires et ces convictions religieuses ont pour objet
le souci de notre état ultérieur. C’est
cela qui nous préoccupe.
Je dis bien croyances populaires ou convictions religieuses, car encore
une fois, le sort du défunt est inconnu, le secret le
concernant est bien gardé.
Chassé du Paradis, Adam se voit barré le chemin
du retour par des Chérubins à
l’épée flamboyante chargés
par Dieu de veiller à
l’irréversibilité du passage.
L’homme désormais mortel sait que
désormais, sa vie aura un terme et qu’il
n’est pas de retour possible à la
félicité édénique.
Comment dès lors concevoir le futur, l’au
delà de la mort ? Qu’y a t’il
après ? Y a t’il un après ?
Prophètes, philosophes, métaphysiciens ont
écrit des bibliothèques à ce sujet,
preuve s’il en était que l’homme se
trouve là confronté à la question
essentielle.
Les vieux hébreux l’ont bien compris
puisqu’ils pensaient que les morts rejoignaient le
Schéol, qui en hébreu veut dire question.
Et à cette question ils n’apportaient pas de
réponse.
Lévinas le rappelle : « La mort est le
sans réponse ».
Et pourtant les hommes n’ont jamais cessé de
tenter d’imaginer l’inimaginable,
c’est-à-dire de chercher et de donner des
réponses à cette question immémoriale
« Et après…quoi ?
».
Je vous propose de les examiner sommairement.
En gros ces réponses se répartissent en deux
camps.
Il y a ceux qui disent que la mort est le début
d’une autre vie, ou la même dans un autre
état.
Et il y a ceux qui disent que la mort est la néantisation de
l’être : un vivant était, il
n’est plus désormais.
D’un côté Platon : la mort est une autre
vie.
De l’autre Epicure : la mort n’est rien.
Je traiterai successivement les deux thèses.
1- La survie. Une vie ultérieure qui prolonge ou
prend le relais de la première au delà de la mort.
Comment est apparu ce pressentiment et s’est
formée cette conviction d’une majorité
de l’humanité ?
Et j’ajoute depuis le plus longtemps, puisque
l’anthropologie considère comme un indice
déterminant de l’hominisation le souci de donner
une sépulture à un défunt.
L’Homo Sapiens se sait sachant qu’il doit mourir et
ses rites funéraires prouvent qu’il
conçoit une vie ultérieure à
l‘instant mortel.
L’homme est le seul être vivant qui sait
qu’il est mortel, parce qu’il est aussi le seul qui
pense et qui pense ce qui est éternel.
Nous voudrions ne jamais mourir. Mais comme nous savons que nous
mourrons inéluctablement, nous n’avons
qu’une solution : celle de prolonger la vie au
delà de la mort.
Bien entendu la même question et le même
pressentiment ont appelé des systèmes de
représentation différents et des codes de
conduite différents dans le temps et l’espace.
Dans les sociétés archaïques.
Premier type de représentation : la survie individuelle
selon laquelle, au delà de la mort persiste et triomphe la
singularité du vivant, de chaque vivant.
Conception familière aux sociétés
archaïques dans lesquelles les morts continuent à
« vivre » comme des quasi vivants, et
auprès des vivants : ils inspirent leurs rêves,
protègent leur bétail ou empêchent la
pluie de tomber, répondent à leurs questions pour
autant qu’on sache rituellement les poser. Ce sont les
ombres, les doubles des ex-vivants, qu’il faut se garder
d’irriter et s’efforcer de se concilier.
Le langage porte encore les marques du tabou de l’ombre :
l’ombrageux est celui qui a peur d’une ombre, et
porter ombrage à quelqu’un c’est
chercher à lui nuire.
Cette conception archaïque a pris des formes plus modernes
avec les concepts de la survie de l’âme et du
jugement. La mort semble séparer du corps quelque chose
d’autre qui faisait de ce corps un être vivant.
Nous n’avons jamais vu une âme sans corps. Mais
puisque nous voyons maintenant un corps sans âme,
là où il avait un corps animé, nous
pouvons penser que l’autre composante du corps
animé continue, elle, d’exister.
La mort soustrait l’âme animatrice du corps
animé qu’on appelle justement « Les
Restes ».
C’est l’âme qui dès lors est
vouée à un devenir, à une vie
immortelle. La mort n’est pas la fin de tout, elle est
simplement la fin de cette vie et le commencement d’une
nouvelle aventure.
Que devient cette âme ? Où peut-elle
séjourner désormais ? Dans un Paradis ou dans un
Enfer, ou en fonction des ses mérites,
l’âme du mort cesse d’être une
ombre aux réactions quasi humaines pour participer
à la gloire de dieu, ou rôtir dans le feu.
Mais vous observerez, mes FF\ que l’anthropomorphisme de ces
concepts n’est pas moindre que celui de l’ombre
archaïque.
Le Paradis n’est autre qu’un ici-bas
sublimé, une transposition idéale de la vie
terrestre, un Eden bien heureux et consolant des malheurs et des
injustices terrestres, un séjour, qui pour les
bédouins du désert d’Arabie, ne se
conçoit pas sans fontaines ruisselantes, ruisseaux
glougloutant et jeunes filles toujours disponibles.
Et l’Enfer n’est qu’un ici-bas
monstrueusement difforme, grimaçant, horrible, où
toutes les souffrances sont exacerbées.
Il s’agit donc pour le vivant de faire en sorte de rejoindre
plutôt le Paradis que l’Enfer après le
passage de la mort. C’est à dire de faire son
salut.
Comment ? En adhérant au thème d’un
Dieu incarné, souffrant, mourant et ressuscitant, triomphant
de la mort et appelant ses adeptes à marcher dans ses pas
pour accéder à la vie éternelle,
à la vraie vie.
Ces religions dites de salut, nombreuses autour de la
Méditerranée sont le plus souvent celles
d’agriculteurs qui n’avaient pas manqué
de constater que le grain qui est enseveli et qui meurt, est promesse
de récoltes futures, et que la Nuit est la mort du Jour,
mais aussi la mère du Jour.
C’est la prédication de Jésus, surtout
dans l’Evangile de Jean, à la première
page duquel est ouvert la Bible sur l’Autel des Serments, qui
a donné aux hommes la certitude que leur désir de
survie n’est pas vain, mais logique. Créatures de
Dieu, l’homme et la femme dans le jardin n’avaient
qu’à étendre la main pour se nourrir de
l’arbre de vie. Ils étaient immortels et heureux.
Mais ils ont désobéi.
Jésus est venu témoigner que cette faute est
réparable, que la mort n’est pas un terme,
qu’une histoire avec elle s’achève, mais
qu’une autre commence, bien plus vraie, bien plus exaltante,
avec en outre, dans un avenir indéterminé, une
résurrection miraculeuse de l’être
total, corps et âme réunis, un sauvetage de toute
la personne, limité toutefois aux bienheureux.
La conception chrétienne satisfait une aspiration
à une survie individuelle longtemps refoulée par
les cultes païens, et elle a réussi parce que
l’actualisation dans le temps et l’espace de son
origine (Jésus) lui a donné une force de
conviction violente au regard des mystères antiques
relégués à des jeux de
théâtre.
On a pu dire que le christianisme est une religion
déterminée par la haine de la mort introduite
dans le monde par la sexualité, et que le dogme central du
christianisme, et de l’occident, est
l’immortalité de la vie individuelle.
Ce qui fait de l’homme un exilé de
l’avenir, un « pas de veine » dans un
présent prison où il connaît un sort
désastreux.
Le succès du message de l’Evangile, tient
à ce qu’il a renversé
l’ancien rapport entre l’homme et le monde, et
élevé ce qu’il y a de plus mortel, la
vie humaine, au privilège de
l’immortalité réservé
jusqu’alors au cosmos ou à la Cité.
Mais pouvons-nous éviter de douter que
l’âme soit une chose, une substance. Il serait
difficile dès lors d’imaginer qu’elle
puisse se conserver ? Penser qu’un principe spirituel, non
localisable dans le corps qu’il anime puisse subsister
indéfiniment sans substrat corporel constitue, à
mon sens, un anthropomorphisme eschatologique qui prolonge dans
l’au-delà les caractéristiques de
l’en deçà de la mort.
Mais il est d’autres types de représentation de
cette survie après la mort. Ainsi la mort cosmique des
Immortalistes, qui, depuis Empédocle, nient la naissance et
la fin et admettent seulement le brassage, puis la recomposition des
éléments brassés.
Mourir, c’est se désagréger pour
renaître sous d’autres formes :
l’immortalité n’est plus individuelle,
elle est spécifique. La mort n’est pas la fin de
la vie, mais celle d’un vivant.
Elle clôt une aventure individuelle, mais non la vie
universelle. Elle n’est pas le non-être total, mais
celui d’un être particulier.
La mort est un accident anecdotique, un fait divers local et ponctuel
dans l’océan immortel de la vie, et dans
l’histoire du monde.
La mort permet en quelque sorte un réarrangement des
éléments constitutifs de la vie.
L’être particulier disparaît, mais
l’être « en gros » se reforme.
Ainsi, la vie est un devenir ponctué par des interruptions
momentanées, mais reconduit de
génération en génération.
Il me semble que deux cultures déclinent cette conception,
quoique de façon très différente.
a Le judaïsme d’abord qui ne fait pas de la vie
individuelle et de son destin le système angulaire de la
pensée juive.
Le judaïsme met plutôt l’accent sur
l’immortalité du peuple de l’alliance
par opposition : d’une part, à
l’immortalité païenne acquise dans la
cité par la gloire des hauts faits, et
mémorisée par les survivants,
- et d’autre part, à
l’immortalité chrétienne de la survie
individuelle.
Dieu est le Père protecteur qui sauve le peuple de la mort,
mais ignore l’individu après la mort. Je vous
rappelle le sens du mot Schéol : question.
C’est seulement, tardivement, dans la tradition
hébraïque que le Talmud offrit, avec la doctrine du
jugement des Nations et du salut individuel dans le « monde
à venir » la seule solution possible au
problème posé par le malheur du peuple
dispersé.
b Le bouddhisme surtout pour lequel le « vouloir vivre
» du moi est à l’origine du mal et de la
souffrance.
La mort-renaissance bouddhiste, qui est tout autre chose que la
transmigration d’une entité individuelle des
cultures méditerranéennes, c’est la
« mort mauvaise », la mort qui sans cesse fait
renaître le malheur de vivre pour mourir à
nouveau. C’est le Samsara, le cercle vicieux du monde des
existences, d’un monde de souffrance et
d’égarement.
Renaître pour les bouddhistes, ce n’est pas
dé-mourir comme dans le christianisme, c’est
renaître en vue d’une existence nouvelle, commencer
une autre vie oublieuse de l’existence antérieure.
Il n’y a pas identité d’une personne
à travers des renaissances successives. Il y a seulement une
vie qui n’est jamais tout à fait la
même, ni tout à fait une autre.
Ce sont les actes individuels, positifs ou négatifs,
accomplis dans des existences passées qui
déterminent un état d’existence
ultérieur, selon le cas plus heureux, ou plus malheureux.
Ainsi, chaque vivant participe-t’il d’un continuum,
d’un courant de conscience qui peut se transformer tout comme
l’eau d’un fleuve qui peut être
souillée ou purifiée.
Au fil de cette transformation, on peut passer de
l’état de confusion et de souffrance des
êtres ordinaires à l’état
d’Eveil d’un Bouddha qui interrompt le cycle des
renaissances
.
C’est alors atteindre le Nirvana, la vie
indéterminée,
dépersonnalisée mais totale, qui est extase,
amour, plénitude en même temps que
néant et vide. Un néant absolu qui est un
être pur absolu.
Ainsi à l’espoir
d’immortalité strictement individuelle du
chrétien, s’oppose l’espoir de ne plus
naître du bouddhisme.
C’est, au contraire du christianisme, le sacrifice de
l’individualité qui, dans une
mort-accomplissement, permet à la conscience de se fondre
dans l’universel.
Nous devons bien admettre, conditionnés par une culture
millénaire, que cette continuation de la vie du bouddhisme,
toute justifiée qu’elle soit par des actes
passés dont nous ignorons tout, n’est
guère de nature à nous consoler de la disparition
de notre individualité singulière et unique.
L’Enfer n’est plus dans
l’au-delà chrétien, il est dans la
continuation de notre existence malheureuse ici-bas, dans ce cycle
ininterrompu de renaissances au sein d’un flot de conscience,
cycle dont ne pouvons sortir que par la reconnaissance de
l’inexistence totale du moi – ce qui est, sans
doute, ce que nous chérissons et protégeons le
plus au monde – et par l’accès
à l’état de Bouddha promis à
un Nirvana difficilement concevable.
Je suis tenté de penser que le bouddhisme est peut
être une réponse à la question
« Et après… quoi ?
» tout aussi mythique que celle que propose le salut
méditerranéen.
A l’appel méditerranéen de
l’individualité qui essaie par le salut de
rejoindre l’universalité divine et de
s’y fondre, répond l’appel bouddhiste de
l’universel cosmique qui fait disparaître dans
l’Etre pur-absolu et Néant-absolu
l’individualité de celui qui après des
milliers de vies successives est devenu comme un Dieu.
2 – La seconde thèse. La
néantisation. Après la mort : rien.
Ni survie, ni résurrection, ni renaissance, ni
métempsycose, ni au delà, ni Paradis, ni Enfer.
Tout cesse avec la mort. Définitivement.
« Après la mort, tout finit,
même la mort » dit
Sénèque, ou encore Epicure « Lorsque
nous sommes encore là, la mort n’est pas
là. Et quand elle est là, nous n’y
sommes plus », et Montaigne « La
mort est moins à craindre que rien, s’il y avait
quelque chose de moins que rien », ou encore
Feuerbach « La mort est comme un
fantôme, une chimère, puisqu’elle
n’existe que quand elle n’existe pas
».
Que faire alors ?
Puisque je dois mourir, puisqu’après la mort du
vivant, il n’y a qu’un non être
définitif : cesser d’y penser et jouir de la vie ?
Carpe diem ! mes FF\
Au demeurant cette perspective du néant est
évidemment beaucoup moins susceptible que celle de la
survie, de donner lieu à des constructions
anthropomorphiques ou à des pseudo
révélations relatives à un
au-delà inexistant, à tout le moins
in-connaissable.
Toutefois il ne faut pas nous cacher qu’elle n’est
pas davantage de nature à susciter un grand optimisme.
« Pourquoi suis-je si ce n’est pas pour
toujours » se plaint le Roi qui meurt de Ionesco.
La néantisation de l’être ne peut pas ne
pas être éprouvée comme une
absurdité ou une démission.
La mort est toujours une violence faite à un
impératif catégorique inhérent
à l’être qui est de
persévérer dans l’être.
Je sais bien qu’avant de naître, je
n’étais pas. Mais si j’admets que je
pouvais ne pas commencer d’être, je
n’admets pas facilement que je doive cesser
d’être.
Car c’est là que réside le scandale. Le
scandale ce n’est pas que l’histoire
passée se soit faite sans moi, c’est
qu’il y ait, plus tard, une histoire qui se fasse sans moi
sur cette terre ou dans un quelconque au-delà, encore que le
terme histoire soit plutôt inadéquat quand on
parle d’au-delà.
Il ne faut donc pas nous payer de mots. Aucune consolation
métaphysique ou affective dans une telle perspective :
« La mort est le non-être de notre
être, et le rien de notre tout »,
pensée comprise, pensée de la mort comprise, et
donc pas de séjour dans un quelconque au-delà.
De plus, non seulement cette perspective ne nous console pas, mais elle
est de nature à, en quelque sorte, à pourrir la
vie.
S’il n’y a pas de salut, pas
d’au-delà, si les grandes constructions
philosophiques et religieuses qui structuraient la pensée,
et constituaient de véritables défenses magiques
contre la mort sont inefficaces, tout en ce monde n’est-il
pas permis, et tout n’y est-il pas vain ?
La vie a-t-elle un sens ? Est-elle encore possible ? Comment ne pas
redouter l’absurdité d’une existence
sans avenir, sans espérance, sans réponse ?
L’horreur d’une telle situation ne risque-t-elle
pas de susciter les croyances sectaires les plus insensées,
ou les fanatismes les plus sommaires, dernières
façons d’éviter, au prix de
comportements infantiles ou névrosés,
l’amertume d’être intelligent.
3 – Survivre par l’action.
Alors aucun espoir ? Un petit, un tout petit espoir peut-être.
Car quelque chose de l’homme subsiste bien, au moins
temporairement, au moins partiellement, ce sont ses œuvres,
ce qu’il a conçu et réalisé
au cours de sa vie d’homme.
J’évoquerais bien sûr le sort des
œuvres de ceux que l’on appelle
communément les grands hommes, puis celles de
l’humanité ordinaire, dont j’ai
l’impression que tous, ici, nous faisons partie.
Ne connaissons-nous pas les fresques de la Chapelle Sixtine, la Pieta
et le dôme de la Basilique Saint-Pierre, le Moïse de
Saint-Pierre aux Liens, les Esclaves du Louvre ? Nous savons tous que
ces chefs-d’œuvre sont de Michel Ange.
Ne connaissons-nous pas la musique de Mozart, de Bach, de Chopin, le
théâtre de Shakespeare et celui de
Molière, la Divine Comédie de Dante, les
poèmes de Ronsard et de Baudelaire, les tableaux de
Botticelli, de Vinci, de Rembrandt, de Vermeer, de Monet.
Je pourrais continuer longtemps la liste de ces géants de
l’art et de la pensée, y ajouter celle des grands
savants, celle des fondateurs des grands systèmes
métaphysiques ou philosophiques.
Nous savons que ces hommes disparus souvent depuis des
siècles, ont non seulement illustré leurs
époques, mais constituent encore aujourd’hui, et
resteront probablement demain, des références, ou
des modèles, ou des maîtres incontournables.
Il en est ainsi malheureusement aussi des œuvres dont les
auteurs sont plus contestables, mais dont le souvenir s’est
perpétué, et se perpétuera
probablement longtemps. Des hommes de guerre, des
conquérants, ou d’immondes criminels, tel Hitler,
Staline, Mao, Pol Pot, voire de modestes artisans du crime au regard du
quatuor précité, tels Landru, Petiot ou Jack
l’éventreur.
La mort n’a pas fait totalement disparaître tous
les hommes que je viens d’évoquer. Leurs
œuvres demeurent vivantes. Ils survivent par elles. Ils
continuent, malgré le temps, à être
aimés, admirés, étudiés ou
haïs et méprisés.
Leur talent, leur génie, leur monstruosité les
rend d’une certaine façon immortels.
Mais cette immortalité n’est-elle pas
dérisoire au regard de l’individu qui a disparu
à jamais ? Cette immortalité d’une
œuvre et d’un nom confiés à
la postérité n’est-elle pas
qu’un succédané de la
réalité ultime d’un individu unique ?
Au demeurant que savons-nous de la vie, de
l’intimité de ces géants ? Au mieux
quelques épisodes spectaculaires ou dramatiques
évoqués dans les bibliographies que leur
consacrent des érudits. Nous ne savons même pas
qui était Shakespeare. Certains doutent que les
comédies attribuées à
Molière soient de lui.
Et que dire des concepteurs des grandes cathédrales
médiévales. On ne connaît
même pas leur nom. Qui était le sculpteur
génial du portail de Reims, l’inventeur des
extraordinaires vitraux de Saint-Denis et de Chartres,
l’architecte de l’église romane de
Saint-Nectaire ? Nous n’en savons rien. Ces hommes sont morts
deux fois. Au demeurant si nous le savions, ils ne s’en
trouveraient pas mieux n’étant plus là
pour savoir que nous savons.
Et que dire des hommes communs comme vous et moi, dont
les talents n’ont rien de génial et les
œuvres rien de prodigieux aux yeux de leurs contemporains.
Quelle trace mes FF\ laisserons-nous après avoir
sombré dans le néant ?
Qui se souviendra de nous ?
Que savons-nous dire en regardant les photos jaunies de nos
grands-parents ? Et qu’imaginons-nous que diront de nous nos
arrières petits enfants ?
Ne devons-nous pas admettre que nos œuvres et leurs produits
n’assurent que très exceptionnellement une
durée toujours brève à la
fugacité du temps humain ?
Sommes-nous condamnés à être ce que
nous avons voulu devenir pour rien ?
Devons-nous penser qu’ayant une tout autre
personnalité, qu’ayant bâti une tout
autre existence, le souvenir que nous laisserions ne serait pas
différent, c’est-à-dire quasi nul ?
Cette pensée n’ôte-t-elle pas tout sens
à notre vie, à notre travail sur cette terre,
à nos pensées et à nos actions, bonnes
ou mauvaises, à l’espérance
ancrée en nous de nous survivre, ne serait-ce
qu’un peu ?
L’amertume induite par ces interrogations est
accentuée par le fait que nous savons bien que,
doués du langage et disposant d’outils de
conservation du savoir, et donc de capacité de
mémorisation que les techniques ont prodigieusement
développée, les hommes sont non seulement
capables de façonner leur environnement, mais encore de
bénéficier des apports culturels de toute nature
des générations précédentes
et d’en connaître très
précisément les auteurs.
Or nous constatons que cette mémorisation est le plus
souvent paradoxalement inconsciente. Nous ne savons pas qui a construit
cet immeuble ou cette route, qui est responsable de ce
progrès médical ou scientifique, qui sont les
auteurs de la plupart des œuvres humaines qui constituent
notre environnement et notre culture.
A fortiori, nous ne savons rien de la singularité, de la
personnalité, de l’intimité de ces
hommes.
En fait après, au mieux, quelques
générations, beaucoup plus vite le plus souvent,
malgré tous les outils de mémorisation du
passé dont nous disposons désormais, il ne
restera plus rien de significatif de ce que fut et fit un individu au
cours de sa vie.
Seules quelques œuvres de géants de la
pensée, de l’art, de la science subsisteront avec
un nom accolé, qui ne nous dira plus rien de
l’homme qui a vécu, aimé,
chanté, pleuré.
Socrate, il y a 2,5 millénaires avait pressenti,
accepté et voulu cela. Socrate voulait que ses disciples
s’intéressent non à lui, non au porteur
du message de vérité qu’il leur
apprenait à découvrir, mais à la
vérité portée par ce porteur.
Pour le sage athénien, ce qui importe, c’est
d’écouter la parole, et non de regarder le porte
parole, et c’est de comprendre le message, et non
d’admirer le messager.
Socrate se veut en quelque sorte transparent, inexistant, et refuse
toute complaisance, toute admiration. L’ironie socratique
anéantit le culte de la personnalité, elle nous
invite à passer du signe au sens, à regarder la
direction indiquée et non le doigt qui l’indique.
Le message socratique a survécu à Socrate.
Socrate est mort, mais ses paroles sont immortelles.
Mais nous savons tous que la vérité avait besoin
de Socrate pour apparaître aux hommes sous la forme que nous
connaissons et cesser d’être une
vérité potentielle.
Notre époque tournée sans doute plus que
d’autres vers l’avenir,
obsédée qu’elle est par
l’idée d’un progrès de plus
en plus rapide de connaissances et d’un renouvellement de
plus en plus fréquent des critères du Vrai, du
Juste, du Beau, promet aux générations futures
une capacité d’oubli des hommes qui les ont
précédé sans cesse accrue, une seconde
mort plus proche de la première qu’elle
n’a jamais été.
Et de plus, un Socrate ne surgit pas à chaque
génération !
Sommes nous donc contraints de choisir entre le désespoir et
une morne résignation ?
La question, Schéol, demeure posée.
4 – Conclusions.
Quelles conclusions tirer de ce survol rapide des réponses
apportées par les hommes à la question :
« Et après…quoi ?
».
Chacun trouvera sa voie, sa vérité.
Il me semble que je dois mes FF\ vous faire part du point
où, au seuil de la vieillesse, je suis parvenu au terme
d’une longue méditation.
Je précise pour lever toute ambiguïté
que la mort et l’au-delà de l’instant
mortel n’ont été pour moi, ni
l’objet d’une obsession névrotique, ni
le prétexte d’une occultation résolue.
Mais, et sans doute la Franc-Maçonnerie m’y a
t’elle aidé, la prise de conscience que la vie et
la mort ont un sens et que l’être pensant que je
suis se doit de le rechercher s’il veut éviter
d’admettre que le monde est absurde et que lui-même
est une part de cette absurdité.
Et bien, la réponse que m’impose cette
méditation relative à la question « Et
après…quoi ? »,
c’est Rien.
Rien de ce qui fait aujourd’hui mon individualité
physique, ma personnalité psychologique et spirituelle,
consciente d’être, consciente
d’elle-même et du caractère singulier
qu’elle constitue.
Aucune survie du Moi telle que l’Apôtre Paul
l’envisage, et pas davantage survie dans le cycle des
renaissances du bouddhisme.
Rien, ou quasiment rien, ne subsistera de mon existence sur terre. La
mort est bien, sera bien, la fin définitive du vivant que je
suis encore. Après ma mort, le monde continuera, mais sans
moi. Et presque aussitôt personne ne saura que j’ai
existé.
Alors ne restera t’il pas de moi quelque chose,
même si on ne peut trop dire quoi ? Une sorte de
mémoire fantôme peut-être.
Et bien, il me semble que oui. Et cela est bien banal car nous avons
des enfants auxquels nous transmettons une part de notre patrimoine
génétique, mais surtout que nous
élevons, dont nous contribuons plus que quiconque
à former le caractère et la
personnalité.
Des enfants qui le plus souvent prendront un autre chemin que celui que
nous avons tracé pour nous-mêmes. Mais un chemin
que l’éducation que nous leur avons
donnée contribuera, et souvent de façon
déterminante, à définir, à
orienter, à tracer, à creuser.
Ce sont les enfants, presque seuls pour la plupart des hommes, et
quelques amis proches aussi que les plus riches d’esprit
d’entre nous auront profondément
influencés, et qui, sans en avoir toujours une claire et
surtout permanente conscience, prolongeront notre vie.
Emmanuel Levinas le souligne « C’est le
fait de voir les possibilités d’un enfant, comme
ses propres possibilités qui nous permet de sortir de la
clôture de notre identité, et qui donne
à la paternité un avenir au delà de
son propre être ».
Les premiers chapitres de la Genèse nous le disent avec
brutalité et tendresse à la fois. La perte de
l’immortalité est en quelque sorte
relayée, compensée par la sexualité,
c’est à dire par la suite des
générations. L’homme devenu mortel, se
survit dans sa descendance.
En termes modernes, l’homme devenu conscient de sa mort
inévitable, sait qu’après lui, ce
n’est pas le néant absolu. Sa sexualité
jusqu’alors instinctive comme celle de tous les autres
animaux devient dès lors acte de survie. Elle exprime
toujours un instinct, mais au delà de celui-ci, une
volonté, une espérance, celle
qu’étant le terme d’une
lignée, elle est, en même temps
l’origine d’une lignée.
L’homme prend conscience d’être
à la fois l’ultime maillon d’une longue
chaîne, et le premier maillon d’une
chaîne qui, sauf accident, se perpétuera longtemps
encore.
C’est pourquoi la naissance d’un enfant,
d’un petit enfant, d’un arrière petit
enfant constitue, non seulement une grande joie, mais sans doute aussi,
le plus grand, le plus exaltant, le plus intense bonheur
qu’un homme puisse éprouver.
C’est pourquoi le décès d’un
enfant, d’un petit enfant est ressenti comme une catastrophe
majeure, ressentie autant et bien plus, si l’on y
réfléchit, comme la fragilisation, voire la
rupture de cette chaîne que j’évoquais,
que comme la perte d’un être aimé,
éprouvée au seul plan des sentiments.
Comment imaginer que l’absence de descendance ne puisse pas
être la cause de désespoir,
d’égoïsme, de repli sur soi, de
renonciation à laisser une trace en ce monde.
Les hommes en ont parfois si conscience, lorsqu’ils se
trouvent dans une telle situation, qu’ils n’ont de
cesse de chercher des enfants de substitution auxquels ils
s’acharneront à transmettre ce qu’ils
sont, ce qu’ils croient leurs ambitions et leurs
espérances. Ils consacreront leur vie à des
enfants adoptés ou à
l’éducation d’orphelins.
Ceux qui renonceront se réfugieront dans une existence
étriquée et égoïste dont il
ne restera presque rien.
Mes FF\ Il me faut conclure. Je ne suis pas capable de donner une
conclusion maçonnique à cette planche.
Tout juste dire que la Franc-Maçonnerie m’a
aidé, par sa tradition, ses symboles, le travail en loge,
à prendre conscience que pour connaître la
vérité, il faut se mettre en question tout autant
que poser des questions.
La Franc-Maçonnerie m’a aidé
à prendre conscience du lien dialectique de la vie et de la
mort et m’a permis d’espérer, accepter
sans trembler, sinon sans regret la perspective du néant
désintégrateur de ma forme vivante.
Elle m’a permis de comprendre que mon temps, ici et
maintenant, devait être consacré, non à
imaginer un au-delà de béatitude ou de punition,
mais plutôt à participer du mieux possible
à l’aménagement pragmatique et prudent
du monde dont je suis un élément,
c’est-à-dire à l’enrichir
d’un peu de vie, d’amour et de
générosité.
La Franc-Maçonnerie m’a aidé
à comprendre que ce besoin de survie enraciné en
l’homme, en dépit de toute logique,
n’est peut-être pas seulement
égoïsme et vanité.
Il suscite aussi travail intérieur, création,
ouverture à l’Autre pour contribuer, au prix
d’un effort patient à construire une
humanité meilleure et plus consciente d’elle
même.
Ce dont il s’agit, en bref, de retenir au terme de cette
planche, c’est de se dégager tant de
l’obsession que de l’oubli de la mort et de
l’au-delà, et de garder notre foi dans la vie.
C’est toute banale et sans doute médiocre que soit
mon existence individuelle, quotidiennement travailler, ainsi que nous
l’enseigne l’immémoriale tradition
maçonnique, à l’accomplissement de
l’homme.
Je ne sais pas si j’y suis tant soit peu parvenu. Au
demeurant, si tel n’est pas le cas, il ne me reste plus
beaucoup de temps pour y parvenir.
Je citerai pour finir une phrase d’un poème
vietnamien lue dans les mémoires
d’Hélie de Saint Marc :
« Il y a des morts qui pèsent le poids
d’une plume, et d’autres le poids d’une
montagne ».
Mon existence a été telle que le souvenir que
l’on gardera de moi, ne pèsera certes pas le poids
d’une montagne, ni même celui d’une
modeste colline.
Je souhaite toutefois, qu’il pèse un tout peu plus
que celui d’une plume. Mais c’est sans doute
vanité de ma part.
J’ai dit.
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