Je suis
l’autre
Je vous remercie pour cette minute de silence qui, comme
ses congénères aura duré à
peine 10 secondes.
Je vous remercie car ce bref instant contenait une part de magie :
celle de la perfection de l’égrégore un
peu comme dans la chaîne d’union: la loge est
juste, parfaite et…vivante dans son attente.
En effet, à cet instant T-1, je n’ai encore
ennuyé personne par la lecture monotone d’un texte
sans doute insipide ; à cet instant
privilégié, je ne me suis pas encore compromis
dans une liaison dangereuse entre deux mots et je n’ai pas
non plus trébuché sur les marchepieds de la
syntaxe : personne ne baille et le silence est de rigueur : bref,
l’idéal maçonnique.
Inquiétez-vous, cela ne va pas durer.
N’importe quel F\, à ma place au
plateau du conférencier, pourrait tenir ainsi le pistolet
virtuel du starter tandis que tous les SS\ et FF\ ici
présents seraient comme vous placés sur les
« starting-blocks »
de l’écoute : à ma place, ils seraient
l’autre.
« Je suis l’autre ou le jeu de
l’égo ».
L’autre parce que je suis encore plus différent de
vous que d’habitude : je suis debout, je ne porte pas de
gants, je suis à l’Orient et je suis le seul
à parler (ça c’est moins rare
poufferont d’aucuns) et pourtant, maintenant, mes SS\ et mes
FF\, je me sens vraiment au centre de notre Union car j’ai
conscience de vivre un bref instant exceptionnel durant lequel tant de
paires d’oreilles autour de moi jouent non seulement leur
rôle d’antennes de l’esprit mais aussi
d’antennes du cœur : je ne me priverai pas
d’en user.
Pour vous faire une confidence en aparté, ne
le répétez pas, l’idée de
cette planche m’est sournoisement venue à
l’occasion d’une réaction
épidermique de ma part, en salle humide, à un
quolibet sur les Belges.
Vous n’ignorez pas, bien évidemment comme disent
les Français, que les Noirs sont gentils mais naïfs
et fainéants, que les Arabes qui pour la plupart
d’ailleurs n’en sont pas, sont voleurs et
agressifs, les Juifs sont comploteurs et cupides et les Jaunes
hypocrites et sournois : on ne peut rien y faire, c’est comme
ça.
En Maçonnerie, on peut encore penser tout
ça mais on ne peut plus le dire sinon mes SS\ et mes FF\
cela ferait « desordo in chao »,
en un mot « raciste ». Et le
racisme c’est un peu comme le tabac, on peut s’en
passer mais qu’est-ce ce que c’est difficile :
alors on cherche un substitut : une Valda ou un chewing-gum
d’autant qu’on n’ose même plus,
de nos jours, faire trébucher un unijambiste ni jouer
à colin-maillard avec un aveugle et c’est
là que les Belges interviennent.
On peut heureusement encore un peu tirer sur les Belges qui sont, nous
devons en convenir, travailleurs et balourds voire un peu cons mais
aussi Blancs et Européens que les Français
donc…ce n’est pas du racisme. Ah bon
!…chouette, on peut continuer alors !
A l’origine, je pensais mes SS\ et mes FF\,
aborder ce sujet avec vous pour tenter de remettre les pendules
(suisses) à l’heure mais j’y ai
renoncé estimant, à raison je pense, le sujet
aussi étriqué que son objet d’autant
qu’il serait en flagrante contradiction, me semble-t-il, avec
ce qui va suivre.
Y réfléchisse qui pourra…en toute
fraternité.
Je suis l’autre ou le jeu de l’égo.
Mon propos est le fruit de réflexions mûri
à la lumière et à la chaleur de notre
Atelier. Non pas que celui-ci soit plus remarquable que
d’autres bien que je le pense vraiment (suis-je bien objectif
?) mais c’est notre Athanor dans lequel nos
matières et énergies se mêlent et se
fondent pour que s’accomplisse en son sein le Grand
Œuvre de l’Idéal Maç\ :
n’oublions pas que le Tout est contenu dans chacune de ses
parties, si modestes soient-elles.
A ce moment de la jeune histoire de notre Loge, il
convient de remplacer l’intention par l’attention
et cette dernière ne se maintiendra pas sans faille ni
anicroche comme tout société humaine, fut-elle
maçonnique: nous avons donc tous un devoir de vigilance
à accomplir.
Dans ce qui va suivre, je ne m’érigerai pas en
censeur ni même en cinquante ou encore en dix car ces
paroles, je me les adresse autant qu’à vous ; en
effet, il n’est point de résultat collectif sans
prise de conscience individuelle et nul ne peut s’y
soustraire.
Je suis l’autre, chacun de vous est
l’autre et les règles du jeu de
l’égo sont les mêmes pour tout le monde
: c’est un jeu de construction et si chacun a sa
boîte, le mode d’emploi a disparu.
Dès la naissance, il n’est guère facile
de franchir la porte étroite séparant la chaleur
humide et la quiétude nocturne du ventre maternel de la
violence lumineuse froide et sèche du monde
d’autant qu’un cordon ombilical peut vous
étrangler comme ça juste pour vous
prévenir de ce qui vous attend.
Naître est difficile, mes SS\ et mes FF\, mais
exister, c’est pire.
Car exister, « c’est
naître à soi-même »
ou comme nous disons encore, « devenir ce
que l’on est » pas seulement
face à soi-même mais encore sous le regard des
autres et là les règles du jeu de
l’égo d’inconnues deviennent
compliquées.
En effet, exister est sans doute plus facile pour un
moine anachorète du mont Athos abonné au NATIONAL
GEOGRAPHIC MAGAZINE qui existe en français depuis ce mois-ci
(pub gratuite) que pour les individus « lambda
» que nous sommes tous les jours ou les cénobites
tranquilles que nous sommes aussi, mais à temps partiel,
dans notre Atelier.
L’individu « lambda »
c’est celui que je me refuse d’appeler
« profane » dans le cas qui nous
occupe car, mes SS\ et mes FF\, nous vivons, dans notre vie
quotidienne, des événements d’individus
« lambda » alors que nous ne
sommes plus et ne seront plus jamais profanes.
Ces événements seront fortement
influencés non seulement par le comportement des autres mais
également par leur simple présence individuelle
et même collective dans notre cadre de vie.
Dès le début de notre existence,
la disponibilité d’une mère, la
sévérité d’un
père, la présence d’une sœur
ou d’un frère aîné,
l’arrivée d’une sœur ou
d’un frère cadet ou celle d’un
beau-père ou d’une belle-mère plus
jeune « avec des gosses qu’on
connaît pas » auront une
influence importante sur notre développement affectif en
participant à nos désirs et, par là
même, faisant naître des frustrations ou
participant à nos frustrations sans même que nous
ayons eu conscience de nos désirs : c’est ce que
je nomme « les autres qui nous sont proches ».
Plus tard, dans notre vie sociale, scolaire puis
professionnelle, notre rapport aux autres dans notre désir
d’exister, se concrétisera dans notre
capacité à nous réaliser, ce que
certains nommeront « ambition ».
Cela se traduira par la recherche d’une image de
réussite toujours relative aux autres ou d’une
démonstration d’originalité ; en cas
d’échec entre guillemets, la frustration se
déclinera sans doute en résignation muette : les
autres seront alors les habitants de la jungle sociale qui cherchent
à nous impressionner par leurs peintures de guerre.
La famille que l’on créera
peut-être, une ou plusieurs concomitantes ou successives, les
amis de toujours ou plus souvent les amis d’époque
ou de circonstances, participeront à nos désirs
de reconnaissance et/ou affection en engendrant également
leurs déceptions à soustraire (je pose 2, je
retiens 1) d’une somme d’attente mesurée
à la même aulne.
Plus tard et même…le plus tard possible, quand
nous serons vieux et/ou malades, quand nous ne pourrons plus offrir que
notre maigre sourire et notre patrimoine ou notre sourire et notre
maigre patrimoine, nous guetterons à la fenêtre la
visite promise depuis longtemps, la boîte de chocolat et la
ration de d’ennui : les silences des grands seront
insupportables, leurs soupirs mal contenus et les rires des petits
seront trop sonores : et où sera la tendresse bordel ?
Après une analyse succincte, partielle et
parfois caricaturale des relations de l’individu
« lambda » avec les autres,
examinons ensemble leur traduction au plan des relations entre les FF\
au sein d’un At\ Maç\.
J’attire au préalable votre attention, mes SS\ et
mes FF\, sur le fait que toute ressemblance avec des FF\
tirés au sort dans un At\ pris au hasard ne peut
être que fortuite.
Ils ne sont pas si tranquilles que ça les
« cénobites »
: AA\, ils nous arrivent tout chauds de l’Init\,
après une série de formalités
administratives, le passage au scanner des enquêtes, le
crible du « bandeau »,
l’attente et son mystère qui plane
jusqu’à l’horizon de la Terre Promise et
tous les fantasmes idéalisants qu’elle sous-tend
quand explosent d’abord la lumière et ensuite les
effusions de la Fraternité.
Ils nous arrivent, mes FF\ et mes SS\, forts comme des
nouveaux et fous de l’énergie de leur
désir, fragiles mais attentifs et donc volontiers critiques.
Avant eux, nous avons été des légions
dans la même situation, nous nous sommes posés les
mêmes questions sur le sens et même sur le
bien-fondé du rituel ; nous avons douté, nous
avons faibli, nous nous sommes découragés devant
la distraction ou la négligence de ceux parmi les Anciens
que l’on considérait parfois et le plus souvent
à tort comme arrogants et peu fraternels mais nous nous
sommes ressaisis et notre foi est plus forte. Aux premiers, je leur
rappellerai que la Maçonnerie n’est pas la
Société Idéale, elle est faite tous
les jours par des borgnes, des boîteux et
même…des Belges.
Aux plus anciens dont je fais un peu partie, je leur
dirai, je me dirai, soyez attentifs, sois attentif, la
Fraternité ne se limite pas aux Maçons de
même grade, de même
génération, de même groupe
socio-professionnel ou culturel ; sorties au cinéma,
amitié sincère ou plus si affinités.
A tous et à chacun, aux autres et à
moi-même, j’ajouterai que la Maçonnerie
n’est pas une école de l’esprit mais une
école du cœur qu’il ne faut pourtant pas
assimiler à une école maternelle : nous y sommes
tous entrés de notre plein gré en hommes faits et
en adultes responsables avec une belle ambition fraternelle, des
utopies et des idéaux.
Prenons donc garde : plus l’attente est forte,
plus la déception peut sembler cruelle. Mais heureusement,
grâce à la règle, à
l’équerre et au compas, nous prenons mesure de
toute chose et à l’aide du maillet et du ciseau,
nous taillons inlassablement notre pierre.
Quant aux conflits qui pourraient miner les relations
entre certains FF\ pour des motifs maçonniques ou
même purement profanes, je n’en connais pas de si
violents qui ne puissent se résoudre par le dialogue
même si nous savons que la démarche est rarement
simple.
Allons vers l’autre en utilisant la symbolique de la Marche
de l’A\ qui conduit celui-ci, hésitant mais
réfléchi puis ferme et assuré, dans sa
L\, vers ses FF\, vers son F\.
A cet instant de mon propos, je citerai Oswald WIRTH
qui, dans son ouvrage, « la F\ M\ rendue
intelligible à ses adeptes, tome 1 « l’Apprenti »
écrivait ceci aux pages 165 et 166 :
« La force d’une association
réside essentiellement dans la cohésion de ses
membres. Plus ils sont unis et plus ils sont puissants.
En Maçonnerie, l’union
n’est point l’effet d’une discipline
imposée, elle ne peut naître que de
l’affection que ressentent les uns pour les autres les
Initiés. Il est donc de la plus haute importance de
contribuer par tous les moyens à resserrer les liens qui
unissent les Maçons. »
Et un peu plus loin : « L’homme
est toujours imparfait. Il faut donc éviter de
s’arrêter aux faiblesses d’autrui ;
discernons les qualités de nos FF\
et passons la truelle sur les rugosités des pierres que doit
indissolublement unir le ciment de la plus franche amitié ».
Fin de citation.
Appuyons-nous, mes SS\ et mes FF\ sur le besoin
d’Amour et de Fraternité qui a justifié
notre démarche : ce besoin est intact, j’en suis
sûr. Si nous attendons beaucoup des autres, nous avons bien
raison, mais ne leur demandons pas plus qu’ils ne peuvent
nous offrir, soit parce que cela heurterait leur conception de la
morale ou les mettrait en difficulté soit parce que cela
leur serait tout simplement impossible : ce faisant nous les rendrions
malheureux, ce qui serait en parfaite contradiction avec notre
démarche.
Je suis l’Autre, vous êtes les Autres, nous sommes
les Autres.
« Pas besoin de gril, l’Enfer,
c’est les autres » disait
Sartre dans « huis clos » :
j’espère qu’il s’est
trompé.
Ou alors, l’Enfer est partout, même dans les LL\.
J’ai dit.
J\ L\
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