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Pour une relecture du Don Juan de Molière

Il est bien rare dans l'histoire littéraire que l'on puisse doter avec exactitude la naissance d'un mythe. C'est pourtant le cas du mythe de Don Juan. Sans doute le thème du libertin, jouisseur et grand séducteur, a bien des ancêtres.
Le plus lointain ne serait-il pas Zeus, le dieu de l'Olympe, virtuose es séductions envers les immortelles ou mortelles... Ou encore Thésée le héros mythique qui va de conquêtes en conquêtes, sur les chemins de la Toison d'Or... Pour aller jusqu'aux délices amoureux de l'ltalien Boccace ou encore les aventures galantes de l'Abbé Brantôme, précurseurs tous deux des contes licencieux et gourmands de La Fontaine au XVIIème siècle, qui trouveront leur incarnation physique plus tard dans Casonova au XVIIIème siècle... L'histoire de l'humanité est remplie de ces séducteurs gourmands et avides qui ont un parfum d'anti-Tristan, le chantre de l'amour unique.

Bref chaque fois que chez un homme l'appétit hétérosexuel revêt un aspect de scandale et de fascination tous ensemble, il s'apparente en quelque façon au « don juanisme ».
Car on a même créé un nom, comme pour une religion ou une philosophie: un art de vivre en quelque sorte. Cependant le Christianisme, par l'accent qu'il a mis sur le péché de la chair et les châtiments d’outre-tombe, a conféré au mythe toute son infernale grandeur. Quant au mythe, c'est-à-dire à l'histoire qui a définitivement fixé les grands traits de ce type humain, c'est à un moine espagnol le frère Gabriel Tellez, (Tirso de Molina comme nom de théâtre), qu'on le doit.

Ainsi le mythe prend naissance exactement en 1630. Pour fixer les idées, cela signifie 6 ans avant le Cid du Français Pierre Corneille. On lui a cherché des modèles. Rien n'est plus douteux. Pourtant il est bien certain que dans la religieuse Espagne existaient des débauchés avant 1630. On peut même trouver dans Shakespeare quelques années auparavant, dans « Beaucoup de bruit pour rien «, une comédie, dans une scène mineure il est vrai, un certain Don John qui, déguisé, tente de séduire sur son balcon une jeune noble dame. Tirso l'a-t-il lu? Rien n'est plus douteux.
Et de toutes façons il ne s'agissait que d'une scène secondaire où n'apparaissaient pas les traces du mythe futur. La pièce de Tirso de Molina a pour titre « El Burlador de Sevilla y convida de pierde ». Burlador : difficile à traduire : le trompeur, l'abuseur, le mauvais farceur de Séville et l'invité de pierre. Quelques années ont passé, à peine. Le mythe s'est enrichi. D'Italie en France, des pièces se sont créées. Elles ne passent pas à la postérité, même si elles on eu en leurs temps beaucoup de succès. Ce serait de la pure érudition aujourd'hui que de citer leurs noms.

Mais Molière a dû s'en nourrir, plus peut-être que de Tirso de Molina. Car c'est ici que commence la nouvelle aventure. Grâce donc à ces auteurs, aux troupes Italiennes, et même au théâtre forain, si important à l'époque, le mythe était déjà populaire en France quand Molière le reprit pour son compte en 1665, soit 35 ans après la naissance du personnage, dans une pièce en prose qui est à mon sens parmi les plus belles de toutes ses comédies, sinon la plus audacieuse et la plus troublante, et aussi la plus ambiguë. Audacieuse dans sa forme, mais davantage en son propos. Et pourtant le Don Juan de Molière aurait très bien pu ne pas naître. En effet, alors que la cabale dévote avait réussi à faire interdire son Tartuffe l'année précédente, Molière contre-attaque sournoisement avec son Don Juan, attaquant l'hypocrisie religieuse par un nouveau biais, tout aussi corrosif. Ainsi le Don Juan de Molière doit la vie à l'interdiction de Tartuffe, pour se venger des dévots. Son droit de réponse... Ici une parenthèse sur ce fameux parti des dévots si puissant en cette période du 17ème siècle.

Depuis le début du siècle en effet, le dévot était devenu un type social. Avec les progrès de la contre-Réforme et de la Renaissance catholique, ce type avait pris dans la société française une importance croissante. La société française, sérieusement chrétienne, se sentait enveloppée, pénétrée par les envahisseurs sournois d'une secte qui menaçait les libertés de l'esprit et la douceur de vivre, un peu comme les intégristes d'aujourd'hui. Ne voulaient-ils pas rétablir l’inquisition. Beaucoup d'honnêtes gens prirent parti contre cette cabale, association mystérieuse et puissante de gens qui invoquent à tout propos l'intérêt de la religion, jouent les censeurs, et s'introduisent dans les demeures pour devenir directeurs de conscience. On sait l'usage intéressé qu'en fera le sombre personnage de Tartuffe incarnant les cupides dévots intolérants qui attaqueront Molière pour sa pièce trop vraie, comme aujourd'hui on condamne certains films ou livres, tout simplement parce qu'ils s'attaquent à des sujets religieusement tabous, du Christianisme à l'islam : le fanatisme de l'intolérance, l'éternelle Inquisition... Qui tentera encore au 18ème siècle avec fureur d'interdire l'Encyclopédie propagatrice des trop dangereuses lumières. Hitler aussi brûlait les livres qui dérangeaient son idéologie, si on peut lui donner ce nom.

Nous sommes assez avertis nous-mêmes dans nos Temples des dangers que fait courir l'asservissement aveugle aux dogmes quels qu'ils soient, religieux ou idéologiques. Mais refermons cette courte parenthèse coléreuse sans doute, du moins orientée, pour conclure sur le chapitre des dévots du 17ème siècle. La plus redoutable de ces sociétés était la Compagnie du Très Saint Sacrement. Sans doute a-t-elle des côtés positifs, ne serait-ce qu'une certaine bienfaisance, mais essentiellement elle voudrait rétablir en France une sorte de Catholicisme intransigeant à l'Espagnole. De la rigueur avant toute chose. Mais surtout elle est intolérante, et elle a beaucoup de pouvoir, même dans le monde terrestre : une sorte d'Eminence Grise. Comme le toujours vivace et intrigant Opus Dei. Ainsi donc quand en 1664 la Compagnie du Très Saint- Sacrement fait interdire son premier Tartuffe en trois actes, qui traitait de la question des excès de la dévotion, Molière qui a absolument besoin d'un nouveau spectacle pour la survie de sa troupe, (car il est aussi directeur de troupe), choisit de s'attaquer plus violemment encore à la religion par cette pièce à machines, (Cf. la statue du Commandeur, les spectres et les divers jeux de scènes), qui aura la faveur d'un public toujours amateur de fantastique, dans une pièce en prose et non pas en vers, peut-être par manque de temps, (il a mis moins de 6 mois a l'écrire). Ainsi il va y mettre en scène cette fois la libre-pensée. Dans quelle intention ? Nous essaierons de le déceler. Cette libre-pensée est un courant d'idées très important au 17ème siècle. L'anti-dévot. L'un des plus représentatifs est le véritable Cyrano de Bergerac, le visionnaire auteur des voyages sur la lune. Don Juan est-il le porte-parole de Molière ou au contraire Molière veut-il stigmatiser ses excès. Les deux hypothèses ont leurs partisans, tant la pièce est ambiguë dans son propos.

Mais revenons à la question de la libre-pensée. Sans doute, vu de loin, et nous l'avons vu tout à l'heure, le 17ème siècle apparaît comme la renaissance ardente du catholicisme. On songe à François de Sales, à Vincent de Paul, à toutes les œuvres de charité qui se manifestent par la multiplication d'hospices et d’hôpitaux. Mais à travers ce siècle si croyant a circulé par réaction un courant de libre-pensée qui relie le naturalisme de la Renaissance du 16ème siècle symbolisé par l'Humanisme, à la raison critique des futurs philosophes du 18ème siècle. Derrière cette foi, il existe une libre-pensée qu'on appelle le libertinage. Les libertins affectaient de s'affranchir, de se libérer de toute obéissance envers une autorité étrangère et supérieure à celle de leur conscience. L'individu se veut indépendant vis-à-vis de toute règle imposée du dehors, envers toute discipline policée et religieuse, établie par le pouvoir de l'Etat, de l'Eglise et de la Tradition.

Une sorte d'anarchie intellectuelle et morale. Ce courant de pensée provient, ai-je dit, de la Renaissance, quand les grandes découvertes, les inventions magnifiques ont commencé à remettre en cause la croyance aveugle en Dieu du Moyen Age les « temps ténébreux », comme disait Rabelais au siècle suivant dans sa lettre à Pantagruel. L'Humanisme est une anti-religion. Au lieu de croire en Dieu, on croit en l'Homme, comme l'affirmera Alfred de Vigny dans son Credo quelques siècles plus tard. A la limite, c'est l'homme qui devient Dieu... Aujourd'hui l'Homme n'a-t-il pas son Musée, cathédrale grandiose à la gloire de la Lumière de la Connaissance, de l'Homo Faber à l'Homo Sapiens, sur le chemin infini de la Lumière, de la Connaissance, qui est une nouvelle, une éternelle naissance. La renaissance, donc. Le libertinage est une doctrine d'affranchissement intellectuel. C'est le libertinage de pensée. Mais il existe un autre libertinage : celui des mœurs.

Ceux qui profitent du libertinage pur à savoir le libertinage de pensée, (comme d'autres profitent de la dévotion, cf., encore et toujours, Tartuffe). En un mot c'est tout ce qui sépare la liberté de la licence. C'est de ce côté là que se place notre Don Juan. Car le Don Juan de Molière est bien sûr un séducteur, comme son modèle espagnol. Il n'est que de voir sa profession de foi dès la scène 2 de l'Acte 1. Séducteur, oui, surtout théoricien de la séduction comme il nous l'a révélé. Mais le Don Juan de Molière est bien autre chose que cela. Il n'est pas un simple Casanova. Il est l'être de défi. Toute la pièce est ainsi un défi en règle à la religion, Jusque dans ses moindres détails. Prenons la première scène qui s'ouvre par un éloge du tabac dans la bouche de Sganarelle : « Quoique puisse dire Aristote et toute la philosophie, il n'est rien d'égal au tabac ». Sans doute y sommes-nous moins sensibles aujourd'hui. Mais il faut savoir qu'à l'époque, le tabac découvert par Christophe Colomb, (et non par Aristote, comme le pense Sganarelle), introduit en Europe par les Espagnols avait d'abord connu une vague énorme. Puis par réaction brutale, Louis XlII, roi très religieux, en interdit la vente. Et le Pape Urbain VlII, (mort en 1644), menaçait d'excommunication les fumeurs ainsi que ceux qui prisaient dans les églises. Mais il y a bien sûr, tout au long de la pièce, et l'on pourrait faire le décompte du nombre de fois où le mot « CIEL « est prononcé, avec colère, dérision ou lassitude. Je ne crois pas me tromper si je dis qu'il l'est au moins une cinquantaine de fois. Et quand la religion est défendue, elle l'est par un piètre sermonneur, le bonhomme Sganarelle, qui met dans le même sac Dieu, le Loup-Garou et le Moine Bourru. C'est-à-dire tout ce qui sépare la religion et la superstition.

Qui donc est Don Juan ? Est-il bon est-il méchant ? comme pourrait se le demander Diderot un siècle plus tard. « Grand seigneur méchant homme », confessera Sganarelle dans un moment de lucidité courageuse, quand il ne risquera rien à l'avouer. Pourtant il est capable de chevalerie et de bravoure. Ainsi il vole au secours d'un homme seul attaqué par plusieurs brigands, (Sganarelle, lui, prend courageusement la fuite...). Il le sauve alors qu'il se révèle être son rival, le propre frère de sa femme Elvire, qui est résolu à venger l'honneur de sa sœur. Il a aussi une ironie mordante, voire cynisme : la fameuse scène avec Monsieur Dimanche, le marchand de drap, qu'il éconduit avec de belles phrases pour des dettes qu'il ne veut pas, qu'il ne peut pas honorer. Le plaisir pur de l'intelligence, bien ou mal employée. Mais avant tout il veut jouer. Don Juan joueur, comme il l'avait été précédemment, dans le chapitre amoureux, avec les paysannes Charlotte et Mathurine, à qui il jurait tour à tour amour éternel, avec promesse simultanée de mariage, naturellement. Mais surtout il est provocant. Jusqu'au défi, avons nous dit. Il adore se déguiser, et pas seulement pour fuir, le sens du costume, comme un dondysme baudelairien avant la lettre, et je vous rappelle que l'auteur des Fleurs du Mal au 19ème siècle a lui aussi succombé au mythe de Don Juan, puisqu'il lui a consacré un poème, Don Juan aux Enfers, un étrange voyage au-delà de la mort, où notre héros      « calme » impossible debout sur la barque de Dante « ne daigne rien voir ». Une anti-Divine Comédie. Athée et pourtant il provoque le Ciel.

Ne serait-il pas comme un nouveau Prométhée, le voleur de feu afin d'éclairer l'humanité, qui lui aussi avait été durement châtié pour excès d'intelligence, comme dans notre mythologie occidentale Lucifer, l'Ange de Lumière, est précipité dans l’abîme. La scène la plus pénible par son cynisme est en ce sens celle où il bafoue son père Don Luis, qui lui reproche ses débauches, avant de lui jouer la comédie du repentir par pur jeu encore, comme il l'avait joué avec Elvire son épouse, pour mieux s'en débarrasser. Don Juan être de jeu. Ainsi il joue avec Sganarelle, son faire valoir, son complice et son souffre-douleur tout au long de la pièce. Et pour répondre à l'interdiction de Tartuffe, (car il ne l'a pas oublié), Molière fera faire à Don Juan un véritable hymne, caricatural, à l'hypocrisie, « vice à la mode », dit-il, (ce qui est encore une manière de jouer), et on sait qui il veut atteindre par là. Jusqu'où peut donc aller l'intelligence diabolique ? Car Don Juan en sait trop. Don Juan va trop loin. Il fait un défi à Dieu. Il doit être châtié. C'est le sens du dénouement. Ici une dernière hypothèse en guise de première conclusion : Don Juan savait qu'il allait mourir, comme un suicide lucide, si l'on veut, et pourtant il continuait de défier encore, toujours. Il ignore la peur. La mort saura-t-elle l'arrêter sur son chemin de Lumière vénéneuse. Qui peut le dire ? Ici commence le dernier voyage de Don Juan. Initiatique ? Peut-être.

Et maintenant voyons quel sera le destin du Don Juan de Molière. D'abord beaucoup de succès. Et pourtant au bout de 15 représentations fructueuses, il est vrai, Molière cédant à des pressions occultes, (nous y revoilà), dut en suspendre les représentations, tant la pièce avait paru scandaleuse malgré de sérieuses coupures. Pendant deux siècles, elle ne devait survivre en France, en dehors des éditions, que dans l'adaptation en vers très édulcorée de Thomas Corneille : Le Festin de Pierre : 1673. Elle n'en continuera pas moins d'exercer même en dehors de France, une action capitale. Son ambiguïté même lui a conféré un pouvoir de suggestion qu'elle garde encore. Si Don Juan est devenu l'un des plus grands mythes des temps modernes, c'est à Molière qu'il le doit. Et pourtant ce n'est qu'en 1841 que le drame de Molière, (je dis drame et non pas comédie, comme le portait le titre initial, tant cela me semble plus indiqué d'après ce qui a été dit précédemment), donc que le drame de Molière sera de nouveau à l'affiche.

Don Juan, pièce maudite ? Comme certaines œuvres trop fortes. Et pourtant en 1787, deux ans avant cette Révolution Française dont, nous célébrons le bicentenaire, paraît le célèbre Don Giovanni de Mozart, que nous avons déjà annoncé çi et là, sur un livret de Lorenxo da Ponte, très inspiré de la pièce de Molière, tout en mettant l'accent sur la joie insolente et le côté séducteur du héros, ne serait-ce que parce que la belle langue italienne et la divine musique aérienne se prêtent aux duos ou aux hymnes d'amour, ou à l'ivresse de la vie. Don Giovanni...Mozart...Mozart, notre Frère. Y aurait-il là le secret du choix de ce personnage et de ce sujet ? Je pose la question. Il n'y a peut-être pas que la maçonnique Flûte Enchantée qui mérite le label d'origine. Quoi qu'il en soit, au fil des années, le mythe de Don Juan trouvera force et vigueur à travers le romantisme qui en fera une interprétation différente, démesurée, délirante, échevelée souvent, (Cf. La vision fiévreuse de l'Anglais Byron), jusqu'aux temps modernes. Jean Giraudoux écrivant son Amphitryon, (encore un autre mythe), confessait qu'il était le 38ème sur un tel mythe et l'appelait ainsi Amphitrion 38. Il doit y avoir bien plus de Don Juan, de Tirso de Molina jusqu'à Montherlant qui invente à son tour un Don Juan devenu vieux, (le personnage, le masque lui va si bien), pour ne parler que des pièces de théâtre, en passant par l'Angleterre, la Russie ou autre. Sans parler de Georges Brassens dans un de ses derniers refrains qui donne peut-être le mot de la fin sur ce chapitre, en proclamant en forme de litanie insolente, (et par ailleurs le qualificatif d'insolent ne convient-il pas si bien à notre personnage) : « Gloire à Don Juan ». Le mythe de Faust, plus tardif, incarné par notre Frère Goëthe, pourrait seul soutenir la compétition. Et il serait d'ailleurs passionnant d'entreprendre une étude comparée de Don Juan et de Faust.

Du côté de l'hymne à la vie, à la jeunesse éternelle. Pourtant au terme de ce voyage assez exhaustif, on pourrait ajouter à cette liste -à ce catalogue pour parler comme le Leporello de Mozart, le déplaisant et pourtant séduisant Solal, frère lointain de Don Juan, que la routine d'une passion devenue conventionnelle conduit à un suicide inéluctable, comme la main du Commandeur, dans le troublant roman de notre contemporain Albert Cohen, Belle du Seigneur quand le séducteur est pris au piège et à l'usure de l'amour durable : le contraire de la profession de foi du Don Juan de Molière que nous avons relue avec gourmandise.

C\ T\


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