GODF Loge : Paganis - Orient de L'Ile Rousse 11/12/2008


I  Ghjuvannali

Les Giovannali

Il est difficile d’entreprendre un travail sans avoir la certitude de parvenir à sa conclusion. C’est précisément ce qui m'a préoccupé au moment où j'ai commencé ce tracé. Et sur ce sujet plus que sur tout autre, puisque nous nous heurtons d’emblée à des interrogations, nous n’aboutissons qu’à des impasses, nous nous perdons en conjectures. Ici, tout n’est que théories.

Qui sont les Ghjuvannali ? On ne sait. D’où viennent-ils ? On ne sait. Quelles étaient leurs croyances, leurs pratiques, leur organisation ? On ne sait. On n’est même pas certain de l’origine de leur appellation… L’Église dominante a prudemment gommé toutes les traces compromettantes.

Pour tenter d’y voir plus clair, je vous propose d’aborder ce sujet en deux étapes : d’abord, situer les Ghjuvannali dans leur temps ; dans un deuxième volet, faire le point sur ce qui nous est parvenu de leur histoire, réelle ou supposée.

Le contexte historique en France

Lorsque Philippe IV le Bel décède, en 1328, il laisse le trône de France sans héritier mâle. Par l’effet de la loi salique – et surtout de quelques arrangements avec le droit – la couronne revient à son neveu Philippe VI de Valois. Elle est aussitôt revendiquée par le petit-fils de Philippe le Bel, Edouard III, roi d’Angleterre. Les hostilités dureront jusqu’en 1453.

Quelques années auparavant, en 1314, Philippe IV le Bel a exterminé l’Ordre du Temple et placé le Pape Clément V sous sa "protection", en réalité en résidence surveillée, à Avignon. Peut-on y voir une ébauche de séparation du temporel et du spirituel ? Il n’est pas certain qu’à cette époque la frontière ait été aussi nette que de nos jours.
Ce XIVème siècle est marqué par la faiblesse de l’idéal chevaleresque et une rupture d'équilibre entre les trois Ordres. La bourgeoisie détient une puissance économique qui la libère du pouvoir royal et devient une véritable force politique. Le monde féodal évolue et laisse progressivement la place à une société communale. Les cités nouvelles, les chantiers nouveaux, attirent les artisans, charpentiers, tailleurs de pierre, verriers. Cet art florissant, encore fortement imprégné de la ferveur religieuse a permis l’essor de l’architecture gothique. L’Inquisition, instaurée à l’avènement des grandes hérésies propagées sur la route des Croisades et sur celles des pèlerinages, est fortement présente. Elle sert à la fois les intérêts spirituels de la Papauté, soucieuse de maintenir la discipline de l’Église ainsi que sa prééminence sur la Royauté – dont elle s’efforce d’affirmer l’origine divine – et ceux de ladite Royauté qui y voit un moyen de renforcer l’autorité civile.

Après l’anéantissement des hérétiques Cathares, après la répression contre l’Église vaudoise – qui va annoncer les débuts de la Réforme – la papauté s’en prend à son propre clergé en livrant à l’Inquisition des moines dissidents franciscains condamnés d’hérésie. Ces mêmes moines auxquels elle avait pourtant confié la croisade contre les Albigeois…

Ce sont précisément ces moines franciscains qui intéressent notre recherche.

Je l'ai dit en en-tête de mon propos, l'origine des Ghjuvannali n'est pas clairement établie, mais l'hypothèse qui semble prévaloir dorénavant rattache les Ghjuvannali à un ordre mendiant dissident de moines franciscains, les Fraticelli dont certains auraient abordé aux côtes de Corse.

Il serait hors sujet de s'avancer dans l'histoire de cette dissidence ; relevons simplement qu'à la fin du XIIIème siècle, les Fraticelli sont déclarés hérétiques par la Papauté et condamnés à être exilés.

Les interrogations

Qui sont les Ghjuvannali ? D'où viennent-ils ?
 
Dans une conférence donnée en mai 2000 à Cervioni, Philippe Guglielmi, ancien Sérénissime Grand-Maître du Grand Orient De France reprend à son compte la thèse d'Alexandre Grassi qui rattache les Ghjuvannali aux Cathares exilés en Corse vers 1340. Pour séduisante qu'elle soit, cette thèse n'est pas avérée. Elle n'est pas pour autant totalement dénuée d'intérêt.

Les Ghjuvannali apparaissent en Corse vers le milieu du XIVème siècle.

Leur présence est attestée dès 1348 dans le village de Carbini dans l'Alta-Rocca en Corse-du-Sud. La Congrégation de moines "Pénitents" a été constituée par le Vénérable Frère "Iohannes" Jean ou Ghjuvanni Martini, Vicaire du ministre général en Corse du Tiers-Ordre de Saint-François. Il s'agit donc à l'origine d'une Confrérie reconnue, désignée à l'époque sous le nom de "Tertiaires de Carbini", que l'on peut donc rattacher aux Fraticelli, ces Franciscains dissidents évoqués précédemment.

Leur appellation est sujette à des interrogations. Trois thèses principales s'affrontent :

- le nom de Ghjuvannali proviendrait du nom de leur fondateur, Iohannes. Cette thèse paraît peu probable en raison de l'humilité professée par la communauté. On avance bien sûr l'argument inverse qui donne à l'Ordre de Dominique, le nom de Dominicains, celui de François d'Assise aux Franciscains ou de Benoît aux Bénédictins. Il s'agissait là d'Ordres d'une tout autre envergure et les appellations sont apparues longtemps après leur création. Au demeurant, Ghjuvanni Martini n'est demeuré que trois ans à la tête de la Congrégation ; c'est peu pour y laisser son nom.

- Ghjuvannali serait une déformation de Joviniani. C'est faire ainsi le lien avec les Cathares, exterminés un siècle plus tôt dans le Languedoc et qui se référaient à l'Évangile de Jean. Est-ce que les Loges de Saint-Jean sont pour autant descendantes des Ghjuvannali ?…

- Les membres de la Congrégation, une soixantaine d'hommes et de femmes, se réunissaient dans l'Église San Ghjuvanni de Carbini. C'est oublier qu'ils s'assemblaient à l'origine dans l'église San Quilicu, jusqu'à sa destruction par ordre de l'évêque d'Aléria.

Je ne peux donc pas vous donner de réponse. Le mystère demeure. Et ce n'est que la première énigme.

La seconde énigme est celle de leur origine. La thèse la plus plausible est celle de leur appartenance à la dissidence des Fraticelli puisqu'il est établi que les deux communautés se revendiquent de l'Ordre des Franciscains. Et pourquoi pas une double dissidence Franciscains/Fraticelli – Fraticelli/Ghjuvannali ?

Cependant, il n'est pas exclu qu'un certain nombre de Cathares ayant pu échapper aux massacres de Montségur en 1244 ou de Quéribus en 1255 soient parvenus en Corse. Certains en provenance d'Espagne en profitant des incursions du roi d'Aragon, d'autres par la Toscane ou la Sardaigne. La Corse et la Sardaigne sont domaines du Roi d'Aragon depuis 1296. Il est également possible que des Cathares aient fui l'Espagne et l'Italie devant les persécutions de l'Inquisition.

Le contexte historique en Corse

Que savons-nous de leur histoire ?
Lorsque les Ghjuvannali s'implantent à Carbini en 1348, la Corse est en proie à de violents soulèvements. À l'instar de la métropole génoise, les grandes familles de l'Ile sont divisées entre parti pisan, parti génois et parti aragonais. On se souvient en effet que le Pape Boniface VIII a attribué au Roi d'Aragon Jacques II, en 1296, la Sardaigne et la Corse "in perpetuo feudo", en fief perpétuel. Gènes en guerre civile permanente, se révèle incapable d'administrer le territoire. La République, qui a conquis militairement la Corse face aux Pisans en 1284, n'a toujours pas réussi à s'y établir, bien que les Corses aient constitué un trésor donnant à la Sérénissime les moyens de maintenir sa présence. Il faudra attendre, en 1347, que le parti populaire triomphe du parti de la noblesse pour que Gènes se décide à intervenir. Les troubles sont d'autant plus importants qu'une épidémie de peste, importée par les troupes génoises, décime en 1348 les deux tiers des habitants.
Dans le Nord, peu féodalisé, les rares seigneurs demeurent fidèles au Roi d'Aragon. U Cismonte, traduit par l’Au-delà des Monts, "A terra di u Cumunu" (Terre du Peuple) s'organise autour de communautés villageoises, e Pieve, administrées par des Capuralini. Dans le Sud, U Pumonte, traduit par En-deçà des Monts, "a Terra di i Signori", (Terre des Seigneurs) les hobereaux ralliés à Gênes alourdissent les charges fiscales pour financer leurs expéditions militaires. Les paysans et les notables, refusant de s'acquitter de l'impôt, prennent la tête d'une rébellion contre les féodaux.

Le 20 mai 1352, Frà Ristoru, originaire d'Ota, religieux du diocèse de Sagone, sur ordre du "vénérable ministre de la Province et cité de Marseille", suivant acte "avec sceau pendant" dressé par Michaelis Radulfi Notaire à Marseille, est consacré Vicaire de la congrégation de pénitence de Carbini. Sur place, Ristoru gagne le soutien de deux seigneurs sans fortune Paulu et Arrigu di Tallanu. Ils s'associent au mouvement de révolte, refusant l'impôt dû au seigneur et à l'évêque d'Aléria.

La communauté s'agrandit. Carbini est assiégé par les seigneurs, les Ghjuvannali se replient et fondent le village de Zevaco qui tiendrait son nom du grec "résidence". L'évêque et le seigneur sont tous deux dans l'obligation de s'entendre pour mettre fin à la rébellion.

Pour les Ghjuvannali, le différend est tout autre. En 1133, les évêchés de Corse ont été partagés entre l'archevêque de Gènes, qui administre les trois évêchés du Nebbiu, de Mariana et d'Accia et celui de Pise qui gère les trois évêchés d'Aleria, Aiacciu et Sagone. La Sérénissime République n'a pas cherché à obtenir du Pape l'abrogation de cette partition et Carbini faisant partie du diocèse de Sagone dépend toujours de l'archevêché de Pise

Raimondo, l'évêque d'Aléria, prend prétexte que Ristoru s'accapare la dîme au profit de sa congrégation, pour engager un combat sans merci et discréditer le vicaire et les Ghjuvannali, usant de tous les moyens politiques et religieux. En réalité, il craint que l'Église officielle (opulente) soit déstabilisée, montrée du doigt dans cette période de troubles sociaux. Frappé d'excommunication en octobre 1353, Ristoru en appelle à l'Archevêque de Pise. L'anathème est levé en 1354, mais Raimondo passe outre la décision d'une hiérarchie qu'il ne reconnaît pas et en appelle à son tour devant le Pape Innocent VI qui confirme définitivement l'excommunication. Les Ghjuvannali sont déclarés hérétiques.
 
Il revient à son successeur, Urbain V d'organiser la répression. Il mande en Corse un légat pontifical qui s'allie aux féodaux pour exterminer militairement les Ghjuvannali. S'ensuit un long exode à travers les montagnes pour rejoindre le couvent franciscain d'Alisgiani, en même temps qu'une longue traque menée par les autorités religieuses, ponctuée de massacres et de bûchers.

L'arrivée des Ghjuvannali en Castagniccia vers 1358, coïncide avec la révolte populaire commandée par Sambucucciu d'Alendu contre les féodaux du Cismonte. Soutenu un temps par Gênes contre le parti aragonais, Sambucucciu a été élu en 1357 à Merusaglia par le parti populaire pour mener cette rébellion et faire respecter les droits de "a Terra di u Cumunu".

On a pu évoquer, mais je n'ai retrouvé aucune trace tangible, une alliance opportuniste entre Sambucucciu et les Ghjuvannali.

L'histoire des Ghjuvannali se perd aux alentours de 1364. Les six derniers Confrères sont brûlés sur les hauteurs de Ghisoni. La légende attribue à cet épisode l'appellation des deux monts qui dominent Ghisoni : Kyrie Eleison et Kriste Eleison.

La démarche religieuse des Ghjuvannali

Leur doctrine semble avoir été assez proche de la règle de Saint-François d'Assise. Scandalisés par la richesse de l'Église et le faste du haut clergé, la vente des indulgences pour rachat des péchés, ils prônaient une extrême pauvreté, s'adonnaient à des pénitences, l'ascèse pouvant aller jusqu'à la mortification et l'auto flagellation, et recommandaient le partage des biens dans l'optique de l'église christique originelle. Ils ne reconnaissaient aucun sacrement ; ce qui les désignaient facilement comme fornicateurs se livrant à des orgies collectives.

Aucune archive n'a été conservée. On ne peut que conjecturer ce que fut leur pensée religieuse. Les seules traces qui demeurent à Pise ou Florence sont des éléments à charge, transcrits par les légats de l'Inquisition et forcément sujets à caution.

Il est probable que leur filiation aux Fraticelli se soit nourrie du dualisme qu'on a retrouvé dans la doctrine Cathare. Pour résumer. Dieu, parfait, n'a pas pu créer le mal qui est l'œuvre de Satan. Dieu et Satan, le Bien et le Mal cohabitent dans un permanent rapport de forces. Les ténèbres n'existent que pour nous montrer la lumière. Mais le dualisme et le manichéisme n'étaient pas propres aux Cathares. Ces dogmes originaires de Perse se retrouvent dans la doctrine des Bogomiles en Bulgarie et ont vraisemblablement été importés par les Croisés frottés à d'autres philosophies.

Ce tracé laisse évidemment une impression d'inachevé.

J'ai cherché en vain ce que l'histoire des Ghjuvannali pouvait nous apporter dans notre quête. Je n'ai trouvé qu'une tragique page d'histoire sans autre enseignement qu'une certitude : la rémanence des erreurs humaines.

J'en tire, cependant, une consolation : l'idéal d'humilité, de fraternité et de justice sociale des Ghjuvannali a peut-être donné naissance en 1735, en Corse, à la première Constitution du siècle des Lumières.

J'ai dit.

P\ R\

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