Sous
les Auspices de la Nature Sacrée, sous la Protection
du Prophète des Forêts
Carbonari et Charbonniers
de
Régis Blanchet
Introduction
Quitte à mieux percevoir les racines
profondes et
antiques qui feront bourgeonner au début du XIXe
siècle la société très
secrète
des Carbonari, il faut aller en amont sur plus d’un
millénaire et tenter de
comprendre ce que «
forêt », « bois »
et « charbon » signifient sur les plans culturel et
philosophique, mais aussi
religieux et politique, éventuellement économique.
La structure antique de la «
pensée de la forêt »
est antérieure à l’Empire romain et
recouvrait toute l’Europe celtique tant
atlantique que germano-scandinave et l’ensemble des
régions balkaniques. Une
étude archéologique et anthropologique des trois
périodes de La Tène et de la
civilisation de Hallstatt (bassin autrichien actuel entre 500 et 200
av. J.-C.)
nous montre une société
pré-industrielle forte et brillante dont la structure
sociale repose sur des clans disséminés au sein
des forêts (33).
Les seules concentrations humaines notables sont
industrielles (travail de la métallurgie et du bois) et
commerciales (échanges
saisonniers entre les clans) (31).
Il y avait aussi des sanctuaires religieux plus ou
moins importants ayant une activité sacrificielle variable
suivant les lieux et
les époques mais qui, de toute évidence, peuvent
être considérés comme des
points de concentration occasionnels (35).
Pour le reste, les populations étaient
formées de
clans installés dans des clairières
forestières et parfaitement indépendants
les uns par rapport aux autres. Quand un clan devenait trop important,
il
essaimait, se scindait en deux, et une nouvelle clairière
était mise en place à
une distance respectable de la première afin que les
intérêts des deux clans
n’entrent pas conflit. Ainsi de véritables
royaumes claniques se constituèrent
(32).
Chaque clan avait un chef militaire et un chef
religieux, et les deux ensemble formaient une puissante clé
de voûte «
druide-roi ».
L’alimentation reposait sur le glanage
forestier
(racines, plantes, fruits), sur un petit élevage (porcins,
ovins
principalement) et un peu d’agriculture. Les produits de la
chasse, et de la
pêche pour certains, tenaient aussi une part importante dans
l’alimentation des
clans celtiques.
Les activités
pré-industrielles de ces clans
étaient parfaitement déterminées par
la forêt elle-même et se concentraient sur
trois métiers très communs: le bois, le
charbonnage et la métallurgie. Notons
enfin qu’une de leurs «
spécialités », la
pharmacopée, était connue de tout le
Bassin méditerranéen dès le
début de l’âge du fer (1000 av. J.-C.)
et que nombreux
furent les Grecs pythagoriciens qui vinrent en Gaule pour y
être initiés (36).
Ces clans celtiques entretinrent de très
riches
échanges commerciaux avec leur environnement.
Spécialistes de la métallurgie,
ils avaient une connaissance approfondie des ressources
minérales généralement
affleurantes (38 et 39). La Bretagne armoricaine et la Cornouaille
fournirent
en lingots d’énormes quantités
d’argent, de plomb et d’étain, surtout
aux
Phéniciens, peuple maritime
méditerranéen, qui les répartissaient
ensuite vers
les demandes ponctuelles des cités et nations en croissance.
Un certain choc de civilisations eut lieu quand la Rome
impériale et
méditerranéenne se mit à vouloir
fédérer dans son influence les Gaules, la
Germanie et les futures îles Britanniques
jusque-là appelées les « Îles
au Nord
du monde ».
En ce qui concerne les Gaulois, l’absence
de
coordination et de logistique des clans celtiques leur firent perdre
cette «
guerre des Gaules » et les Romains induisirent une nouvelle
structure sociale -
dont nous sommes encore les héritiers - en fondant des
castrum - embryons des
cités à venir - et des voies de communication les
reliant entre eux. La
monopolisation militaire de ces villes et de ces routes créa
une « ossature »
autoritaire et centralisée qui s’imposa
politiquement dans un monde
exclusivement forestier et libertaire. De là naquit la
confrontation de deux
pensées, de deux mondes, totalement différents
qui s’interpénétreront sans
toutefois perdre leur identité.
D’un côté, nous
avions la brillante action
civilisatrice de l’Empire romain militaire, puis religieux,
dont l’architecture
reposait sur le mortier et la pierre.
De l’autre côté,
nous trouvions une civilisation
forestière parfaitement rodée à ses us
et coutumes, basée sur le bois, qui,
avec le temps, se mit à renâcler devant les
avancées de la « Ville » au nom
d’héritages traditionnels plus individualistes (3).
Progressivement, la « Forêt
» devint le symbole
même de la liberté et de la résistance
à tous les impérialismes urbains. Cela
est très sensible dans les trois époques du Moyen
Âge (10 et 11) jusqu’au XIXe
siècle où l’industrialisation et
l’extraction de la houille minérale finirent
par briser irrémédiablement la chaîne
pré-industrielle des clans forestiers:
bois, charbon, forge (3).
C’est ainsi que, sans le savoir, les
paysans - les
pagani - devinrent d’irréductibles «
païens » (mot français issu de paganus =
paysan) et que leurs héritages culturels devinrent
« hors la loi » du fait
qu’ils étaient « hors la ville
». Les rapports de force furent constants.
Les Carbonari ont toutes les
caractéristiques de
la conservation de cet héritage bien fixé dans
les inconscients collectifs
européens. Ils reprirent le symbole du charbon comme base
fédératrice de leur
image. Ils se réunirent au sein du monde rural. Ils
s’opposèrent fermement,
presque dogmatiquement, aux impérialismes religieux (la Rome
impériale) et
politiques (rois de droit divin); autrement dit, la «
forêt » servit encore une
fois de lieu de résistance et d’action contre
l’impérialisme urbain.
Ils eurent aussi les mêmes
défauts que ceux de
leurs sources, en péchant par manque
d’organisation et de communication tout en
oubliant de présenter des alternatives politiques viables.
Leurs
actions furent progressistes et émancipatrices, parfois
très utopiques, ce qui
ne les a pas empêchés de gagner bien des combats,
le plus évident étant les
fruits de l’action de Garibaldi qui fit perdre au Vatican les
États pontificaux
au profit de l’unification d’une Italie
républicaine en 1870, ou les poussées
républicaines qui finirent aussi par aboutir tant en France,
en Allemagne,
qu’au Portugal. Le carbonarisme est
génétiquement rattaché aux convictions
républicaines et constitutionnelles et à toutes
les expressions libérales du
XIXe siècle.
Mais il y eut des étapes
intermédiaires entre les
clans forestiers d’origine et
l’émergence des Carbonari italiens et
français du
XIXe siècle. Nous allons évoquer rapidement
quatre de ces points:
1. Le néo-celtisme universitaire du
XVIIe et du
XVIIIe siècle (1600-1720)
2. Le néo-druidisme anglais du XVIIIe siècle
(à partir de 1717)
3. Le rite forestier français de monsieur de Beauchesne
(1747)
4. Le rite français dit d’«
Alexandre-la-Confiance » (1760-1790)
1.
Le néo-celtisme universitaire du XVIIe et
du XVIIIe siècle (12 et 13)
Il est inutile ici de rappeler que la
Grande-Bretagne et l’Irlande furent certainement les
contrées les moins
touchées par la romanisation et qu’elles
gardèrent plus facilement les
héritages celtiques de leurs anciens.
Afin de limiter les redites passant d’un
ouvrage à
l’autre, nous conseillons aux lecteurs
intéressés de se rapporter aux deux
tomes des Collèges d’Oxford au XVIIe
siècle (Éditions du Prieuré, 1994).
Nous
ne ferons ainsi qu’un rappel des données de base.
Par-delà la conservation des archives et
littératures celtiques du Ier millénaire qui
passèrent progressivement de
l’école de Chartres vers Oxford lors du concile de
Paris en 1210, lesdites
universités d’Oxford devinrent le lieu
privilégié d’un enseignement
libéral de
type platonicien ayant fui devant la pression de
l’Inquisition romaine et
continentale. Une impressionnante « banque de
données » fut ainsi
préservée du
feu et des saccages.
Le néo-celtisme anglais est avant tout
politique
et trouve sa première expression autorisée sous
le règne d’Henry VIII dès
qu’il
se sépara de la tutelle romaine en 1535. Ce dernier, afin de
réduire les
prétentions historiques de Rome qui laissaient croire que
tous les peuples du
monde étaient issus d’une diaspora des douze
tribus d’Israël - et que, par voie
de conséquence, tous les commandements bibliques, dont les
fiscaux,
s’appliquaient au monde entier - mit en place, à
Oxford, un collège de
scientifiques qui prirent le nom d’Antiquarians.
Comme en même temps, Henry VIII avait
forcé à
l’exil tous les ordres monastiques catholiques de son
royaume, il avait aussi
déplacé les archives desdits
monastères vers sa bibliothèque royale et vers
celle d’Oxford à des fins de
préservation. Nombreux étaient les documents
relatifs à l’histoire réelle du pays;
nombreux étaient aussi ceux relatifs aux
anciennes culdées irlandaises ou colombanites. Un
gigantesque travail de
compilation était à faire. Ce fut la
première mission des Antiquarians. Henry
VIII voulait prouver au monde et au Vatican que son acte de
sécession n’était
pas une rupture avec la « Tradition de ses pères
», bien au contraire. Cette
volonté de recherches des racines celtiques ou saxonnes
n’avait qu’un but
politique, émancipateur et progressiste, en un mot,
très « pré-Moderne ». Ce
mouvement réactiva les hérésies, mais
aussi la théorie du paganisme (10 et 11).
Ce collège d’Antiquarians,
contrairement à ce que
l’on pourrait croire, ne va pas «
poétiser » et deviendra au bout d’un
siècle
d’exercice un véritable fer de lance progressiste
considéré comme gênant à
partir de l’instauration des Stuarts en 1600. Deux hommes
sont à citer: Sir
Cotton et John Selden. Le premier, richissime, fonde la
Cotton’s Library et son
salon rassemble tous les Antiquarians de son temps, mais aussi tous les
opposants aux Stuarts. Son but déclaré est une
franche opposition politique aux
Stuarts qui avaient, à ses yeux, une fâcheuse
tendance à se rapprocher de la
catholicité continentale; il voyait dans
l’Antiquarism la matière idéale pour
créer un frein politique sur des bases scientifiques.
Et c’est John Selden, un de ses
compagnons et
élèves, aussi juriste, qui porta le premier en
1615 devant la Chambre le
problème des taxes fiscales de droit divin toujours en
vigueur. La nouvelle
archéologie avait démontré
scientifiquement que les premières taxes anglaises
avaient été mises en place par les Saxons au VIe
siècle, et non par une tribu
d’Israël ayant divagué
jusque-là. Toutes les taxes bibliques devaient donc
être
remises en question. C’est à ce
moment-là que les Stuarts interdirent les
Antiquarians car ils se mirent à craindre pour leur propre
droit divin
légitimant leur couronne. Décidément,
le néo-celtisme anglais du XVIIe siècle
était bien progressiste, et il n’est pas
exagéré de soutenir qu’il travailla
sans le savoir aux premières bases des droits de
l’homme face aux droits de
Dieu (23, 24, 25, 26, 27).
La révolution de Cromwell de 1640
n’arrangea pas
les affaires des Antiquarians qui s’occultèrent
pendant vingt ans dans les
universités d’Oxford, tout en
s’agrégeant au fameux Invisible College - lui
aussi situé à Oxford - qui comptait parmi ses
locataires tous les
ressortissants de l’Utopie rose-croix
d’Andréae. Il s’agissait de Robert Fludd
- qu’il faut situer comme le père de
l’Invisible College -, d’Elias Ashmole, de
John Wilkins, de Robert Plot, de Thomas Vaughan, de John Locke, de
Samuel
Hartlieb, et plus tard, de personnages comme Isaac Newton ou sir
Christopher
Wren.
Dès la restauration des Stuarts en 1660, cet Invisible
College, ayant fait
allégeance au roi, se vit confier la mission de fonder la
très fameuse Royal
Society. Les Antiquarians, politiquement plus bridés, firent
néanmoins de
gigantesques avancées scientifiques, principalement sur la
base des travaux de
John Aubrey qui élucida le « mystère
» de Stonehenge jusque-là attribué aux
Romains.
Ce sont bien les membres de cette Royal Society,
ayant jumelé dès sa naissance la voie
chrétienne libertaire des Rose-Croix avec
celle, plus paganisante et politique, des Antiquarians, qui,
après quelques
phases préparatoires entre 1700 et 1717, mettront en place
la Franc-Maçonnerie
en juin 1717, restaureront la Society of Antiquarism - interdite depuis
Charles
Ier - en juillet 1717, et fonderont en septembre 1717 le fameux et
méconnu
Druid Order.
Ces
trois
mouvements ont les mêmes fondateurs et possèdent
totalement la même identité
dans l’espace et le temps, ce qui est
compréhensible puisqu’ils ont tous une
racine unique: les spécialités scientifiques en
pleine évolution de la Royal
Society, donc progressistes, passant de l’empirisme
à la science dite exacte.
Physique et chimie avec Isaac Newton, astronomie avec Edmund Halley,
mathématiques avec Désaguliers,
archéologie avec William Stukeley, médecine
avec Sir Christopher Wren, métaphysique et philosophie avec
Lord Warburton,
John Toland et John Locke, littérature engagée
avec Pierre Desmaiseaux,
devinrent des leviers modificateurs de la
société. Nous sommes ici en présence
de cette génération particulière dite
des « Modernes » qui se mirent à
travailler à l’émancipation de
l’homme face aux obscurantismes par la diffusion
des sciences. L’enjeu était d’envergure
et particulièrement dangereux pour les
pouvoirs politiques et religieux en place: ce fut un projet de
société
cherchant d’autres bases pour asseoir les
légitimités.
La Raison pointait son nez et l’individu
était
appelé à ne croire qu’en ce
qu’il avait expérimenté, et non plus
à des codes
post-médiévaux dont les bases
n’étaient que dogmatiques.
Un chapelet de mouvements analogues fleurit dans
le Nord de l’Europe, tant en Grande-Bretagne que dans les
Pays-Bas. Londres, La
Haye et Leyde devinrent des capitales où toutes les
contestations non seulement
se réfugièrent, mais trouvèrent aussi
une logistique éditoriale afin de
diffuser leurs oeuvres très chaudes. La
révocation de l’édit de Nantes en 1685
était pour quelque chose dans cet état de fait,
car nombreux furent les
protestants de deuxième génération
réfugiés à
l’étranger qui trempèrent leur
plume dans l’encre de la vengeance, de la colère
et de l’injustice sociale. Pierre
Desmaiseaux, Jean Théophile Désaguliers, Pierre
Bayle, l’éditeur Prévost furent
de ceux-là. L’exil de Saint-Évremond
à Londres fut politique, mais son
influence sur les mouvements libertins fut considérable
(40). Il fut honoré
d’une sépulture dans l’abbaye de
Westminster.
2.
Le néo-druidisme anglais du XVIIIe siècle
à partir de 1717 (33)
La première expression
réalisée d’un néo-druidisme
est bien ce Druid Order fondé en 1717 à la
taverne du Pommier. Néanmoins, c’est
à Oxford, vers 1650, sous l’impulsion de
l’Antiquarian John Aubrey, que nous
pouvons en situer le germe dans le très
mystérieux « bosquet » de Mount Haemus.
Tout semble tourner autour de ce sympathique archéologue
qui, à la fin de sa
vie, avouait volontiers que ses travaux avaient quelque part fait de
lui un
druide moderne. Il avait l’estime de tous les membres de la
Royal Society et
participait à leurs travaux très humblement. Ses
amis étaient Ashmole, Plot,
Wilkins, Llwydd, les frères Gale, Desmaiseaux.
Dans les années 1690, bien que les
travaux
philologiques sur les langues celtiques aient continué
après Wilkins avec ceux
de Llwydd, bien que les frères Gale aient
rassemblé toutes les recherches
accomplies à l’Harleian Library, bien que les
travaux d’Aubrey aient eu une
large diffusion, l’Antiquarism sous contrôle depuis
1660 avait perdu quelque
peu de son esprit combatif et contestataire. Toujours à
Oxford, un événement va
se charger de remédier à un tel état
de fait.
En 1694, un étudiant irlandais va venir
compléter
ses études et se liera d’amitié avec le
vieux John Aubrey: il s’agit de John
Toland que l’on peut dès lors
considérer comme l’héritier spirituel
du vieux
professeur (30 et 40). John Aubrey s’éteignit
tranquillement en 1697.
Toland n’est pas un historien ou un
archéologue,
mais un philosophe très engagé et un
polémiste. Proche du parti whig et de ses
thèses pré-républicaines, catholique,
puis anglican puis panthéiste à la mode
de Giordano Bruno et de Spinoza, Toland va réinsuffler le
vent du combat
progressiste en reprenant à son compte le vieux bosquet de
Mount Haemus et en
devenant le premier Grand Druide du Druid Order entre 1717 et 1722,
date de sa
mort. Notons pour mémoire que le bosquet de Mount Haemus se
trouve toujours
aujourd’hui au coeur du Druid Order anglais, ce qui relie
traditionnellement ce
dernier à la grande époque de
l’Invisible College des années 1650.
Dans son testament philosophique de 1720, le
Pantheisticon, Toland propose un retour à la sagesse antique
des platoniciens
sur un fond de panthéisme spinozien, et il utilise cette
toute nouvelle et
révolutionnaire matière celtique comme une
étrave pédagogique (14, 15, 30).
L’ennemi premier est l’impérialisme
religieux du Vatican, cause de tant de
massacres et de guerres. Le deuxième ennemi, ce sont les
mauvais rois qui
utilisent le dogme oppressif pour asseoir un pouvoir non
justifié. Son bras
droit, Pierre Desmaiseaux, deuxième fondateur du Druid
Order, ex-secrétaire de
la Royal Society, agent littéraire de
l’éditeur Prévost de Londres,
édite les
oeuvres de Pierre Bayle et collationne celles de
Saint-Évremond. Le jeune
William Stukeley, antiquarian de renom et troisième
fondateur du Druid Order,
relance toutes les recherches sur les mondes celtiques.
L’équipe est au complet
et s’engouffre dans la multiple et complexe contestation
culturelle qui oppose
le Nord et le Sud de l’Europe.
Ce néo-druidisme va croître et
se diversifier.
Aujourd’hui, il fait partie des institutions anglaises
auxquelles participent
les membres de la famille royale. La reine Élisabeth, son
fils Charles, le
prince de Galles, en font partie. Winston Churchill en fit aussi partie.
Il faut citer ici quelques-unes des
diversifications et scissions druidiques anglaises et en extraire les
significations principales.
En 1792, à Primerose Hill, Edward
Williams, de son
nom de druide Iolo Morganwg, crée par scission la
première Gorsedd de Galles en
reprenant les travaux très paganisants de
l’oxfordien John Wilkins (Invisible
College de 1650) et édite les Mabinogion. Thomas Payne fut
un de ses amis et
propagateur de ses thèses aux États-Unis; il fit
souscrire George Washington à
la première édition des Mabinogion. Payne
participa tant en France qu’aux
États-Unis à tous les mouvements
révolutionnaires. Tous les Gallois furent des
admirateurs bruyants des valeurs de la Révolution
française.
Henry Hurle fonda, quelque temps après, un autre groupe
druidique plus «
socialisant » qui, en 1833, mit en place avec
succès la première mutuelle au
monde qui eut des millions d’adhérents dans tout
le Commonwealth jusqu’à la fin
de la deuxième guerre mondiale où
l’Angleterre mit son système de
sécurité
sociale en place.
Si nous mettions dans une perspective historique,
afin d’en tirer les valeurs communes, Sir Cotton, John
Selden, John Wilkins,
John Aubrey, John Toland, Iolo Morganwg, Thomas Payne, Henry Hurle, que
pourrions-nous voir?
Ils travaillèrent tous sur les valeurs
du monde
celtique et forestier; ils s’engagèrent tous sur
les valeurs les plus
progressistes et anti-impérialistes de leur temps; ils
furent tous des adeptes
des valeurs des révolutions, quelles qu’elles
soient, pourvu qu’elles se
rapprochassent de la notion de démocratie; ils furent tous
des adeptes des
droits individuels; ils combattirent tous avec ferveur toutes les
formes encore
en activité des obscurantismes
post-médiévaux. N’est-ce pas ce que
nous
retrouvons comme trame de fond chez les Carbonari du XIXe
siècle?
3.
Le rite forestier français de monsieur de
Beauchesne (1747)
N’en déplaise à
quelques historiens à la mode,
nous sommes de ceux qui croient que ces mouvances
néo-druidiques outre-Manche -
et particulièrement l’héritage
panthéiste de Toland - participèrent au
déisme
anglais si particulier de la première moitié du
XVIIIe siècle, et que ce
mouvement se transféra en France dans le
développement plus tardif (1725) de la
maçonnerie continentale.
Nous évoquons comme une des preuves
d’un tel état
de fait le petit ouvrage écrit en français, La
Relation apologique de
l’histoire des Francs-Maçons,
édité à Londres et à Dublin
en 1738, et qui n’est
rien d’autre qu’un plagiat in extenso du
Pantheisticon de Toland. Sans nul
doute, sa vocation fut de toucher le lectorat maçonnique
français de cette
époque, et le fait qu’il ait
été édité à
Londres par Prévost et Desmaiseaux
appuie cette thèse.
La confirmation de cette imprégnation
nous est
donnée par la mise en place en France, vers 1747,
d’un rite forestier mixte -
le Druid Order le fut aussi dès sa naissance, ce qui est une
particularité
notoire à cette époque - de Fendeurs et de
Fendeuses (3, 4 et 5). Les rituels
sont extrêmement paganisants et ne contiennent aucune
connotation
judéo-chrétienne; l’invocation se fait
au Prophète des Forêts. Les réunions
avaient lieu « au centre de la forêt du roi
». Indubitablement, nous pouvons
assimiler ce rite à un alter ego français du
Druid Order anglais dans lequel
nous retrouvons des traces du Pantheisticon de Toland: « Le
Ciel est mon père,
la Terre est ma mère » etc.
Pourtant, monsieur de Beauchesne n’est
pas
l’exemple d’un maçon philosophe et
idéaliste. Il est connu pour son
mercantilisme; il vendit aux plus offrants des patentes et des grades
inventés
par lui, et aucune de ses inventions n’eut la chance de lui
survivre après 1773
(naissance du Grand Orient de France) comme ce fut le cas pour le rite
forestier. Ce dernier, d’ailleurs, ne fut pas
inventé par Beauchesne, mais
seulement capté par lui à la suite
d’une transmission accomplie par un
responsable des Eaux et Forêts du comté
d’Eu. Les rituels dudit rite viennent
de traditions ancestrales des forêts situées entre
Caen et Rouen, près d’Eu, où
une verrerie, du nom du Courval, employait un grand nombre de
forestiers pour
alimenter les fours, mais aussi pour obtenir de la fougère
à brûler,
indispensable pour la fabrication du verre. La région de
Fougères eut une activité
analogue durant des siècles.
Même si ce rite « rural
» eut quelque succès et se
répandit rapidement dans différentes
régions de France, nous ne savons pas
grand-chose sur ses membres, ses travaux, ses orientations
philosophiques et
éventuellement politiques. En tout état de cause,
il peut être assimilé à une
des formes de libertinisme de ce temps, à cause des tabous
sur la mixité qu’il
brisait d’entrée... ce qui ne veut pas dire
qu’il fut un « club » de rencontres
assimilable, en Angleterre, au très chaud Hell Fire Club (le
club des Feux de
l’Enfer) du duc de Wharton.
Soulignons enfin que cette reprise
éthique
paganisante ne pouvait que faire frémir d’horreur
tous les catholiques, que ces
derniers soient gallicans ou romains. Ce rite forestier fut
certainement inclus
dans les motivations secrètes de la deuxième
excommunication, Providas, de
1751. En effet, il laissait sous-entendre un refus total de la
théologie de la
« faute originelle » sur laquelle toute la
dogmatique chrétienne était basée.
En ce sens, ce petit rite forestier venait rejoindre le vaste mouvement
de
contestation libertaire issue de la génération
des Modernes anglais et le clin
d’oeil à John Toland est pour ainsi dire clair.
Notons toutefois que cette «
maçonnerie du bois »,
si particulière, porte toutes les marques d’une
transmission corporative
tardive et, par là, plus limpide que d’autres.
Elle se mettait sous la haute
protection d’un héritage de François
Ier dont on raconte la légende suivante:
« Le roi de France, François Ier, chassant en
forêt de Val-de-Loire, tombe
furtivement sur une réunion rituélique des
Charbonniers. Il demande à subir les
épreuves, ce qui lui est immédiatement
accordé.
« Le roi, s’étant
par inadvertance assis sur le
billot servant de trône au Père-Maître,
celui-ci l’en déloge en prononçant la
phrase passée à l’état de
proverbe: Charbonnier est maître chez lui. »
Il est souvent dit que c’est à
partir de ce
moment-là que François Ier prit
l’habitude d’appeler ses proches « mon
Bon
Cousin » ou ma « Bonne Cousine ».
4.
Le rite français dit d’«
Alexandre-la-Confiance » (1760-1790)
Le petit rite forestier « païen
» de 1747 laissa
rapidement la place à un homologue christianisé
dès les années 1760 dans une
expression qui prit le nom du rite du « Grand
Alexandre-la-Confiance ».
Plus de Prophète des Forêts,
plus de couronne de
chêne, mais nous assistons à leurs remplacements
par le Bon Cousin Jésus et la
couronne de laurier, plus romaine. Pourtant, nous ne pouvons nier que
ce rite
incarne, sans le moindre doute possible, la continuité de la
maçonnerie
spéculative, rurale et forestière sur les bases
du rite de 1747.
Nous pensons que cette christianisation du rite
n’est pas un phénomène à
part dans la maçonnerie de cette époque, qui
subit une
véritable évangélisation
dès 1751 afin d’en canaliser les extravagances (22
et
28). Beaucoup de maçons jugeaient
préférable d’être en
conformité avec les
pouvoirs religieux et politique - le royaume de France était
royaliste et
catholique gallican - afin de promouvoir plus sereinement et sans
tracas
policiers la croissance de l’ordre maçonnique
(voir les avatars de monsieur le
chevalier de Ramsay avec le cardinal de Fleury en 1738). La mise en
place
fédératrice du Grand Orient de France en 1773 et
la codification de nouveaux
rites de tradition française, comme le rite
français (1783-1786), le rite
écossais rectifié (1782) et
l’ébauche du rite de Misraïm (1785)
entérinèrent
non seulement un retour plus sage vers les trames traditionnelles
judéo-chrétiennes (bien que les thèses
de Martinez de Pasqually ne soient pas
réellement sages) ainsi que l’affirmation
d’une tradition maçonnique française
spécifique et plus détachée de
l’influence anglaise. Cette autonomie ne pouvait
que plaire à l’État et les trames
traditionnelles à l’Église dans le
cadre d’un
fragile « moins pire ».
De fait, les anathèmes romains
cessèrent de tomber
dès cette période et il faudra attendre, au XIXe
siècle, les fruits des actions
des Carbonari italiens et des Charbonniers français pour que
Pie VII (1821),
Léon XII (1825), Pie VIII (1829) et Grégoire XVI
(1832) réagissent
religieusement par condamnations interposées aux troubles
politiques causés par
les mouvements maçonniques. Il en sera de même
pour Pie IX en 1846 à l’approche
de la révolution de 1848, ainsi qu’en 1865 et
1869. Léon XIII agira en 1884
contre le positivisme, et en 1902 à l’approche des
premiers effets de la
séparation des pouvoirs entre l’Église
et les États. Toutes les formes de
libéralisme furent ainsi condamnées
successivement par le Vatican.
Cependant, il ne faudrait pas basculer dans
l’excès inverse d’apprécier
ce rite d’« Alexandre-la-Confiance »
comme un
retour à l’orthodoxie catholique, loin
s’en faut. Faire du Christ un Bon Cousin
Jésus encanaillé au fin fond d’une
forêt dans un rite maçonnique encore mixte,
relevait d’une forme
d’hérésie
caractérisée et impénitente qui, un
siècle et
demi plus tôt, aurait mené les membres vers le
plus beau des bûchers.
Ce rite d’Alexandre-la-Confiance eut
aussi un
certain succès, s’implanta rapidement aux lieux et
places du vieux rite de 1747
et gagna de nouveaux territoires particulièrement dans
l’Est de la France, pays
éminemment forestier dont nous aurons à reparler
à propos du carbonarisme
français - ou charbonnerie - encore à venir.
Tout en restant sous l’antique patronage
de
François Ier, cette diversification de la «
tradition forestière maçonnique »,
en se christianisant, se met sous la protection de l’ermite
saint Thibault. Il
en sera de même pour les Carbonari italiens encore
à venir.
Commentaires
Avant d’aborder les Carbonari
à proprement parler,
il est bon de rappeler les buts que nous nous étions
fixés dans ce long, mais
nécessaire, préalable sur les traditions
forestières.
Nous voulons ainsi nous opposer fermement, et
dénoncer ouvertement, tous les groupes
néo-druidiques des années 1990 qui
avancent des thèses parfaitement contraires et
déviantes par rapport à celles
qui donnèrent un sens au réveil «
éclairé » de cette ancienne tradition
depuis
le XVIe siècle.
Toutes ces expressions ne sont qu’un
abandon pur
et simple des idéaux généreux et
progressistes dont témoignèrent les
véritables
artisans du réveil de la « pensée
forestière » atlantique.
Que pourraient penser les Aubrey, Toland, Wilkins,
Stukeley, Williams, Hurle, Payne d’un tel galimatias
réactionnaire,
parfaitement contraire non seulement au sens de leurs travaux, mais
aussi à la
trame philosophique contenue dans les traditions de la «
forêt »?
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