Sous les Auspices de
la Nature Sacrée,
sous la Protection du Prophète des Forêts
La
Charbonnerie française du début
du XIXe siècle
de Régis Blanchet
Lafayette
La
Charbonnerie française n’est pas à
confondre
avec ce que furent les rites forestiers français du XVIIIe
siècle même si, à
travers le carbonarisme italien, elle s’y rattache
rituéliquement. En effet, il
s’agit plus d’une francisation, à partir
de 1815, du carbonarisme italien que
d’une continuité directe de la tradition
française. Les filiations font un
va-et-vient qui, partant de la France à la
charnière du XIXe siècle (Briot,
1800-1804) en tant que rite traditionnel et philosophique, se politise
hardiment en Italie sous la forme du carbonarisme, puis revient en
France dès
1815 sous la forme de la Charbonnerie dont
l’activité anti-Bourbons se fera
sentir particulièrement entre 1821 et 1823. Ils
n’eurent d’autre succès que de
maintenir un esprit libéral engagé hostile
à l’abandon des valeurs
progressistes issues de la Révolution française
et fidèle parfois,
paradoxalement, à celles de l’Empire, surtout dans
les régiments de l’ancienne
« Grande Armée ».
Nous allons évoquer rapidement cet
événement
sortant du cadre de l’ouvrage présenté
uniquement parce que Briot, en 1821,
semble vouloir jouer un rôle de diffusion en France des buts
républicains de la
Carboneria italienne, aidant en cela la mise en place de la
Charbonnerie
française alors en pleine activité.
La Charbonnerie française, dans sa tendance bonapartiste,
trouva les premières
bases logistiques de son établissement en France dans les
régiments de
l’ancienne « Grande Armée »
où l’image de Napoléon
n’était pas oubliée. Ainsi,
les régiments de Belfort, de Strasbourg, de Colmar eurent
rapidement des ventes
de Charbonniers en leur sein et dont les membres ne
dépassaient jamais le grade
de lieutenant. La Charbonnerie peut être décrite
comme essentiellement
militaire et rurale en ses débuts avant que
d’autres mouvements régionalistes,
comme les « chevaliers de la Liberté »
en Bretagne et des adhérents citadins ne
viennent les rejoindre.
Comme pour la Carboneria, sa structure
était très
cloisonnée et, mis à part deux responsables par
vente, personne ne connaissait
l’identité des autorités
supérieures.
Les options politiques de la Charbonnerie
française sont confuses et diverses, mais tous se
rejoignaient dans le refus
d’un rétablissement des Bourbons en France.
Les différentes campagnes
qu’ils menèrent sur le
terrain furent des échecs dus à un manque
d’organisation d’une part, mais aussi
au maillage très serré que la police maintenait
sur tout le territoire dès le
début de la Restauration, encourageant délations
et trahisons contre monnaie
sonnante et trébuchante. Ce fut efficace, et pas une fois
les Charbonniers en
marche ne purent profiter d’un effet de surprise. Plusieurs
soulèvements eurent
lieu, dans l’Est, dans les pays de Loire, dans le Sud-Est, en
Bretagne, mais la
répression fut terrible, les procès rapides, les
condamnations à mort
exemplaires.
L’échec de la Révolution de 1830 semble
marquer la fin du mouvement charbonnier
en France.
Cependant, même si la Charbonnerie manqua
d’organisation et ne fit aucune proposition politique
cohérente - y compris
républicaine - nombreux furent ses membres qui tinrent
ensuite un rôle
important dans la gestion du pays, particulièrement
après 1830. Le 26 août
1822, les dernières condamnations à mort contre
la Charbonnerie eurent lieu à
Poitiers; le général Berton cria sur
l’échafaud « Vive la liberté
» alors que
Saugé cria « Vive la république
».
La
Charbonnerie française fut estimée à
60 000 membres et, même s’ils avaient
été
le double, cela était de toute manière
insuffisant pour oser espérer vaincre en
tout lieu les armées gouvernementales beaucoup plus
nombreuses, mieux
entraînées et mieux dotées
matériellement. Cependant, il semble qu’elle ait
encore plus fait peur que la Carboneria italienne, à cause
de la réputation que
les Français engagés avaient encore de savoir
faire une révolution; elle fut
surveillée et infiltrée par toutes les polices
d’Europe qui craignaient de ne
voir que la partie émergée de l’iceberg
dans ce foisonnement de cloisons et
d’opinions diverses .
Comme nous le disions, l’esprit de la
Charbonnerie
- en réalité fort difficile à
synthétiser dans un projet unique - commence de
se dissoudre à partir de la révolution de 1830
où les fractions libertaires
deviendront plus franchement unitaristes et républicaines en
sortant
progressivement de la clandestinité. Mais si
l’esprit n’est plus là,
peut-être
le souvenir s’est-il maintenu?
Cela expliquerait en partie la franche opposition
des républicains à l’encontre de
Napoléon III à partir de 1852, alors
qu’il
venait de restaurer un empire en s’éloignant des
idéaux républicains de 1848.
Ne venait-il pas de décevoir son aile libérale au
même titre que Napoléon
Bonaparte lors de son coup d’État du 18 brumaire?
Cela expliquerait peut-être aussi
l’opposition
tout aussi franche des républicains du Grand Orient de
France à l’encontre du
prince Lucien, Napoléon, Charles Murat (1803-1878) - le fils
de Joachim et
petit-fils du maréchal d’empire - qui prit la
Grande Maîtrise aussi en 1851. En
1859, il affronta la majorité de
l’obédience à propos de
l’unité italienne
(encore elle!) et fut contraint à la démission .
Les républicains français de
la seconde moitié du
XIXe siècle, bien que totalement différents,
semblent avoir des pans entiers de
mémoire en commun avec les Carbonari et les membres de la
Charbonnerie
française. Après 1830, nombreux furent ceux qui
se retrouvèrent dans le
saint-simonisme.
Le
socle maçonnique et
républicain de la Charbonnerie française
La loge des Amis de la Vérité
Au-delà des liens
déjà mis en évidence entre les
Carbonari italiens avec le rite de Misraïm, liens qui
s’étendirent
naturellement en France après la chute de
l’empire, il est impossible de ne pas
évoquer le rôle insurrectionnel et
républicain que joua la loge des Amis de la
Vérité de Paris. Cette loge fut en fait la base
logistique de départ de la
Charbonnerie française et c’est bien là
que le projet en fut formé par Bazard,
Flottard et Duguied en 1821.
Cette loge doit être
considérée comme une
exception tant au niveau de ses effectifs - on parle de mille membres
en 1821 -
que dans sa manière de prendre des distances vis
à vis du formalisme des
rituels maçonniques. On y initiait parfois trente profanes
d’un seul coup!
Alors que dans les rangs des régiments
adhérant au
mouvement charbonnier, nous trouvons une majorité
d’anti-Bourbons
bonapartistes, dans le mouvement maçonnique des Amis de la
Vérité, nous
identifions une jeunesse universitaire fortement attachée
aux valeurs
progressistes sociales et républicaines, et tout aussi
radicalement opposée au
rétablissement des Bourbons ou des Orléans.
En matière de
sociétés secrètes, rien ne venant de
nulle part, il est nécessaire d’aborder
l’Union de Jean Rey (1816-1820) pour
comprendre la naissance des Amis de la Vérité.
Entre le conspiration de Babeuf
(1796) et la période des Cent-Jours (1815), aucun mouvement
insurrectionnel ne
put s’exprimer.
La Charte constitutionnelle de Louis XVIII du 4
juin 1814 faisait un compromis entre certaines valeurs de
l’Ancien Régime et
d’autres issues de la Révolution. Sa
tiédeur provoqua tout autant l’opposition
des ultra que des libéraux, personne
n’étant content. Après la
période des
Cent-Jours, les ultra firent pression et une réaction eut
lieu qui aboutit, le
31 octobre 1815, à une loi de sûreté
générale suspendant la liberté
individuelle. Les bonapartistes sont pourchassés,
l’opposition libérale est
désorganisée et ne retrouvera un certain
équilibre qu’en 1817 où sera
créé le «
parti des indépendants », futur parti
libéral. C’est ainsi que nous comprenons
mieux comment les nostalgiques de l’empire et les
libéraux, sans avoir pour
autant les mêmes vues politiques, loin s’en faut,
firent cause commune dans les
mouvements à venir. Lafayette, Manuel et Benjamin Constant
prirent le tête de
ce mouvement dès 1818.
L’Union de Jean Rey apparaît en
1816 comme une
tentative de rassembler cette élite libérale et
nombreux furent ses membres qui
complotèrent hardiment, et sans succès,
jusqu’en 1820. François Gros, le
peintre Simon Triolle, Champollion le jeune, Charles Teste,
l’avocat Duplan,
Victor Cousin, Corcelle père, le «
héros des deux mondes » Lafayette, Voyer
d’Argenson, Dupont de l’Eure, le
général Tarayre, des hommes de presse comme
Chatelain, Comte, Dunoyer, Marcelin Desloges, des magistrats comme
Mérilhou, Odilon,
Barrot, et bien d’autres, firent partie de l’Union
de Jean Rey. Le critère
d’admission était en premier lieu une vision
républicaine de l’avenir et un
ardent activisme politique pouvant aller jusqu’à
l’insurrection.
Le 14 février, le duc de Berry est assassiné par
Louvel. Le ministre de la
Police, Decazes, jugé trop laxiste, est remplacé
par le duc de Richelieu qui
s’empresse, de mars à juin,
d’émettre les lois de la réaction:
- le 28 mars, loi sur la liberté individuelle
- le 31 mars, loi limitant la liberté de la presse
- le 12 juin, loi dite du « double vote » qui
redonnait une majorité écrasante
aux ultras.
La loge des Amis de la Vérité est
créée en juin 1820 et le 19 août 1820,
la
conspiration devant soulever les régiments de province et
prendre le château de
Vincennes échoua. Elle avait été
montée par Lafayette, Voyer d’Argenson,
Manuel, Jean Rey, parmi d’autres, tous des membres de
l’Union. Nous pouvons
considérer cette suite
d’événements comme les bases et le
début de la
Charbonnerie française non encore
déclarée.
L’Union de Jean Rey alors se dissout et ne reste que la loge
des Amis de la
Vérité créée sous
l’égide du Grand Orient de France. La
maçonnerie française,
prise dans son ensemble dans les vingt premières
années du XIXe siècle, avait
été
très légitimiste, bonapartiste, puis royaliste.
Les Amis de la Vérité, eux,
plongèrent dans le libéralisme en
fédérant les demi-soldes de l’empire et
les
républicains. Leur noyau « dur » fut
composé par les étudiants sous
l’impulsion
de Bazard, Duguied, Flottard et Buchez.
Prenant très vite de grandes distances
avec le
formalisme rituel maçonnique, elle devient
immédiatement ce qu’il est
convenable d’appeler un « séminaire
patriotique ». Tous les anciens membres de
l’Union s’y retrouvent et y assument souvent le
rôle d’un encadrement
politique, du moins ceux qui ne sont pas en exil comme Jean Rey
(Londres) après
l’affaire du 19 août.
Deux autres avaient fui à Naples où il
s’engagèrent dans l’insurrection,
grâce
à quoi ils furent admis dans la Carboneria napolitaine; il
s’agissait de Pierre
Duguied et de Nicolas Joubert. Après la
répression autrichienne, ils revinrent
discrètement en France en février 1821 avec leurs
grades carbonari et les
statuts de la société secrète. Il
convinrent rapidement avec l’avocat Rouen
aîné, les étudiants
Limpérani, Guinard, Sautelet, Cariol, Sigaud, Bazard et
Flottard, de franciser la Carboneria italienne et de
l’implanter secrètement en
France en tant que mouvement insurrectionnel. Nous venons de retrouver
ici les
fondateurs des Amis de la Vérité.
Les politiques vinrent très vite les
rejoindre
dans la Charbonnerie: Lafayette père et fils, Dupont de
l’Eure, Voyer
d’Argenson, Manuel, Beauséjour, Corcelle
père, Mérilhou, le colonel Fabvier,
Rouen aîné, Cauchois-Lemaire, Arnold Scheffer, le
général Berton, etc.
Notons pour mémoire qu’une
loge maçonnique de
l’Ouest, les Amis de l’Armorique, joua un
rôle analogue et se fédéra au
mouvement des Charbonniers. Il y eut aussi les Chevaliers de la
Liberté à
Saumur, anti-aristocrates acharnés en opposition avec les
ultras réactionnaires
Chevaliers de la Foi, qui vinrent aussi se
fédérer très vite aux actions de la
Charbonnerie sur le terrain dans les pays de Loire.
L’insurrection militaire des Carbonari entre 1821 et 1823
La stratégie insurrectionnelle que la
Charbonnerie
française, paradoxalement, ne fut jamais
élaborée comme un soulèvement
populaire. Elle semble l’avoir espérer, mais il
n’eut jamais lieu. D’entrée, la
Charbonnerie ne reposa que sur une manipulation des
régiments en garnison dans
les provinces en pénétrant les
éléments subalternes desdits
régiments. Dans
leur grande majorité, ces derniers étaient tous
des nostalgiques de la « grande
armée » napoléonienne et avaient tous
de bonnes raisons pour s’opposer au
rétablissement des Bourbons en France. La purge que les
ultras firent après
l’aventure des Cent-Jours les confirmèrent dans ce
malaise. Si la direction du
mouvement était bien libérale et
républicaine, les forces en jeu sur le terrain
furent plutôt bonapartistes. Il s’agissait de
soulever des régiments en
province et de les faire marcher contre certaines places fortes afin de
les
investir, puis de les défendre contre la réaction.
Après le complot avorté du 19 août
1820, qui tenta de prendre le château de
Vincennes, des actions analogues furent lancées sur tout le
territoire
français:
- l’affaire de l’école de cavalerie de
Saumur en décembre 1821
- la Conspiration de Belfort en janvier 1822
- le soulèvement de Toulon, avec l’affaire du
capitaine Vallé en janvier 1822
- le soulèvement de Nantes en février 1822
- la campagne de Thouars et de Saumur avec l’aide des
Chevaliers de la Liberté
en février 1822
- l’affaire des « quatre sergents » de La
Rochelle en mars 1822
- le soulèvement de Strasbourg en avril 1822
- l’affaire de Colmar en juillet 1822.
Toutes ces actions, militairement, échouèrent
pour les raisons que nous avons
déjà évoquées: mauvaise
préparation, indécision sur le terrain,
pénétration de
la police dans les milieux de la Charbonnerie, délations.
Elles eurent néanmoins
un impact politique de première grandeur.
Au début de 1823, les Carbonari français savent
que leur insurrection a échoué.
Alors, comme dans un dernier soubresaut, elle s’opposa
presque symboliquement à
l’expédition française contre le
gouvernement constitutionnel espagnol de
l’époque. Jean Rey en dit quelques mots dans ses
mémoires: « Il s’agissait de
former, pour le compte de l’Espagne constitutionnelle,
quelques corps
auxiliaires composés principalement des membres les plus
dévoués de la
Charbonnerie française, de ceux-là surtout qui
avaient déjà figuré dans des
conspirations, réunis à des proscrits
libéraux d’autres pays ».
Les troupes françaises
étaient déjà massées
à la
frontière espagnole. La Charbonnerie tenta vainement
d’en soulever quelques régiments.
Seul, le colonel Fabvier, réfugié en Espagne
où il avait entraîné au combat une
petite troupe, passant la frontière, tenta une attaque
surprise qui, elle aussi
échoua.
Cette campagne d’Espagne apporta au
gouvernement
français l’assurance d’une meilleure
emprise sur ses régiments et, de ce fait,
réduisit d’autant les capacités
insurrectionnelles de la Charbonnerie française
qui, à partir de ce moment, semblaient avoir
été réduites à
néant. Ce fut le
dernier acte à caractère militaire de la
Charbonnerie française.
L’éclatement et la transformation de la
Charbonnerie française
L’éclatement de Charbonnerie
française vient bien
sûr des échecs militaires successifs sur le
terrain dans l’année 1822. Les
divergences politiques jusque-là
fédérées - bonapartisme et
républicanisme -
s’affrontèrent devant
l’adversité.
D’un côté nous
trouvions Lafayette à la tête d’un
projet de fédéralisme républicain
à « l’américaine »,
d’un autre côté une
totale démotivation des bonapartistes qui baissaient les
bras. L’effondrement
le la Charbonnerie telle qu’elle fut constituée en
1821 fut immédiat et les
tendances politiques jusque-là
fédérées partirent rejoindre
d’autres groupes
constitués par ailleurs sur leurs seules
spécificités.
Un peu avant 1832, il y eut bien une tentative de
restauration d’une Charbonnerie
réformée, mais sans succès. Il faut
attendre
1833 pour voir apparaître la Charbonnerie
démocratique universelle sous
l’impulsion de Charles Teste et de Buonarotti. Bien
qu’opérant un franc retour
aux méthodes et au symbolisme traditionnels
maçonniques, elle fera partie des
nombreux mouvements d’opposition entre 1833 et 1840
(Société gauloise, Société
d’Action, Légions révolutionnaires,
Phalanges démocratiques, les Familles et
les Saisons de Blanqui et de Barbès, etc.) et aura avec eux
de nombreuses
affinités en hommes et en idées.
Citons longuement, pour finir, l’Histoire de dix ans de Louis
Blanc dans
laquelle ce dernier s’exprime positivement sur la
Charbonnerie française et
donne de bien intéressants détails au moment
même de la parution de l’ouvrage
de Saint-Edme ici présenté:
« Le 1er mai 1821, trois jeunes gens,
messieurs
Bazard, Flottard et Buchez, se trouvaient assis devant une table ronde,
rue
Copeau. Ce fut des méditations de ces trois hommes inconnus,
et dans ce
quartier, l’un des plus pauvres de la capitale, que naquit
cette Charbonnerie
qui, quelques mois après, embrasait la France.
« Les troubles de juin 1820 avaient eu
pour
aboutissement la conspiration militaire du 19 août,
conspiration étouffée la
veille même du combat. Le coup frappé sur les
conspirateurs avait retenti dans
la loge des Amis de la Vérité dont les principaux
membres se dispersèrent.
Messieurs Joubert et Duguied partirent pour l’Italie. Naples
était en pleine
révolution. Les deux jeunes Français offrirent
leurs services et ne durent qu’à
la protection de cinq membres du gouvernement napolitain
l’honneur de jouer
leur tête dans cette entreprise. On sait de quelle sorte
avorta cette
révolution, et avec quelle triste rapidité
l’armée autrichienne démentit les
brillantes prédictions du général Foy.
Duguied revint à Paris, portant sous son
habit le ruban tricolore, insigne du grade qu’il avait
reçu dans la
Charbonnerie italienne. Monsieur Flottard apprit de son ami les
détails de
cette initiation à des pratiques jusqu’alors
ignorées en France. Il en parla au
conseil maçonnique des Amis de la
Vérité, et les sept membres dont le conseil
se composait résolurent de fonder la Charbonnerie
française, après s’être
juré
l’un à l’autre de garder inviolablement
ce redoutable secret.
« Messieurs Limpérani et
Duguied furent chargés de
traduire les règlements que ce dernier avait
rapportés de son voyage [ouvrage
présent de Saint-Edme-Briot, ndr]. Ils étaient
merveilleusement appropriés au
caractère italien, mais peu propres à devenir en
France un code à l’usage des
conspirateurs. La pensée qu’ils exprimaient
était essentiellement religieuse,
mystique même. Les carbonari n’y étaient
considérés que comme la partie
militante de la Franc-Maçonnerie, que comme une
armée dévouée au Christ, le
patriote par excellence. On dut songer à des modifications;
et messieurs
Buchez, Bazard et Flottard furent choisis pour préparer les
bases d’une
organisation plus savante.
« La pensée dominante de
l’association n’avait
rien de précis, de déterminé: les
considérants, tels que messieurs Buchez,
Bazard et Flottard les rédigèrent, se
réduisaient à ceci: Attendu que force
n’est pas droit, et que les Bourbons ont
été ramenés par
l’étranger, les
Charbonniers s’associent pour rendre à la nation
française le libre exercice du
droit qu’elle a de choisir le gouvernement qui lui convient.
C’était décréter
la souveraineté nationale sans la définir. Mais
plus la formule était vague,
mieux elle répondait à la diversité de
la haine et des ressentiments. On allait
donc conspirer sur une échelle immense, avec une immense
ardeur, et cela sans
idée d’avenir, sans études
préalables, au gré de toutes les passions
capricieuses.
« Il fut convenu qu’autour d’une
association « mère », appelée
la Haute Vente,
on formerait sous le nom de Ventes centrales, d’autres
associations, au-dessous
desquelles agiraient des Ventes particulières. On fixa le
nombre des membres à
vingt par association, pour échapper au code
pénal. La Haute Vente fut
originairement composée des sept fondateurs de la
Charbonnerie: Bazard,
Flottard, Buchez, Duguied, Carriol, Joubert et Limpérani.
Elle se recrutait
elle-même.
« Pour former les Ventes centrales, on adopta le mode
suivant: deux membres de
la Haute Vente s’adjoignaient un tiers sans lui faire
confidence de leur
qualité et ils le nommaient président de la Vente
future, en y prenant
eux-mêmes, l’un le titre de
député, l’autre celui de censeur. La
mission du
député était de correspondre avec
l’association supérieure, et celle du censeur
de contrôler la marche de l’association secondaire.
La Haute Vente devenait par
ce moyen, comme le cerveau de chacune des Ventes qu’elle
créait, tout en
restant, vis-à-vis d’elles, maîtresse de
son secret et de ses actes.
« Les Ventes particulières
n’étaient qu’une subdivision
administrative, ayant
pour but d’éviter la complication que les
progrès de la Charbonnerie pourraient
amener dans les rapports entre la Haute Vente et les
députés des Ventes
centrales. Du reste, de même que celles-ci
procédaient de la société
mère, de
même les sociétés
inférieures procédaient des
sociétés secondaires. Il y avait
dans ces combinaisons une admirable élasticité.
Bientôt les Ventes se
multiplièrent à l’infini.
« On avait bien prévu
l’impossibilité de déjouer
complètement les efforts de la police: pour en diminuer
l’importance, on
convint que les Ventes agiraient en commun, sans cependant se
connaître les
unes les autres, et de manière à ce que la police
ne pût, en pénétrant dans la
Haute Vente, saisir tout l’ensemble de
l’organisation. Il fut conséquemment
interdit à tout Charbonnier appartenant à une
Vente de chercher à s’introduire
dans une autre. Cette interdiction était
sanctionnée par la peine de mort.
« Les fondateurs de la Charbonnerie avaient compté
sur l’appui des troupes. De
là l’organisation double donnée
à la Charbonnerie. Chaque Vente fut soumise à
une hiérarchie militaire, parallèle à
la hiérarchie civile. À côté
de la
Charbonnerie de la Haute Vente, des Ventes centrales, des Ventes
particulières,
il y eut la légion, les cohortes, les centuries, les
manipules. Quand la
Charbonnerie agissait civilement, la hiérarchie militaire
était comme non
avenue; quand elle agissait militairement, la hiérarchie
civile disparaissait.
Indépendamment de la force qui résultait du jeu
de ces deux pouvoirs et de leur
gouvernement alternatif, il y avait, dans les dénominations
qu’ils
nécessitaient, un moyen de faire perdre à la
police les traces de la
conspiration.
« Les devoirs des Charbonniers étaient
d’avoir un fusil et cinquante
cartouches, d’être prêt à se
dévouer, d’obéir aveuglément
aux ordres des chefs
inconnus.
« Ainsi constituée, la Charbonnerie
s’étendit en fort peu de temps dans tous
les quartiers de la capitale. Elle envahit toutes les
écoles. Je ne sais quel
feu pénétrant circula dans les veines de la
jeunesse. Les membres de chaque
Vente se reconnaissaient à des signes particuliers, et
l’on passait des revues
mystérieuses. Des inspecteurs furent chargés dans
plusieurs Ventes de veiller à
ce que nul ne se dispensât d’avoir des cartouches
et un fusil. Les affiliés
s’exerçaient dans leur demeure au maniement des
armes; plus d’une fois l’on fit
l’exercice sur un parquet recouvert de paille. Et pendant que
cette singulière
conspiration s’étendait,
protégée par une discrétion sans
exemple, et nouant
autour de la société mille insensibles liens, le
gouvernement s’endormait dans
l’ombre!
« Les fondateurs de la Charbonnerie, on l’a vu,
étaient des jeunes gens
obscurs, sans position officielle, sans influence reconnue. Quand il
fut
question pour eux d’agrandir leur oeuvre et de jeter sur la
France entière le
réseau dont ils avaient enveloppé tout Paris, ils
se recueillirent et se
défièrent d’eux-mêmes. Il
existait alors un comité parlementaire dont monsieur
de Lafayette faisait partie. Lié intimement avec le
général, Bazard demanda un
jour à ses amis l’autorisation de lui confier le
secret de leurs efforts. Les
objections ne pouvaient manquer: pourquoi cette confidence que le
caractère
facile de Lafayette rendait pleine d’inconvénients
et de périls? S’il
consentait à entrer dans la Charbonnerie, et à y
porter, ainsi que tous, sa
tête comme enjeu, à la bonne heure! Lafayette,
averti, n’hésita pas; il entra
dans la Haute Vente, et parmi ses collègues de la Chambre,
les plus hardis le suivirent.
Les directeurs de la Charbonnerie se trompaient s’ils
jugeaient cette
adjonction indispensable. Les Charbonniers, ayant toujours
ignoré de quelle
main partait l’impulsion qui leur était
donnée, n’avaient jamais cru
qu’obéir
qu’à ces mêmes notabilités
libérales, tardivement appelées au partage
d’un
ténébreux pouvoir. La présence
effective de ces hauts personnages dans la Haute
Vente n’ajoutait rien à l’effet moral
qu’avait jusqu’alors produit leur
présence supposée. Quand à la
portée de ce qu’ils pourraient ou oseraient,
c’était le secret de l’avenir.
« Quoi qu’il en soit, leur
intervention fut
d’abord utile aux progrès de la Charbonnerie par
les rapports qu’ils
entretinrent avec les provinces. Munis de lettres de recommandation,
plusieurs
jeunes gens allèrent dans les départements
organiser la Charbonnerie. Monsieur
Flottard fut envoyé dans l’Ouest, monsieur Duguied
partit pour la Bourgogne,
monsieur Rouen aîné pour la Bretagne, monsieur
Joubert pour l’Alsace.
Considérée dans ses relations avec les
départements, la Haute Vente de Paris
reçut le nom de Vente Suprême; et la Charbonnerie
fut organisée partout comme
elle l’était dans la capitale.
L’entraînement fut général,
irrésistible; sur
presque toute la surface de la France, il y eut des complots et des
conspirateurs.
« Les choses en vinrent au point que, dans les derniers jours
de l’année 1821,
tout était prêt pour un soulèvement,
à La Rochelle, à Poitiers, à Niort,
à
Colmar, à Neuf-Brisach, à Nantes, à
Belfort, à Bordeaux, à Toulouse. Des Ventes
avaient été créées dans un
grand nombre de régiments, et les changements même
de garnison étaient, pour la Charbonnerie, un moyen rapide
de propagande. Le
président de la Vente militaire, forcé de quitter
une ville, recevait la moitié
d’une pièce de métal dont
l’autre moitié était envoyée
dans la ville où se
rendait le régiment, à un membre de la Haute
Vente, ou de Vente centrale. Grâce
à ce mode de communication et de reconnaissance,
insaisissable pour la police,
les soldats, admis dans la Charbonnerie, en devenaient les commis
voyageurs, et
emportaient, pour ainsi dire, la conspiration dans leurs gibernes.
« Cependant l’heure d’éclater
était venue: on le pensait du moins. Le personnel
de la Vente Suprême s’étant accru plus
qu’il ne convenait, on y créa un comité
d’action spécialement chargé de tous
les préparatifs du combat, mais auquel il
fut interdit de prendre, sans l’assentiment de la Vente
Suprême, une résolution
définitive. Ce comité déploya une
activité extraordinaire. Trente-six jeunes
reçurent l’ordre de partir pour Belfort,
où devait être donné le signal de
l’insurrection. Ils partirent sans hésitation,
quoique convaincus qu’ils
marchaient à la mort. »
Ainsi, cette longue introduction aurait atteint
son but si elle avait pu mettre en évidence que les
locataires des traditions
du « bois », depuis le XVIe siècle
jusqu’à notre modernité, ont
travaillé plus
que d’autres à
l’établissement des valeurs progressistes de notre
monde
occidental: droits des peuples, droits des individus,
liberté de conscience,
principes démocratiques, solidarité sociale et
pluralité politique.
L’intérêt de ce sujet est d’en
identifier le fond; les formes qu’il prit et les
méthodes employées furent le plus souvent le
reflet des répressions qu’ils
eurent à affronter.
Charbonniers et Carbonari n’ont fait rien
d’autre
que de travailler à la mise en place de gouvernements
constitutionnels ou
républicains et, à ce titre, il serait bon que
notre modernité européenne se
souvienne de ces fondateurs qui n’ont pas
hésité une seconde à donner leur vie
pourvu que les anciens régimes ne reprennent pas les
territoires politiques
conquis. Ils le firent courageusement et sans salaire au nom de la
Liberté, de
l’Égalité et de la
Fraternité.
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