Obédience : NC | Grande Loge de France - Orient de Niort | 18/03/2000 |
Saint-Jacques à Compostelle histoires ou Histoire ? Pourquoi suis-je allé à pied
à Saint-Jacques de Compostelle ? Il me manque toujours cette réponse
définitive qui épuiserait ces pourquoi. Mais avant d'en venir à cette histoire, je
commence par un double préambule pour situer le contexte de
ma démarche, pour bien définir d'où je
parle. Ensuite, s'agissant de spiritualité, Paul
Claudel qui donne la parole à Saint-Jacques au cours de la
deuxième journée du soulier de satin signale que
le nom de Saint-Jacques a parfois été
donné à la constellation d'Orion qui visite tour
à tour l'un et l'autre hémisphère. Le pape Jean XIII, lui aussi, fera de Saint-Jacques de
Compostelle le phare de l'univers. Théophile Gautier, dans son livre voyage en Espagne, puisque qu'il va être question de l'Espagne, a écrit cette phrase en apparence banale : « sans me piquer d'une dévotion bien fervente, je ne suis jamais entré dans une cathédrale sans éprouver un sentiment mystérieux et profond »... Je suis agnostique et je ne parviens toujours pas à faire exister un dieu. Mais c'est certainement ce même sentiment profond et mystérieux que je cherche à éprouver par exemple dans ce temple maçonnique quand sonne pour nous l'heure de quitter le monde profane. Ce sentiment profond et mystérieux participe d'un mot : transcendance. Et c'est peut-être pour l'éprouver
que je me suis mis en chemin. Je suis parti sur ce chemin à la recherche
d'une trace lisible et secrète laissée par les
pèlerins qui m'ont précédé. Ceci dit, j'en viens à mon histoire. Ou
plutôt à l'Histoire. Jacques le Majeur, fils de
Zébédée et frère de Jean,
n'est pas nommé. Ce sera chose faite vers le
VIème ou le VIIème siècle, et il est
attribué pour mission d'avoir
évangélisé l'Espagne avant
d'être décapité en 44 à son
retour en Terre Sainte. Certains de ses disciples auraient alors
décidé de ramener les corps de l'Apôtre
et ses deux disciples, Théodore et Athanase, en Espagne,
utilisant pour cela une barque de pierre rejoignant les côtes
de Galice du côté de Padron. Il se trouve maintenant qu'un sépulcre est exhumé vers 815-830 là-bas, en Galice. Il se dit qu'un moine, un ermite, Pelagius, se laissant guider par une étoile découvre un sarcophage dont la présence lui a été annoncée par un ange en un lieu dit campus stellae, le champ des étoiles, qui deviendra Compostelle. Dépêché sur place, un évêque, Théodomire, attribue le contenu du sarcophage à Jacques le Majeur. L'Histoire est en désormais en marche. Le Moyen Age qui s'annonçait avait besoin de
ces histoires qui vont faire l'Histoire. Et en ces temps
troublés il fallait à l'Espagne
chrétienne cette découverte à plus
d'un titre miraculeuse pour faire face à un double
péril, extérieur c'est-à-dire
musulman, mais aussi intérieur c'est-à-dire
hérétique. Et Jacques dit le Majeur n'est pas le
moindre des Apôtres. Mais peu importe : les chrétiens d'Occident
purent alors invoquer Saint-Jacques, déjà
surnommé par Jésus fils du tonnerre, quand ils
livrèrent bataille aux Infidèles, aux Maures. Pour l'histoire, il n'y a sans doute jamais eu de
bataille à Clavijo... Cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle. La thématique de l'arbre de Jessé,
liée à la généalogie du
Christ invite en suivant cette colonne à passer de la
généalogie humaine du Christ à sa
généalogie divine. Lequel se trouve au centre du
tympan entouré des instruments de la passion. Maître Matthieu ne pouvait pas ne pas
connaître cette phrase très sibylline, prise donc
dans le livre d'Isaïe : Il ne jugera pas d'après ce
que voient ses yeux. Pour l'histoire, sur ce portique, certains vieillards,
au moins quatre, ont en leur possession non pas un instrument de
musique mais un objet ressemblant à des flacons de parfum,
et certains disent que cet objet pourrait être la cornue des
alchimistes. Questions : y a-t-il - parallèle à
la lecture chrétienne - une lecture
ésotérique des thèmes de ce portique ?
Maître Matthieu y a-t-il déposé des
allusions alchimistes plus nombreuses qu'il n'y paraît, pour
qui sait les déchiffrer ? Que dire de Saint-Jacques, dont la
sérénité participe d'un
détachement, d'une distance prise, semble-t-il, vis
à vis du cours de la vie pérégrine qui
s'écoule à ses pieds ? Jacques semble
énigmatique. Pourquoi ? J'ajoute maintenant un troisième personnage,
Maître Matthieu lui-même, concepteur du portique.
Où s'est-il représenté ? A la base,
c'est-à-dire à la racine de l'arbre de
Jessé. Comme pour rappeler que dans cette
cathédrale, la mise en scène, la
compréhension de l'histoire telle qu'elle est
représentée, passent par lui… A sa façon, Maître Matthieu, par l'intermédiaire de Daniel, voire de Jacques lui-même, s'adresserait à la foule des pèlerins, livrant un message lisible mais secret pour qui n'est pas initié. Un message en forme d'interrogation que je formule ainsi : ne jugez pas d'après ce que voient vos yeux… Et posez-vous cette question : savez-vous vraiment qui est vraiment enterré sous le maître-autel de cette cathédrale ? Suis-je en train de raconter des histoires ? 1492. Hieronymus Münzer rapporte : « On pense qu'il a été enseveli sous le maître-autel. Personne n'a vu son corps, pas même le roi de Castille lorsqu'il s'y rendit en 1487. Ce n'est que par la foi qui nous sauve, nous mortels, que nous sommes amenés à l'accepter ». 1498. Arnold von Harff écrit : « on prétend que le corps de Saint-Jacques gît dans le maître-autel. Certains le contestent énergiquement. En distribuant généreusement des pourboires, j'ai essayé de me faire montrer le corps saint. On m'a répondu que le corps de Saint-Jacques se trouve dans le maître-autel et que celui qui en doute devient dans l'instant fou comme un chien enragé ». 1512. C'est au tour d'un certain Zielbecke de s'interroger : « On donne à entendre que le corps de Saint Jacques est sous le grand autel, mais je n'y vois nulle apparence et on n'en montre rien aux pèlerins. Il me semble qu'au jour de Pâques on devrait montrer ou ouvrir quelque chose, comme on le fait ailleurs ». A leur tour, dans leurs écrits, Erasme (1518) (dans le livre deuxième des Colloques) puis Rabelais, dans son Gargantua écrit vers 1534, se montreront très sceptiques quant à la vérité de ce pèlerinage. Ce scepticisme participe de l'émergence des réformes protestantes. Quant à Luther lui-même, il aurait écrit : « on ne sait pas si dans le tombeau de l'apôtre il y a un chien ou un cheval morts. Laisse y voyager qui le voudra, mais toi, reste chez toi ». De fait, personne n'a jamais pu considérer la
vérité des reliques depuis...peut-être
Théodomire. Le mystère demeure, un
sépulcral mystère demeure. Il se dit que les autorités
ecclésiastiques de l'époque auraient
décidé de cacher les reliques. Elles seront si
bien cachées que pendant trois siècles personne
ne les cherchera vraiment. Comme si ce mystère
lié à l'endroit où
désormais elles se trouvent rendait plus d'un service en
calmant certaines curiosités. Pour l'histoire, en 997 l'Arabe Al Mansur investit Compostelle. La ville est détruite. Al Mansur fait arracher les portes et les cloches de la cathédrale puis les fait transporter par des prisonniers à Cordoue pour les placer dans la grande mosquée. Cet épisode marquera beaucoup les consciences puisqu'au moment de la Reconquista, vers 1236, ce seront d'autres prisonniers, arabes cette fois, qui ramèneront ces trophées à Tolède. Question : alors que Saint-Jacques commence à apparaître en 997 comme celui qui combat le prophète Mahomet, alors que lui est associée la reconquête chrétienne de l'Espagne infidèle, pourquoi Al Mansur décide-t-il, selon la tradition, de respecter et d'épargner les reliques de son ennemi qui en la circonstance n'avaient pas été cachées ? Etrange conduite de part et d'autre… Pour l'histoire, il faudra attendre 1879 pour qu'une
campagne de fouilles soit entreprise. A cette époque,
Saint-Jacques de Compostelle n'attire plus grand-monde. Il se dit
même que le 25 juillet 1867, il n'y avait qu'une quarantaine
de pèlerins présents à Saint-Jacques
de Compostelle… Je reviens à Théodomire. Je remonte le temps pour m'arrêter vers 370.
En ce temps-là, qui est le temps des débuts de la
chrétienté, s'est
développée en Galice une
hérésie sous la conduite d'un
théologien nommé Priscillien. Priscillien aurait
été un personnage complexe et
charismatique, imprégné d'occultisme,
d'hermétisme et de gnose. Les réactions ne se firent pas attendre. Le
procès de Priscillien eut lieu à
Trèves autour de 385. Saint-Martin de Tours fut parmi ses
défenseurs. Mais les actes d'accusation (magie, orgies,
paganisme, mœurs dépravées...)
étaient trop lourds. Priscillien fut condamné
à mort avec deux disciples. Priscillien fut
décapité. Décapité... Passe le temps. L'histoire se perd dans le temps qui
passe, qui est alors un temps de tradition orale. L'histoire change de
statut, devient légende. Un Saint Martyr en Galice, un Saint
Martyr décapité... Maître Matthieu, maçon
cultivé, pouvait-il ignorer ces faits ? Les a-t-il
restitués à sa façon, de
manière lisible et secrète, sur le portique de la
Gloire ? Une datation dite au carbone 14 permettrait
peut-être d'identifier les os déposés
dans le sarcophage qui doit encore se trouver quelque part, dans la
cathédrale. A supposer qu'on retrouve LE sarcophage
originaire. Une vérité pourrait
apparaître, ou réapparaître. Quelle
vérité ? Nous n'en savons rien... Curieusement, le pèlerinage vers
Saint-Jacques de Compostelle présente cette
particularité de proposer un double terme et des rites peu
catholiques. Le rite du toucher existe dans de nombreux pèlerinages. Comme si le pèlerin à son arrivée cherchait quelque vérification palpable à l'acte de foi qu'il vient d'entreprendre. Ainsi au moment de l'entrée dans la cathédrale, le rite passe par l'imposition de la main dans une empreinte sur l'arbre de Jessé. Puis certains passants ou pèlerins frappent du front, par trois fois, le front de Maître Matthieu dans l'espoir d'obtenir un peu du génie du maître-maçon. Rite en apparence peu catholique qui renvoie à cette place occupée par Maître Matthieu, voire peut-être à son interprétation de l'histoire. Mais ce n'est pas tout. Cap Finisterre. Voilà peut-être pourquoi j'aime ce
chemin, j'aime ce mot pèlerin saisi au plus près
de sa racine latine. Littéralement, le pèlerin,
c'est l'étranger. Mieux : l'étranger qui chemine
ailleurs, pour suivre des chemins qui lui sont étrangers.
Acception très occidentale du pèlerinage, ne se
retrouvant guère déclinée ainsi dans
d'autres religions. Ailleurs…Monastère de San Juan de
Ortega, 30 kilomètres avant Burgos. La soupe à
l'ail offerte aux pèlerins par le père
José Maria Maroquin est célèbre sur
tout le Chemin. Pour évoquer le sens de l'ailleurs, il
aurait prononcé ces mots au cours d'une homélie
adressée un soir aux pèlerins de passage et
racontée par un écrivain-pèlerin :
« si vous deviez mourir demain sur ce
chemin, dites-vous que votre vie serait accomplie pleinement, car vous
seriez morts en état de recherche absolue. Et lorsque vous
serez revenus chez vous, dites-vous que vous serez encore sur ce chemin
et que vous y serez désormais toujours, car c'est un chemin
qui ne connaît pas de fin ». Je cite ces mots très inspirés,
très existentiels de Saint Augustin : « le
jour où tu te dis : cela suffit !... tu es
déjà mort. Avance toujours, marche toujours. Ne
t'arrête pas en chemin, ne recule pas, ne sors pas de la
route. Qui n'avance pas piétine ! ». Sur ce chemin, je n'ai eu pour tout viatique que mon sac à dos et mes pensées. Je me suis de fait confronté à l'essentiel et au dépouillement et, curieusement, cette forme d'ascèse aura été le plus souvent jubilatoire. Je me suis réalisé comme je voulais me réaliser. Sentiment très égoïste, mais sentiment enivrant. Je ne me suis peut-être jamais senti aussi libre. Dans un roman, le planétarium, Nathalie Sarraute fait dire à un de ses personnages : « il donne une impression de force, de sérénité… Il y a chez lui, dans sa façon de tout survoler, une espèce de renoncement…très rare… Il a réussi. Je dois avouer que c'est ce que j'envie le plus aux autres dans la vie… une ascèse ». Sans doute ai-je ressemblé à ce personnage, sans doute ai-je réussi cela sur le chemin… Si la grâce existe, elle s'éprouve dans ces moments hors du temps qui advenaient si souvent dans la clarté sereine des petits matins quand le paysage semble n'appartenir qu'à celui qui s'y trouve. Cheminer, c'est peut-être ça, éprouver cette plénitude que procure la simple expérience du présent quand on se sent en harmonie avec le paysage et avec le temps. Là, effectivement, selon Charles Baudelaire, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Ermitage San Nicolas, près du pont Fitero, 50 kilomètres après Burgos. L'ordre hospitalier des Chevaliers de Malte a restauré une ancienne chapelle et offre l'hospitalité chaque soir à une quinzaine de pèlerins. A la lueur des bougies, une longue table couverte d'une nappe blanche, est dressée. Nous sommes donc une quinzaine à suivre, surpris, les préparatifs. Je suis le seul français. Avant de passer à table, le maître des lieux, un italien, s'adresse à nous pour nous rappeler les missions de l'Ordre. Il évoque la tradition, le devoir d'hospitalité sur ce chemin puis nous invite ensuite à nous rendre autour d'un autel - nous sommes dans une ancienne chapelle - et avec ses compagnons, il va perpétuer cette autre coutume qui voulait que soient lavés les pieds des pèlerins pour participer ainsi à leur démarche. Nous resterons longtemps sans oser parler, gagnés par le recueillement et la solennité du moment. Ce sera ma soirée la plus belle, la plus accomplie sur mon chemin. Le dîner se prolongera tard dans la nuit et le lendemain, au petit matin, il nous sera difficile de quitter ce lieu qui reste pour moi synonyme de tradition, d'hospitalité et de communion. Je suis arrivé au pied de l'escalier qui mène à la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle à l'heure où est célébrée la messe des pèlerins. Nombreuses étaient les personnes voulant assister cette messe. Du haut des marches, un homme s'est adressé aux personnes présentes. Il a du leur demander de me laisser passer, moi qui étais facilement identifiable en tant que pèlerin. Ce qu'elles ont fait, certaines me tapant au passage sur l'épaule et m'adressant des mots que je n'ai pas compris. Mais le geste était là… J'ai pu ainsi assister à la cérémonie du botafumeiro, gigantesque encensoir dont l'existence est attestée dès le XIVe siècle et qu'une dizaine de servants propulsent dans les airs dans un immense mouvement pendulaire. Fasciné par ce balancement, pris par la ferveur des chants, j'ai revu les larmes au yeux l'essentiel de mon cheminement. Quand l'encensoir a eu cessé sa course, j'ai réalisé que mon chemin ne faisait que passer par Saint-Jacques de Compostelle et qu'il était temps d'envisager une autre démarche. Qui n'avance pas piétine. Le chemin, effectivement, ne connaît pas de fin… Enfin, je veux bien m'en persuader. Saint-Jacques de Compostelle n'aura été qu'une étape, un passage. Mais l'expérience pour moi la plus déroutante se situe ailleurs. Confronté à l'essentiel, je n'avais rien, j'étais d'une certaine façon le plus pauvre possible. Et curieusement je me suis toujours trouvé en situation de partage, d'échange et de solidarité. Je me demande s'il ne faut pas être pauvre pour vraiment partager. J'ai quelque peine à me remettre de cette expérience. Que sont devenus depuis mon retour ces mots éprouvés : dépouillement, partage, essentiel ? Ceci est une autre histoire. Je cède la place, pour terminer, à un poète, Arthur Rimbaud, qui un jour de mars 1870 a composé cette sensation, poème très impressionniste qui évoque mieux que moi ce que, sur ce chemin, j'aurai vécu et ressenti. Ultime façon pour moi de répondre à ce pourquoi originaire. Par
les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers, Je
ne parlerai pas, je ne penserai rien : Sur une colonne absente, Vénérable Maître, j'ai dit… M\ D\ |
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