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Le Vêtement

L’habit ne fait pas le moine, paraît-il. Faut-il croire pour autant que l’habit est détail insignifiant ? Certainement pas si l’on relève la multitude des expressions liés aux vêtements : il a ramassé une veste, il a relevé le gant, on lui a fait porter le chapeau, c’est elle qui porte le pantalon, elle a trouvé chaussure à son pied, c’est un coureur de jupons, elle était dans ses petits souliers, ils sont comme cul et chemise, il est dans les jupes de sa mère, il a la tête près du bonnet, il a baissé son froc, c’est bonnet blanc et blanc bonnet, c’est un gros bonnet, ce député est un godillot, il est à la botte du gouvernement, en fait c’est un curé défroqué qui après avoir pris l’habit a retourné sa veste et est allé pantoufler parce qu’il avait ramassé une déculottée aux élections, maintenant il traîne la savate et il doit se serrer la ceinture.

La richesse des expressions liées au vêtement montre l’importance de cet objet dans notre vie. Objet qui, comme le rire, est le propre de l’homme. Il est plus que signe distinctif, puisque l’on assimile parfois le vêtement à celui qui le porte : on parle ainsi des bérets verts, des tuniques bleues, des culottes de peau, des sans-culottes. Nous-mêmes, francs-maçons, ne nous distinguons-nous pas par nos vêtements, le port du tablier permettant de distinguer l’apprenti du compagnon et ce dernier du maître ? Le port de ce tablier m’a donc amené à réfléchir à la fonction et au sens du vêtement. Le vêtement habille, c’est dire qu’il cache et qu’il protège, mais en même temps il montre et est donc porteur de sens.

Dans les pays de culture judéo-chrétienne, chacun connaît l’explication de l’origine du vêtement telle qu’elle figure au troisième chapitre de la Genèse : le serpent tentateur propose à Eve de goûter au fruit de l’arbre défendu, en lui disant que « Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal »… « Et la femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu’il était précieux pour ouvrir l’intelligence, en mangea et en donna à son mari. Les yeux de l’un et de l’autre s’ouvrirent, et ils virent qu’ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des ceintures » Et lorsque Dieu vit que l’homme et la femme avaient goûté du fruit défendu, il les chassa du jardin d’Eden, non sans les avoir condamné à gagner leur pain à la sueur de leur front, et après leur avoir confectionné des habits de peau dont il les revêtit.

Ce mythe fondateur appelle trois remarques : premièrement, en ce qui concerne ce que l’on a coutume d’appeler la faute originelle : n’est-ce pas tout simplement la découverte de la responsabilité ? En effet, tant que l’homme ne connaît pas la différence entre le bien et le mal, il ne lui est évidemment pas possible de commettre le mal, non pas parce qu’il n’en est pas capable, mais parce le concept même lui est  étranger. Il est d’ailleurs important de relever, ce qui à mon sens n’est jamais souligné, que cela implique également qu’il n’est pas plus capable de faire le bien. Ce que l’on a coutume d’appeler le péché originel ou la chute n’est donc que l’expression symbolique de l’acquisition de la conscience, c’est à dire non une chute, mais une élévation, d’ailleurs confirmée par le tentateur lui-même : vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal.

Deuxième remarque : ce texte montre bien la fonction première du vêtement, qui est de cacher : la prise de conscience se manifeste en premier par la conscience de la nudité. La nudité, dans nos sociétés, présente un double aspect : c’est d’un côté la nudité chaste et édénique d’avant le fruit défendu, celle de l’enfance ou des camps naturistes, et de l’autre la nudité diabolique et perverse, celle de l’homme sauvage ou des démons. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’un état de nature, que ce soit celui de l’ange ou celui de la bête. Dans la légende d’Arthur, sire Gauvain, saisi par la folie, se jette dans la forêt, se dépouille de ses vêtements, et retourne à un état semi-animal, vivant nu et se nourrissant de racines. De même, Saint-François d’Assise, revendiquant l’abandon de ses richesses, abandonne ses vêtements et se présente nu à la foule et à son évêque, montrant par la qu’il renonce à son appartenance à la société des hommes. Cette fonction de la nudité perdure : dépouiller quelqu’un de ses vêtements revient à l’effacer socialement, qu’il s’agisse de la victime mise à nu par ses bourreaux, de l’esclave exhibé à la vente aux enchères ou plus symboliquement du militaire que l’on dégrade en lui retirant ses insignes et sa veste d’officier. La nudité, même symbolique, traduit une déchéance. Le vêtement en tant que marque de pudeur se retrouve dans toutes les civilisations, et on remarquera que lorsqu’il se réduit à un aspect minimal, il prend la forme d’un cache-sexe et non pas de cache-nez ou d’un chapeau.

Chez certains peuples, le vêtement se réduit même à un fourreau pour le membre masculin voire à des tatouages ou des scarifications. Le cache-sexe peut bien sûr être considéré comme une protection des organes de la reproduction, précieux - en argot ne dit-on pas les bijoux de familles ? - parce qu’ils assurent la pérennité de l’espèce. Mais on peut aussi lui accorder une valeur hautement symbolique ; en cachant les organes qui sont par excellence ceux de l’instinct, je montre que je fais abstraction de ceux-ci : je suis un humain guidé par la raison et l’intelligence, non une bête (l’inverse en somme du raccourci abrupt tout dans le slip, rien dans la tête). Je ne peux m’empêcher de constater que le tablier symbolique que nous portons lors de nos tenues tient  lui aussi plus du cache-sexe que d’un véritable vêtement de travail : symbole du travail, il est aussi signe d’humanité. Troisième remarque à propos de ce mythe fondateur : l’invention du vêtement et l’invention du travail vont de pair : les deux sont des attributs de l’humanité, dont la naissance correspond non pas à la création d’Adam, mais à la consommation du fruit défendu c’est à dire à l’acquisition de la conscience. Le mythe d’Adam nous livre donc trois caractéristiques propres à l’humanité : la conscience (vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal), le vêtement et le travail.

Si le vêtement cache, il montre tout autant, et par delà son rôle utilitaire de  protection, il est signe, voire signal pour les autres, et il ne fait là que reprendre la fonction exercée chez certains animaux par leur aspect extérieur, qui peut être destiné à passer inaperçu ou au contraire à montrer et à intimider. En ce sens le vêtement est une deuxième peau, qui reprend les fonctions de la première : c’est l’armure qui protège contre les coups, le pull qui tient chaud. On remarquera d’ailleurs l’évolution technique du vêtement : alors que les premiers vêtements, faits de peau  de bête, sont par leur matière identiques à la peau qu’ils protègent, on s’éloigne de plus en plus de cette proximité chimique : des peaux de bêtes on passe aux tissus en laine, puis aux fibres végétales, coton, lin et autres raphia, pour finir par le nylon, le tergal et autres acryliques : on a passé du règne animal au végétal puis au minéral : distance de plus en plus grande entre le vêtement et le corps qu’il protège.
Le vêtement montre, il est signe :

Signe d’appartenance à une culture : on ne confondra pas un sioux oglala avec un pawnee, ni un lapon avec un inuit, même si leurs types humains sont fort ressemblants. Signe de l’origine géographique, avec parfois une très grande précision : les costumes traditionnels alsaciens, comme ceux d’autres régions, permettaient à celui qui en connaissait le code de deviner jusqu’au village d’origine de leurs porteurs.

Signe d’appartenance à une classe d’âge : à Rome, les enfants  portaient la toge prétexte, bordée de pourpre, qui les différenciait des adultes. Ici même, il n’y a pas si longtemps, nous l’avons pour la plupart d’entre nous vécu, il fallait avoir fait sa confirmation ou sa communion pour avoir le droit au premier pantalon ; avant ce rite de passage à l’âge adulte les culottes courtes  étaient obligatoires, quel que soit le temps ou la saison.

Signe d’appartenance à un sexe : chez certains Lapons du Nordland, l’homme et la femme portent des vêtements identiques, la seule différence résidant dans la répartition des couleurs, bleu sur fond rouge pour l’un, rouge sur fond bleu pour l’autre. En Asie du Sud-Est, le sarong féminin, pièce d’étoffe enroulée autour des reins, devient le sampot masculin lorsqu’il est remonté entre les cuisses.

Signe d’appartenance religieuse : dans les villages bas-rhinois, la couleur de la coiffe distinguait les jeunes filles catholiques, qui la portaient blanche ou rouge, des jeunes protestantes à la coiffe noire.

Signe de statut marital : dans de nombreuses civilisations, un aspect vestimentaire permet de différencier la femme célibataire de la femme mariée ou veuve : c’est bien sûr le port de l’alliance, mais il y a aussi d’autres codes ; dans l’exemple précédent, la femme protestante mariée porte la coiffe devant la touffe de cheveux relevée. Le costume est donc signe de « reconnaissance sociale ». Il permet de savoir à qui on a affaire, au seul regard jeté sur la coiffe ou l’habit. En même temps, il est un signe érotique désignant les unes aux autres les jeunes personnes libres, cherchant à connaître ou à se faire connaître.

Signe d’appartenance sociale : pensons à la caricature du grand bourgeois capitaliste en redingote et chapeau claque, un seul coup d’oeil sur un tel dessin nous fait comprendre quelle classe sociale est représentée par le dessinateur. Montaigne déjà le savait : « Entre ma façon d’être vestu et celle d’un païsan de mon païs, je trouve bien plus de distance qu’il n’y a de sa façon à un homme qui n’est vestu que de sa peau ». Dans la Rome antique, seuls les citoyens avaient le droit de porter la toge. A la fin du XVème et au début du XVIème siècle, lors des premières révoltes rurales en Alsace, les insurgés se rassemblent sous une bannière qui représente le soulier à lacet des paysans, par opposition à la botte des seigneurs : c’est le célèbre Bundschuh, symbole de toutes les conspirations qui aboutiront à la guerre des paysans de 1525.

Le vêtement est ainsi signe de mon statut social. A tel point qu’à certaines périodes historiques le contrôle du costume devient un enjeu du pouvoir : au XIVème siècle apparaissent dans diverses régions d’Europe des « lois somptuaires » qui visent à réglementer l’usage des marques vestimentaires (qualité des teintures, l’usage des métaux précieux, types de broderies etc.) en fonction du statut social. Les règlements vestimentaires du magistrat de Strasbourg sont un modèle du genre. La raison invoquée est soit religieuse ou morale, soit économique, de maintien d’une modestie de la consommation. La véritable motivation est plus politique : il s’agit en fait de réserver aux puissants l’usage des marques du pouvoir. Le vêtement désigne ainsi le dominant et le dominé : on retrouve cette symbolique dans le hidjab ou le tchador, qui sont moins signes d’appartenance religieuse (la preuve en est que les hommes ne le portent pas) que signe de domination masculine, qui permettent à l’homme de poser une clôture symbolique entre la femme et le monde duquel elle doit rester coupée.

Signe de statut social, le vêtement évolue avec ce statut. L’abandon d’un vêtement lié à un certain statut correspond à la perte de prestige de celui-ci : la suppression de l’obligation du port de l’uniforme durant les permissions était déjà un signe de la perte de prestige de l’armée et a précédé la suppression du service militaire ; l’abandon du port de la soutane par les curés confirme la perte d’influence du clergé catholique (à l’inverse, en Pologne les soutanes sont nombreuses et l’église catholique puissante). L’évolution des vêtements de travail traduit de même les évolutions économiques. Les tenues d’artisans ont tendance à disparaître, attestant la perte de statut de certains métiers : la tenue blanche du peintre a laissé la place à un jean maculé de peinture : le professionnel qualifié, fier de son habit professionnel, est remplacé par un vague manoeuvre habillé cradingue. A l’inverse, une nouvelle hiérarchie économique fait apparaître de nouveaux vêtements, comme la combinaison du pompiste ou du mécanicien revêtue du logo de la société pétrolière ou de la marque automobile, ou la tenue blanche du technicien hautement qualifié s’activant autour du satellite en construction.

Si le vêtement est signe de différenciation sociale, il peut aussi être signe d’unité ou d’égalité : le sarrau ou la blouse dont le port était imposé dans l’école de la IIIème République et que bon nombre d’entre nous ont encore porté était à l’origine destiné moins à protéger des salissures qu’à cacher les différences d’habillement liées à la situation financière des parents. Il s’agissait moins d’une tenue de travail que d’un habillement dont l’uniformité manifestait l’abolition des différences sociales. Revêtus de cet uniforme, tous les enfants de la République devaient être égaux : le fils de journalier qui portait un vieux chandail reprisé ne se distinguait plus de l’enfant de famille aisée habillé de lin fin. Comme son nom l’indique, l’uniforme, unit entre eux tous ses porteurs, en même temps d’ailleurs qu’il les différencie de tous les autres. Ici, le vêtement est à la fois signe d’unité et de différenciation : c’est le cas de l’uniforme militaire, qui porte les signes d’une différenciation hiérarchique. Le langage vestimentaire devient une manifestation visible d’une certaine organisation sociale.

Et lorsque cette organisation sociale est bouleversée, le vêtement en devient l’expression la plus visible : c’est le Carnaval, la saison des fous, où toutes les normes sont abandonnées en même temps que sont tolérés voire imposés des accoutrements qui en période de normalité vaudraient à leurs porteurs les plus graves ennuis : le renversement des valeurs sociales se traduit par la confusion vestimentaire.

Le vêtement cache ma nudité et me protège des agressions extérieures, et en même temps il renseigne les autres sur moi-même : selon la manière dont je suis vêtu, mon interlocuteur saura quel est mon statut. Si je veux moi-même m’identifier avec mes Mitmenschen (je remercie le frère qui me trouvera une traduction correcte de ce terme équivalent à  cohumains), je revêtirai leur habit : sur le mode humoristique, ce sont les Dupond-Dupont adoptant les costumes locaux pour s’identifier aux indigènes, malheureusement toujours à contre-emploi. Sur un mode plus sérieux, c’est le port du vêtement propre au groupe dont je fais partie qui manifestera physiquement mon appartenance à ce groupe, qu’il s’agisse de l’uniforme du gadz’arts ou de la tenue professionnelle des charpentiers de Hambourg. Ne dit-on pas d’une femme qui entre dans les ordres qu’elle prend le voile ? A l’inverse, le port d’une tenue particulière peut signifier le refus de s’assimiler, la volonté de se distinguer, qu’il s’agisse de la tenue provocante du punk ou de celle plus classique du loubavitch intégriste. Si le port de la djellabah par un cheikh arabe en visite dans notre pays ne choque pas, le port du même vêtement par des populations vivant sur notre sol peut être considéré comme une manifestation du refus de l’assimilation. Et si le foulard islamique suscite des réactions aussi violentes, que ne provoquerait sans doute pas le port d’une simple médaille, c’est que le message est bien plus clair, le vêtement étant porteur d’une valeur symbolique particulièrement forte.

Se dépouiller de ses vêtements, c’est se livrer entièrement aux autres : ne dit-on pas de celui qui se livre entièrement qu’il se met à nu ? Et se partager les vêtements de quelqu'un équivaut à se partager ses restes : dans l’évangile, le partage de la tunique du Christ par les soldats romains est le signe manifeste  que tout est fini. A l’inverse, partager ou donner ses vêtements est un geste aussi parlant que partager son repas. La plupart des rites d’initiation comportent d’ailleurs un déshabillage suivi d’une prise d’habit symbolique, qu’il s’agisse de l’incorporation militaire, de l’entrée dans les ordres ou de l’initiation maçonnique : on se dépouille de son état précédent pour renaître différent, telle la chrysalide abandonnant son enveloppe pour devenir papillon.

Ainsi le vêtement, nécessaire moralement et physiologiquement, est aussi porteur de sens. Loin de n’être qu’une protection contre les agressions extérieures, il est langage et porteur de signification. Si l’habit ne suffit pas à faire le moine, la manière dont je m’habille ou dont je suis habillé - car n’oublions pas que chacun n’a pas les moyens de choisir ses vêtements - révèle beaucoup de choses sur moi-même et sur la manière dont je considère celui qui me fait face. Il arrive même que le vêtement n’ait aucun usage utilitaire, son port étant réduit - encore que le terme de réduction ne soit pas approprié - à un usage symbolique. C’est le cas du tablier que nous portons, symbole de travail, comme les outils que nous disposons devant nous ; mais à la différence de l’outil, dont certains animaux connaissent l’usage, cette pièce de tissu est, comme tout vêtement, un signe tangible de notre humaine condition.

R\ D\


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