Le Dieu du Pasteur Desmons
Frédéric Desmons n’est pas un
inconnu dans la franc-maçonnerie française.
Inutile de réécrire
sa biographie. Rappelons
seulement pour nos soeurs et frères qui
l’ignoreraient que l’homme naît
en 1832 à
Brignon, petite commune
française au pied des Cévennes, qu’il
décide très jeune
d’embrasser la
carrière de
ministre du culte réformé et qu’il suit
les cours de la Faculté de théologie
de Genève,
fief du calvinisme. En
1855, il est reçu docteur en théologie et,
à trente et un ans, le 8 mars 1861, il est
initié au
Grand Orient de France dans la loge : l’Echo à
Nîmes. Personnage
de premier plan dans
l’Obédience,
il deviendra et restera Président du Conseil de l'Ordre,
réélu statutairement pendant
douze ans
jusqu’à sa mort en 1910. Parallèlement,
il mène une carrière
politique. En 1877, il
est élu
conseiller général renonçant du
même coup à sa charge pastorale
(nous y reviendrons plus
loin);
il deviendra député de la troisième
République et finira viceprésident
du Sénat de
1902 à 1905.
Un parcours brillant
dénotant un
esprit ouvert, un sens profond de sa responsabilité, tant
vis-àvis de ses paroissiens, de
ses
frères, que des citoyens d’une jeune
République au sortir du Second
Empire. Mais il y en eut
bien
d’autres que lui et quelles qu’aient pu
être ses vertus, ce ne fut pas
la raison pour laquelle
l’homme
laissera une trace indélébile dans
l’histoire de la maçonnerie
française.
Sa déclaration de 1877, un
paradoxe ?
Apparemment
l’homme est un
paradoxe, en effet. Qu’on en juge. Dès son
entrée au Conseil de l'Ordre du G.O.D.F., en
1873, il
constate et prend en compte la volonté de la plupart des
loges de supprimer les
références à
l'existence de Dieu - donc à l’obligation de la
présence du Volume de
la Loi sacrée
sur l’autel des
serments - et à l'immortalité de l'âme,
s'opposant ainsi aux «
conservateurs » de l'Obédience.
En 1877, il approuve la révision
de l'article 1er de la constitution du Grand Orient de France et
annonce : « Nous
demandons la
suppression de cette formule parce que, embarrassante pour les
Vénérables
et les Loges, elle ne
l'est pas moins pour bien des profanes qui, animés du
sincère désir de faire partie de
notre
grande et belle Institution qu'on leur a dépeinte,
à bon droit, comme
une Institution
large et
progressive, se voient tout à coup
arrêtés par cette barrière dogmatique
que leur
conscience ne leur
permet pas de franchir.
Nous demandons
la suppression de
cette formule parce qu'elle nous paraît tout à
fait inutile et étrangère
au but de la
Maçonnerie. - Quand une société de
savants se réunit pour étudier une
question
scientifique, se
sent-elle obligée de mettre à la base de ses
statuts une formule théologique
quelconque ? -
Non n’est-ce pas ?
- Ils étudient la science indépendamment de toute
idée dogmatique ou
religieuse. - Ne
doit-il pas en être de même de la
Maçonnerie ? Son champ n'est-il
pas assez
vaste, son domaine
assez étendu, pour qu'il ne lui soit point
nécessaire de mettre le
pied sur un
terrain qui n'est
point le sien.
Non. Laissons
aux théologiens le
soin de discuter des dogmes. Laissons aux Eglises autoritaires
le soin de
formuler leur
syllabus. - Mais que la Maçonnerie reste ce qu'elle doit
être, c'est-àdire
une institution
ouverte à tous
les progrès, à toutes les idées
morales et élevées, à toutes les
aspirations
larges et libérales ».
Or, cette déclaration sort de la
bouche d’un pasteur calviniste cévenol qui fut
reçu Docteur en théologie
après ses études à la
Faculté de théologie protestante de
l'Université de Genève. N’eston
pas en droit de
s’interroger sur
l’authenticité de sa foi ou bien alors a-t-on
déjà affaire à un
homme politique
cherchant un
consensus alors que la loi de 1905 sur la laïcité
en France n’a pas encore
été votée ? Et, dès lors,
la question se pose : Quelle peut être la raison qui le
poussa dans cette attitude ?
Reprenons donc le détail de sa
déclaration pour tenter de comprendre - sans vouloir
toutefois argumenter en faveur de
l’une ou
de l’autre de cette pratique mise en exergue dans les
premières Constitutions
maçonniques ayant
jamais été écrites : « les
Constitutions d’Anderson », datant de
1723. Ayons en
mémoire cette
partie du texte du paragraphe 1 des dites Constitutions : «
… only
to
oblige them to that Religion in which all men agree, leaving their
particular
Opinions to themselves »(1) .
Cette phrase est remarquable par son ouverture à la
tolérance religieuse et par
la souplesse de son
interprétation. Elle
témoigne des anciens désordres politiques et
religieux que les Anglais
étaient finalement
parvenu à surmonter.
Que dit le texte de la
déclaration de F. Desmons ? Tout d’abord :
« La suppression de cette
formule
».
Le mot « formule » peut
surprendre. Il semble mal adapté à la situation,
car il pourrait laisser entendre que la
Bible
n’est qu’une simple « formule
». Ensuite nous lisons : « Cette
barrière
dogmatique » et, plus loin, :
« Laissons
aux théologiens le soin de discuter des dogmes.
Laissons aux
Eglises autoritaires
le soin de formuler leur syllabus » Ici encore on
s’interroge.
Au sens strict, la Bible
- qu’elle
soit hébraïque ou néo-testamentaire -
n’a rien de dogmatique.
Qu’est-ce
qu’un dogme sinon le
principe incontestable d'une doctrine ? Or, dans le Protestantisme
(donc pour
Frédéric Desmons), il
n’y a pas de dogmes au sens où la
théologie catholique romaine
l’entend, mais concepts
doctrinaux s’appuyant exclusivement sur les Ecritures. Et
comme il n'y a pas
unanimité
entre les Protestants sur l’application uniforme de cette
doctrine, il y a donc - en principe -
liberté
de pensée. Et c’est bien cette liberté
de pensée que l’on retrouve
dans le
préambule des
Constitutions d’Anderson. On se demande alors en quoi le
Volume de la Loi Sacrée
peut être « embarrassant
pour les Vénérables et les Loges ».
Vient alors cette requête : « Nous
demandons la suppression de cette formule parce qu'elle
nous
paraît tout à fait inutile
et étrangère au but de la Maçonnerie.
»
Se pose ici la question clé
de cette
déclaration : « Quel est
le but de la Maçonnerie ? ».
Jusqu’à mieux informé il
s’agit d’une
société initiatique (certains
ajouteront philosophique). Comment soustraire alors d’une
institution de ce type une
référence
spirituelle sans en dénaturer l’esprit ? Notons
bien qu’il s’agit ici
de
spiritualité et non de
religion et moins encore de confession.
Desmons enchaîne, et, par deux
fois, répond lui-même « non »
aux deux questions qu’il pose.
La première fait sans doute
référence à
l’Académie des Sciences de Londres, la Royal
Society (une
société de savants),
première des institutions scientifiques des «
Lumières », étroitement
mêlée
à la franc-maçonnerie
naissante à laquelle aucune forme officielle du
protestantisme ne fut défavorable.
Bien au contraire,
cette société de savants et de philosophes
travailla à l’unité de la
Foi et de la Raison et,
si un
siècle et demi déjà sépare
la date de la parution des « Constitutions »
de celle de la
déclaration de F.
Desmons, l’esprit de tolérance et
d’ouverture reste le même.
La seconde réponse démontre
apparemment une méconnaissance flagrante, et
étonnante de la part d’un
intellectuel, des
dispositions prévues dans les Constitutions de 1723,
lorsqu’il dit : «
pour qu'il ne
lui soit point
nécessaire de mettre le pied sur un terrain qui n'est point
le sien »,
(la
Théologie).
Relisons ici le
chapitre IV, paragraphe 2 des dites Constitutions : « Therefore
no private pikes
or quarrels must be brougth within the door of the lodge, far less any
quarrels
about religion,
or nations, or state policy, we being only masons, of the catholick
religion
abovemention’d ;
we are also of all nations, tongues, kindreds, and languages and are
resolv
against all
Politiks, as what never yet conduc’d to the welfare of the
lodge, nor ever
will. » (2)
Il est donc bien explicitement
recommandé de s’abstenir de toutes discussions
religieuses, autrement dit
théologiques.
Rappelons au passage que
le mot catholick du chapitre IV doit
être pris ici dans son
sens latin de catholicus,
lui-même
emprunté au grec caktholikè
ekklesia « église universelle
» (Clément d’Alexandrie),
donc de katholikos (général,
universel). Nous ne
sommes encore qu’en 1723. La
première
bulle papale sera
prononcée sera prononcée en 1738 (3)
Le Protestantisme en France au
début du XVIII siècle
Le Protestantisme
n’est pas
monolithique, nous le savons. Il se décline dans la pratique
de nombreuses
Eglises et
Les
Protestants français, qui sont toujours restés
minoritaires dans le Midi de la France, se
divisent
eux-mêmes entre orthodoxes et libéraux, les
orthodoxes (4) se recrutant
plus
généralement parmi la classe
paysanne (rappelons que les Cévennes sont un pays pauvre), et
les libéraux
parmi les bourgeois,
professions libérales, commerçants, etc. Il
semble que la famille Desmons soit issue de
cette
seconde catégorie.
En 1832, date de la
naissance de
F. Desmons, cent cinquante ans se sont à peine
écoulés depuis
la révocation
de l’Edit de Nantes
(1685). Résonnent encore dans les oreilles protestantes les
paroles de Mme De
Maintenon : « Si
Dieu conserve le roi, il n’y aura pas un Huguenot dans vingt ans »
(5)
Vif aussi
le souvenir cévenol des réactions aux
persécutions des Dragons de
Louis XIV face au refus
obstiné de la
plupart des Réformés de se soumettre aux
injonctions royales.
Rien n’y fit
en effet. Ni les
Caisses de Conversions destinées à monnayer les
retours à l’Eglise
romaine ni les
tentatives de
négociations. S’en suit alors la
répression, les atteintes à la liberté
d’exercice de
certaines
professions, la restriction de celui de la vie civile (destruction des
lieux de
culte, des
écoles, etc.), et
enfin les sanglantes expéditions au cours desquelles quinze
cents irréductibles luttent contre des
régiments
entiers et deux maréchaux du roi. La répression
est terrible, disperse les
prédicants dans la
montagne, au « désert »,
incarcère les relaps pendant que commence,
dès 1715
(à la mort de Louis
XIV), la réorganisation de l’Eglise au synode des
Montèzes et sous des cieux plus
cléments,
notamment à Lausanne où s’installe un
séminaire sous la direction
d’Antoine
Court. On sort de
l’enfer.
Toute
l’absurdité, l’inutilité de
ces événements sanglants sont sans doute aussi
dans la mémoire du pasteur Desmons.
L’évolution politico-religieuse
en France et la franc-maçonnerie
Si nous reprenons la
chronologie
des faits, F. Desmons naîtra deux ans après la
Révolution de 1830 qui inaugure un
nouveau type
de monarchie, celle de Louis-Philippe, duc
d’Orléans. La République se
profilait déjà. Qui
accompagne le monarque à l’Hôtel de
Ville pour prêter serment
à
l’issue des « trois Glorieuses
? L’inusable et claudiquant Marquis de La Fayette (il a 77
ans), porte-drapeau des
Républicains et
franc-maçon notoire dans toutes les mémoires.
Certes, les
Cévennes restent
lointaines et le peuple des campagnes moins sensibles aux
événements historiques qui
s’annoncent, mais
c’est à Paris que se fait l’Histoire.
1848 (Desmons n’a encore que seize ans)
voit la fin
de la Monarchie de Juillet et, quelque temps plus tard (1852)
l’arrivée
du Second Empire,
lequel s’effondra avec la défaite de Sedan en 1870
(Desmons a alors 48 ans). Rappelons
qu’il fut
initié dans la franc-maçonnerie en 1861.
Bien que le Second Empire reste
très lié à l’Eglise
catholique, Paris, ville des révolutions, est
traditionnellement
présentée
comme un des premiers foyers de «
déchristianisation » dans la
France du XIX
siècle. Cette
évolution n’est sans doute pas
étrangère à l’attitude
future de F. Desmons, 16 ans plus
tard.
Le livre d’Yves Hivert Messeca :
« La Bible entre l'équerre et le compas » (6) fait
état d’une situation
politico-maçonnico-religieuse
qui
peut se résumer ainsi : « Au milieu du
XIX siècle, la
presse
maçonnique française
accorde un fort intérêt au protestantisme,
notamment à ses querelles
doctrinales et
ecclésiastiques.
Globalement, les revues maçonniques oscillent entre critique
et bienveillance.
Toutes expriment
cependant une certaine méfiance envers le protestantisme,
religion «
supranaturaliste », et les
églises protestantes, en particulier la faction «
orthodoxe ». Inversement,
la presse
maçonnique manifeste
une sympathie certaine - voire une réelle admiration
- envers les
protestants,
minorité persécutée. Elle soutient
plus ou moins ouvertement le protestantisme
libéral.
Cependant, rares furent
les maçons qui adhérèrent au
protestantisme. Le philoprotestantisme
maçonnique
paraît être surtout le
contrepoint de l'antipathie de plus en plus
générale
des
frères à l'égard du
catholicisme romain. »
Les classes populaires
parisiennes sont en général assez hostiles au
catholicisme, très lié au
régime
impérial et aux
conservateurs, et Desmons craint que le Second Empire ne provoque une
vague
réactionnaire dans toute la
France menaçant la liberté de culte.
À la chute du
Second Empire, la
Commune (1871) décide en outre la suppression du budget
des cultes, la
confiscation des
biens des congrégations religieuses. Les tensions poussent
au massacre des Dominicains
d'Arcueil et des
Jésuites de la rue Haxo, tandis que les religieux des
couvents
de Picpus et des
Dames-Blanches
sont inquiétés ou arrêtés
sous divers prétextes. Les églises
de Saint-Laurent et de
Notre-Dame
des Victoires sont perquisitionnées. On tente même
d'incendier la cathédrale
Notre-Dame de Paris
!
Tel était le
climat délétère de
l’époque. F. Desmons en est le témoin.
Les oppositions religieuses dans
les Cévennes
Pour mieux comprendre
l’homme, il
est nécessaire aussi de connaître le climat
régnant en Languedoc à
la fin du XVIII et au
début du XIX siècle. Les témoignages
sont révélateurs. Laissons
parler ici
André Chamson (7)
qui
décrit dans ses ouvrages les turpitudes commises par
les deux
factions
religieuses en
présence. Tout d’abord l’état
de quasi-analphabétisme de la classe
paysanne : « Si
grand-mère,
écrit-il, voulait m’obliger à
parler français, c’est parce que cette
langue
était pour elle celle qui
pouvait permettre à l’homme de
s’entretenir avec Dieu ». Plus
loin : « A
Brignon (le
lieu de naissance de F.Desmons), vers 1914, à
l’école, on parlait français…
Les seuls
encore à parler patois
étaient enfants arrivés fraîchement de
la montagne »
C’est dans ces
communautés que se trouvent
les « fondamentalistes ». On lit dans la chronique
populaire des témoignages
étonnants : « Au mas
de l’aveugle dans un milieu très populaire
où les filles n’apprenait
qu’à lire : "C’était
séparé entre catholiques et protestants,
même à la fête votive, au
bal…
Et les guerres de religion,
pardi qu’on en parlait ! […] Dans la
Cévenne court le dicton :
"Las
très pu métchantes
maisos : le fèno, la cabro é lou
capélan" : (Les trois plus méchantes
langues : la femme, la
chèvre et le
curé). A Pignan, le glas venant à sonner, des
voisins s’interrogent
: "Co es
mort ?… Degus, un hugenau !" (Qui est mort ?… Personne,
un
huguenot).
Parmi ces « enragés » se
recrutent méthodistes, darbystes, quakers, baptistes et
autres. Chamson écrit dans Le
chiffre de nos
jours à propos de sa grand-mère :
« Elle avait lu le "livre",
laissé par le colporteur
et pendant plus
d’un demi-siècle n’en avait ouvert un
autre. Elle le savait par
coeur ». Ou bien ce souvenir
d’Agustine
Rouvière (lu dans les chroniques languedociennes) :
« Elle
retrouvait son
"livre" qui l’attendait chaque soir comme un ami
qu’on retrouve au
bout d’un
chemin difficile ».
Il n’est pas exclu qu’une foi
sincère, profonde habite ces gens simples
pétris du
souvenir des
persécutions encore récentes dans leur
mémoire. Ceux-là n’avaient rien
à voir avec les fanatiques.
Ces conflits cependant ne
touchent pas une minorité de protestants et de catholiques
libéraux.
S’annonce
déjà une forme de
laïcisme vers lequel glissent insensiblement un nombre de plus
en plus
important de leurs
fidèles.
Les Protestants libéraux, même minoritaires (moins
de 30 % de la population en 1830)
forme l’élite
de la société et leur rôle social,
économique et politique est considérable. Depuis cette
époque, le Midi est « ancré
à gauche » et l’on remarque par exemple,
dès la fin du
XIX siècle, la
création de l’ « Association protestante
du christianisme social » dont
le fondateur fut Charles
Gide
(l’oncle d’André Gide). Apparaissent
aussi d’importants mouvements
coopératifs,
les mutuelles,
sociétés d’économie
populaire, bourse du travail, etc. Rien
n’endiguera
plus la vague laïque
qui viendra à bout des conflits religieux, voyant du
même coup la fin d’actes
isolés, de plus en
plus rares, comme la profanation des tabernacles, les croix abattues
et les insultes aux
prêtres… Et
cette situation débloquée évoluera
lentement vers un consensus
entre les partis.
Une maçonnerie laïque
Les loges
maçonniques jouèrent un
rôle incontestable et important dans
l’évolution du Languedoc
qui resta toujours favorable au
développement de
la franc-maçonnerie. Les consensus
entre les deux
confessions du
christianisme se créent. Les loges sont
oecuméniques, rares lieux où
Catholiques et
Protestants
forment la chaîne d’union. Elles seront les socles
d’une réconciliation
raisonnable et
contribueront à
sortir la société de l’obscurantisme
régnant.
Ce qui,
aujourd’hui, nous
paraît évident ne l’était pas
au début du XIXe siècle.
On verra ainsi se concrétiser
l’idéal républicain et laïque,
accompagné des habituelles outrances
verbales comme
celles du
discours du député de Béziers, Louis
Lafferre (franc-maçon et
Protestant),
en 1898 (onze ans
après la déclaration de Desmons) : « Nous
sommes aussi antireligieux
qu’anticléricaux
… Le véritable
but poursuivi, c’est la chute de tous les dogmes et la ruine
de
toutes les Eglises ».
En effet, le
risque est
toujours grand de voir apparaître
l’intolérance derrière la
tolérance et le fanatisme
d’un nouveau dogme
dissimulé derrière l’antidogmatisme de
circonstance.
« Transformer
la charité
chrétienne en charité socialiste »,
comme l’entendait Paul Crouzet,
professeur au
lycée de Toulouse, est vider
la Charité de son sens : Comme si la Charité
pouvait avoir une
couleur…
C’est dans ce
contexte social que
Frédéric Desmons entre en scène. Ce
pasteur réformé du
Gard, homme dont la foi
ne peut
et ne doit être mise en cause, dénonce, en 1877,
la contradiction fondamentale que contient la
Constitution du Grand Orient de France, la plus importante
obédience
du pays. D’un
côté l’obligation
de croire au Grand Architecte et, de l’autre, la
reconnaissance de la liberté
de conscience comme
une valeur essentielle (contradiction apparente,
répétons-le, si on lit à la lettre
les Constitutions fondatrices de la
franc-maçonnerie).
« En
faisant supprimer la
soumission au GADLU, Frédéric Desmons a
séparé l’ordre religieux
et
l’ordre maçonnique », explique Michel Miaille,
professeur honoraire à la Faculté de
droit et Grand
Maître de la
Grande Loge Mixte Universelle. Encore une fois, nous sommes
témoins
de
l’obstination de beaucoup à
confondre la croyance et la foi. Est c’est ainsi
qu’est née la franc-maçonnerie
libérale,
indépendante de l’organisation officielle, la
Grande Loge Unie d’Angleterre.
Il n’empêche. La confusion de
Frédéric Desmons entre religion, voire
confession, et spiritualité
saute aux yeux. Mais le
positivisme d'Auguste Comte affirmant que l'esprit scientifique va,
par une loi inexorable
du progrès
de l’esprit humain, remplacer les croyances
théologiques ou les
explications
métaphysiques, s’il
reste une utopie, est à la mode. Le positivisme religieux que
Comte expose plus tard
ne l’est
pas moins, mais correspondant davantage à «
l’idée spirituelle »
du G.O.D.F.,
négligeant du même
coup l’éternel instinct d’adaptation des
peuples à imaginer Dieu selon les lois de
l’inconscient collectif comme héritage spirituel
de l’évolution du genre
humain qui
renaît dans chaque
structure individuelle. Relisons ici Henry Bergson : « Le
cerveau ne
détermine pas la pensée ; et
par conséquent, la pensée, en grande partie du
moins, est indépendante
du cerveau. »
Un homme engagé dans le combat
républicain
À
côté de ses charges pastorales
et maçonnique, Frédéric Desmons,
dès 1877, commence localement
une carrière
politique. Elle le
contraint à démissionner de son
ministère pastoral (cf. supra), ce qu'il fait
à regrets
en 1881. Les charges de travail imposées par deux
activités sont
inconciliables.
Le combat pour la laïcité, la
liberté de pensée, ne se limite pas à
l’enceinte d’un
temple de province. De
1881 à
1894, Frédéric Desmons est élu
député du Gard. Puis, de 1894 à
1909, il devient
sénateur.
Radical, il s’engage dans le combat républicain
avec détermination. Il est aux
côtés de Léon Bourgeois
et d'Emile Combes (laïcité des institutions,
séparation de l'Eglise et de l'Etat, loi sur
les
associations etc.). Desmons est au centre de l'affaire des fiches
(épuration des cadres
anti-républicains de
l'armée). On peut le regretter. Cette mesure semblait
toutefois inévitable
dans le contexte de
l'époque. En effet, on doit se souvenir que la
République était un
régime
politique toujours
contesté et qu'une très grande
majorité des officiers de l'armée
française ne faisait aucun
mystère de ses
convictions monarchistes et réactionnaires. S'assurer de la
loyauté de l'armée
était une priorité.
D'ailleurs, Frédéric Desmons, jamais, ne regretta
l'action entreprise par le Grand Orient de
France.
Aux yeux de beaucoup, cela restera la grande erreur de sa vie.
Épuisé
après avoir tant servi
l'Eglise réformée, la franc-maçonnerie
et la République, Desmons
s'éteint en
janvier 1910 entouré
de l'affection des siens.
Conclusion
Non,
Frédéric Desmons ne fut
jamais pas dupe. Trop intelligent, l’homme était
pragmatique.
Théologien
avisé, profondément
croyant, humaniste s’il en est, il réalise que la
condition de l’unité
et de la cohésion de la
première obédience de France est au prix
d’une forme d’apostasie,
rappelant
peut-être celle de son
coreligionnaire, le roi Henri IV, estimant que Paris valait bien une
messe.
Mais il apporte aussi la
preuve
que la France n’était pas l’Angleterre
et qu’une obédience libre
pouvait renoncer aux
landmarks
constitutifs de l’ordre.
Cela n’empêcha pas la Grande Loge
de France de s’y conformer, laissant aussi la
liberté de ses opinions et de ses
croyances à
chacun des Frères, maintenant toutefois la
présence de la Bible dans les loges, offrant
le choix
à ceux que cela « embarrassait », pour
reprendre l’expression de
Frédéric
Desmons, se diriger rue
Cadet (8). Frédéric
Desmons aurait pu rester
un inconnu, un pasteur de province accomplissant la mission
que sa foi lui inspirait
; il
opta pour une plus grande cause, celle d’être le
chantre de l’affranchissement
de la pensée,
inspirant peut-être Henri Bergson quelques années
plus tard, qui écrivit un
jour : « Le seul
mot qui m’exalte encore est le mot Liberté ».
Michel
Warnery
Vice président du Groupe de Recherche Suisse Alpina
(1) seulement à cette
Religion que tous les hommes acceptent, laissant à chacun
son opinion
particulière
.
(2) C'est
pourquoi aucune brouille ni querelle privée ne doit passer
le seuil de la Loge,
et moins encore les querelles religieuses ou
politiques, car comme Maçons nous sommes
seulement de la religion universelle mentionnée cidessus ;
nous sommes aussi de
toutes nations, idiomes, races et
langages et nous sommes résolument contre toute
politique comme n'ayant
jamais contribué et ne pouvant
jamais contribuer au bien-être de la Loge.
(3) Nous
avons conclu et décrété de condamner
et d'interdire ces dites sociétés,
assemblées, réunions, agrégations ou
conventicules
appelés du nom de Francs-Maçons,
ou
connus sous toute autre dénomination, comme Nous les
condamnons et les
défendons par Notre présente
constitution, valable à perpétuité.
(4) Le
terme « orthodoxe » vient du grec orthós
(droit) dóxa (opinion). C’est
dans ce sens qu’il doit être pris ici.
(5) Rappelons
que Mme de Maintenon, née Françoise
d’Aubigné, dernière épouse
« morganatique »
de Louis XIV, est petite fille
d’agrippa d’Aubigné,
réformé, favori d’Henri
IV jusqu’à la conversion politique du roi. Elle
est la fille du second mariage de
Constant d’Aubigné qui avait abjuré le
protestantisme en 1618.
(6) Publié
par la Société de l'histoire du protestantisme
français, Paris..
(7) André
Chamson né à Nîmes en 1900 est
historien, romancier ; il fut résistant dans les
maquis du Lot, Directeur des Archives de France ; il
sera élu à l’Académie
française le
17 mai 1956
(8) Siège
du Grand Orient de
France, rue Cadet à Paris |