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Loge : Paganis - Orient de l'Ile-Rousse

Date : NC


L'Enfer

Je vous emmène en Enfer. Ce premier des trois Cantiques de la Divine Comédie qui vont conduire Dante des Ténèbres vers la Lumière.

Pour comprendre l'univers poétique de Dante, il est nécessaire de retracer brièvement sa vie et d'esquisser le  monde dans lequel il évolue.

Dante naît en mai ou juin 1265 à Florence, au sein d'une famille Allaghieri ou Alleghieri, altérée en Allighieri, de vieille souche florentine. Son prénom de Durante est abrégé en Dante en souvenir d'un ancêtre ainsi nommé et l'économie typographique supprimera ultérieurement l'un des deux L de son nom.

La péninsule italienne du XIIIe siècle est composée d'une vingtaine d'états, sans unité politique, monétaire ou linguistique. Chaque cité possède son propre dialecte, le latin ayant cédé le pas devant les langues vernaculaires. Ces cités-états entretiennent parfois des relations commerciales, d'autres s'ignorent quand elles ne se font pas ouvertement la guerre. Comme Pise, Bologne, Sienne, Vérone, et de nombreuses autres villes d'Italie, Florence est tiraillée entre deux factions rivales : d'une part, les Guelfi, auxquels adhère la famille Alighieri, favorables au Pape (lequel est également soutenu par Charles d'Anjou, roi de Naples à qui il doit son élection et par Philippe III le Hardi, roi de France dont il était le conseiller) et d'autre part les Ghibelini affidés à l'Empereur d'Autriche Rodolphe de Habsbourg, alternativement soutenu au gré des alliances politiques par les rois d'Aragon ou d'Angleterre. Sur ce fond de querelles dynastiques, les grandes familles partisanes des Guelfes ou des Gibelins se livrent une lutte fratricide.

Ces événements servent de trame au Prince de Machiavel qui « divise pour mieux régner » et seront popularisés par la tragique aventure, réelle ou fictive, des familles de Roméo et Juliette, les Montecchi, les Montégu et les Capuletti, les Capulets.

Voici planté le décor du Trecento italien dans lequel Dante naît et grandit. Un épisode amoureux de son enfance va le marquer pour le reste de son existence et sera l'un des fils conducteurs de son œuvre. En 1274, à l'âge de neuf ans, il croise une fillette de huit ans, Beatrice Portinari surnommée Bice, dont il tombe amoureux. Il ne la verra que deux fois dans sa vie, ne lui adressera jamais la parole, mais de cet amour platonique il idéalisera, dans toute son œuvre, le personnage de Beatrice comme le symbole de la passion absolue.

Beatrice est tellement présente, y compris dans le Cantique de l'Inferno, qu'il est nécessaire de s'y attarder un instant.

Son existence réelle a été mise en doute, notamment par Boccace, l'un des premiers commentateurs de l'œuvre de Dante. Pourtant, de récents documents attestent de sa réalité physique, notamment un testament daté de 1287, de Folco Portinari, banquier de Florence, qui lègue à sa fille Bice, mariée à Simone de Bardi, la somme de cinquante livres florentines et un legs de terres fait par ce même Simone de Bardi à son frère Cecchino en 1280, avec le consentement de son épouse Bice, alors âgée de quinze ans. Beatrice Portinari aurait donc bien existé, née vers 1266 et décédée à 24 ans - probablement in parto, en couches - en juin 1290.

En réalité, ce n'est pas tant l'existence de Beatrice qui est importante, que la place que tient, dans l'imaginaire poétique et symbolique de Dante, cette passion sublimée. Dès la mort de Bice, de 1291 à 1293, il entreprend la mise en forme d'un long poème, La Vita Nova, entièrement dédié à Beatrice. Dante a prétendu que certains sonnets dateraient de 1283, à l'âge de 18 ans. Mais n'est-ce pas un moyen d'imposer un nombre symbolique à notre entendement ?

Pour en terminer, qu'il soit permis de noter ici une similitude entre la Beatrice de Dante et la Beatritz du poète provençal Raimbaud de Vaqueiras qui composa en 1201, en langue occitane, un poème à sa dame de cœur dont on retrouve les mêmes vers sous la plume de Dante cent ans plus tard...

Le jeune Dante est promis en mariage à l'âge de douze ans à Gemma Donati dont la famille, comme les Alighieri, soutient les Guelfes. Il l'épouse en 1285 et prend naturellement parti pour cette faction. Trois - peut-être quatre - enfants naîtront de leur union. Est-ce un clin d'œil du hasard ? Son troisième enfant, Antonia, entrera dans les ordres sous le nom de Sœur Beatrice…

Depuis les Ordonnances de 1295, nul ne peut détenir de charge publique s'il n'est immatriculé au registre des métiers. Dante qui désire s'engager dans la vie politique s'inscrit sur les rôles comme médecin, l'un des sept arts majeurs de l'époque. Au cours de son mandat, il deviendra membre du Conseil des Cent, puis Prieur, gouverneur de Florence. Partisan d'une large démocratie, il récuse avec les Guelfes l'autorité de l'empereur d'Autriche et va prendre les armes pour lutter contre les Gibelins.

Mais l'histoire refuse d'être simple. Alors qu'ils sont partout victorieux, les Guelfes sont s'entredéchirer. Les Guelfes noirs, extrémistes, soutiennent inconditionnellement l'autorité temporelle du Pape tandis que les Guelfes blancs, modérés et plus proches des aspirations du peuple, sans nier la légitimité spirituelle du Pontife, prônent la séparation de l'Église et de l'État.

Dante prend position pour les Guelfes blancs, ce qui lui vaut, en octobre 1301 un premier exil au cours duquel il s'interroge sur ses choix politiques. Finalement, il concède que seule l'autorité d'un monarque peut garantir la liberté des peuples.

Ce retournement en faveur des Gibelins, marque la fin de sa vie publique et le conduit à un nouveau procès en mars 1302. Il tente en 1304 de revenir à Florence par la force, mais l'expédition se révèle être un échec militaire.

Refusant toutes les amnisties proposées en échange de son reniement et pour échapper à la condamnation au bûcher en tant que relaps, il se contraint à un exil définitif, jusqu'à sa mort, survenue en 1321 à Ravenne.

Après quelques essais poétiques consacrés à Beatrice, plusieurs traités sur les langues vulgaires, sur la culture, la monarchie, il entreprend entre 1306 et 1321 la rédaction de la Commedia. C'est Boccace, grand admirateur du poète, qui aurait ajouté cinquante ans après sa mort, vers 1370, le qualificatif de Divina. Dante n'écrit pas en latin mais en toscan de Florence, dialecte vulgaire qui deviendra à la fin du Quatrocento la base de la langue italienne. C'est donc en toscan qu'il intitule son œuvre : La Comedìa.

Dans ce tracé, il conviendra de distinguer dans une première partie, la trame du poème, la technique de l'auteur, la symbolique de la métrique. Dans un second volet, je m'attarderai sur la vision de l'Enfer proposée par Dante et, là encore, sur le symbolisme qui se dégage de ce poème.

L'œuvre complète s'articule autour de trois cantiche : l'Inferno, publié en 1314, lo Purgatorio, paru en 1316 et lo Paradiso qui sera édité en 1321, peu avant la mort de Dante. Chacun des trois cantiques se compose de trente-trois chants. L'Enfer est sommé d'un prologue qui porte à cent le nombre total des chants de la Comedìa.

Voilà bien deux nombres sur lesquels il faut s'interroger. Pour nous, le nombre 33 est bien évidemment lié au nombre de degrés du Rite Écossais Ancien Accepté. Pour le commun des mortels de l'époque, je doute qu'il ait eu d'autre signification que la durée de la vie terrestre attribuée au Christ au moment de la Crucifixion. Ce nombre 33 n'est pas propre à la Chrétienté. Dante est un érudit qui n'exclut pas les autres cultures. Il a pu y puiser des éléments de symbolisme. Il n'ignore rien des travaux des maîtres de la Scholastique : Abélard, Bacon, Moerbeke, Maître Eckart ou Saint-Thomas d'Aquin. Dante, sans aucun doute très pieux, a vraisemblablement été admis au sein du Tiers-Ordre laïc des Franciscains, fondé en 1222 à Bologne par François d'Assise. Cet ordre, réputé pour prôner le retour à la pureté et à la pauvreté du Christ a fini par s'attirer les foudres de Rome.

On retrouve d'ailleurs dans la doctrine des Franciscains, et plus particulièrement chez les plus intégristes d'entre eux, les Fraticelli - qui seront finalement déclarés hérétiques et livrés à l'Inquisition – le discours eschatologique sur les temps messianiques et le jugement dernier, le séjour des morts et le devenir de l'âme, autant de thèmes qui servent de trame à l'œuvre de Dante. Le lettré, redécouvre Aristote, Socrate et Platon par le biais des traductions arabes. L'église toute-puissante, déjà mise à mal par les hérésies manichéennes, est battue en brèche par la philosophie orientale à laquelle se sont frottés les Templiers, les Hospitaliers et les Chevaliers Teutoniques.

Ces ordres militaires vont introduire dans les pratiques rituelles chrétiennes, après les Croisades, l'usage du chapelet, le Mishaba utilisé par les Musulmans pour compter par trois fois trente-trois grains, les quatre-vingt-dix-neuf noms d'Allah.

Dante baigne dans cet univers mystique du Medioevo, teinté d'alchimie et d'hermétisme. Il s'intéresse aux spéculations kabbalistiques et les retranscrit dans ses œuvres.

L'Enfer, c'est la souffrance physique de Dante. Ses biens ont été saisis, il est spolié, ruiné, banni, menacé du bûcher, obligé de vivre aux dépens de ses protecteurs. Il s'exile, mais il est florentin et ne cessera jamais de vivre l'éloignement comme un supplice, un arrachement. Nous verrons plus avant que la ville de Florence est omniprésente dans le poème.

L'Enfer, c'est la souffrance sentimentale de Dante, la mort de Bice jamais consolée. C'est le deuil que les hébreux traduisent par ab l’auquel la Guématria, c'est-à-dire la valeur numérique des mots attribue le nombre 33 par l'addition des lettres qui le composent : א aleph = 1 ; ב beth = 2 ; ל lamed = 30. Le Purgatoire où les âmes dépérissent « in igne purgatorio » – par le feu purgatoire, emporte la notion de destruction, le b'al hébreu dont l'addition des lettres, beth, aleph, lamed donne aussi le nombre 33. Le Paradis, où Dante retrouve Beatrice, c'est la source de vie, le g'l hébraïque qui correspond également au nombre 33 par l'addition de ג ghimel = 3 et lamed.

Nous l'avons vu précédemment, à ces trois fois trente-trois chapitres, Dante en ajoute un centième en forme de prologue à l'Enfer. Le nombre 100 représente une unité, un tout cohérent lui-même partie d'un tout, un microcosme dans le macrocosme. Dante est vraisemblablement initié à la Guématria ; son amitié avec Immanuel ben Salomon, érudit et poète juif, conforte cette impression. La communauté hébraïque est importante aux portes de Florence, même si, depuis le concile de Latran, les juifs doivent porter la rouelle, un signe distinctif de couleur jaune sur leurs vêtements.

L'hostilité de l'église à leur encontre ne peut empêcher les grandes cités maritimes ou commerciales d'emprunter de l'argent. Le prêt à usure étant interdit aux chrétiens, les officines juives disposent du numéraire nécessaire aux échanges commerciaux. Immanuel ben Salomon parle couramment le latin, l'hébreu et l'italien. Exégète de nombreux livres de la Bible hébraïque, il est également l'auteur d'un poème Ha-Tofet ve ha-Eden - l'Enfer et le Paradis et le premier de ses textes a trait à la correspondance symbolique entre les nombres et les lettres de l'alphabet hébreu. La Guématria, la symbolique des nombres est d'usage courant pour les juifs. Ainsi, 100 correspond à la lettre Q, ק, qôf à laquelle on attribue plusieurs significations. Qôf est formé de la lettre כ kaf (la paume de la main) qui symbolise l'énergie intérieure et d'une barre verticale qui évoque le chemin de la Lumière vers les Ténèbres. Par cette énergie nous allons franchir qôf, le chas de l'aiguille, la porte étroite, la dernière avant le Royaume. Qôf, initiale de qadosh - saint, nous met en garde : en cherchant la sainteté nous risquons de descendre vers l'impureté. 100 est bien le nombre unifiant le Paradis et l'Enfer.

La structure du poème est basée sur le tercet, strophe de trois fois trois vers de onze pieds alternés par trois, A.B.A. – B.C.B. – C.D.C.

Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura,\
hé la diritta via era smarrita.

Ahi quanto a dir qual era è cosa dura
esta selva selvaggia e aspra e forte
che nel pensier rinova la paura !

Tant’è amara che poco è più morte ;
ma per trattar del ben ch’i’ vi trovai,
dirò de l’altre cose ch’i’ v’ ho scorte.

On a donné à cette forme de tercets le nom de terzina incatenata ou terzina dantesca. Nous retiendrons au passage l'agencement de deux nombres parfaits qui ne doivent rien au hasard : 3 et 9.

On a suffisamment glosé sur le ternaire et ses multiples sans qu'il soit besoin de s'étendre à moins de recopier le dictionnaire des symboles. Pour Dante, 9, nombre parfait, est le nombre de Beatrice. Il a neuf ans lors de leur première rencontre et il la revoit neuf ans plus tard, le neuvième jour du mois.

Dans cette seconde partie nous retrouvons la plupart des nombres symboliques. Il est difficile de les citer tous tant ils sont nombreux. À titre d'exemple, dans l'imaginaire du poète, l'Enfer est constitué de neuf cercles concentriques, trois démons ou trois furies gardent certains cercles, sept portes ferment sept enceintes et le voyage de traversée durera sept jours.

Dante commence la rédaction de la Comedìa dès les premiers temps de l'exil, vers 1306 en alternance avec d'autres écrits, mais il situe son voyage en Enfer six ans plus tôt, pendant les sept jours de la semaine Sainte, lors du premier jubilé de l'histoire chrétienne, celui de l'an 1300. Cette « anti-date » permet au poète de relater des événements importants qui se sont déroulés à Florence au moment de son exil comme s'ils devaient se produire.

Elle lui permet surtout - la prudence est de mise en ce temps-là, de se replacer dans le giron de l'Église puisqu'il se réfère au premier jubilé de l'histoire, ordonné par le pape Boniface VIII pour la dernière année du XIIIe siècle. Au cours de l'année jubilaire, les pèlerins voyaient leurs fautes rachetées. Peut-être au sens religieux du terme mais aussi et surtout en ce que ce rachat venait grossir le trésor Papal.

Le mot jubilé, du latin jubilare, exulter, fait référence à la période de sept fois sept années instaurée par la Torah, (Lévitique 25), à l'issue de laquelle une cinquantième année, annoncée par un son de cor, le Yobel, permettait le rachat des propriétés et l'affranchissement de tous les esclaves. Le pape fixera le jubilé tous les cent ans en réponse aux peurs des fins du siècle. Il sera ensuite réduit à cinquante ans en référence à l'Ancien Testament, puis à trente-trois ans pour permettre à chaque génération d'acheter des indulgences et d'enrichir le trésor de l'Église. On le voit, ce sont les nombres qui s'imposent d'eux-mêmes à l'histoire.

L'Enfer, c'est l'expression de la souffrance spirituelle de Dante qui montre ainsi que malgré ses prises de position contre l'omnipotence spirituelle et temporelle du pape, malgré l'exil, il ne veut pas rompre avec l'Église romaine, dont il craint les sanctions. L'histoire des tragédies vaudoise, bogomile et albigeoise est parvenue jusqu'en Toscane, à Bologne et à Florence où l'Inquisition est toute puissante.

Nel mezzo del cammin di nostra vita
Mi ritrovai per una selva oscura,
Ché la diritta via era smarrita.

À mi-chemin de notre vie
Je me trouvais dans une forêt obscure
Où la route droite avait disparu.

Dante prétend s'être fourvoyé : j'étais dans les ténèbres…je me suis détourné de la marche droite et semble faire amende honorable pour ne pas encourir le bûcher. Et pour bien marquer sa déférence envers l'Église, il cite pratiquement in extenso comme premier vers de l'Inferno, un verset du Livre d'Ésaïe (38,10) qui fait dire au roi de Juda, Ezéchias : « Au méridien de mes jours j'irai aux portes de l'Enfer ».

Nous l'accompagnons dans son voyage.

À l'intention de ceux qui n'ont pas encore la possibilité de déchiffrer toutes les nuances dans les lignes qui vont suivre, j'emprunte à Matthieu 13, 43 cet avertissement prudent : « que celui qui a des oreilles pour entendre entende… »

Au sortir de la forêt de vices qui obscurcissait sa vue, Dante découvre dans la lumière une colline baignée de soleil vers laquelle il se dirige. Mais trois animaux sauvages lui barrent la route : une panthère allégorie de la luxure, un lion symbole d'orgueil et une louve image de l'avarice. Trois des sept péchés capitaux. Dante doit donc faire un pas de côté, un écart dans sa marche et renoncer à la voie la plus courte pour atteindre le Paradis.

L'ombre de Virgile apparaît et lui fait comprendre que pour accéder au Royaume céleste, il devra emprunter le chemin le plus difficile et traverser les Enfers. Et pour rassurer Dante, Virgile apprend au poète qu'il est envoyé par Beatrice pour le guider dans sa longue marche. C'est la Raison (Virgile, le philosophe) qui doit guider nos actes ; c'est la Passion (Beatrice, l'amour) qui les anime. Dante, grand admirateur de Virgile, se souvient que, dans le chant VI de l'Énéide, le poète grec raconte la descente d'Énée aux Enfers, sous la conduite de Sybille. Il est donc logique que Dante fasse appel à l'âme de Virgile pour ce voyage initiatique à l'intérieur de la Terre.

L'Enfer a été créé par la chute de Lucifer, l'Archange déchu précipité du haut des Cieux. On ne peut s'empêcher de faire ici le lien entre le poème de Dante et l'Apocalypse de Jean : « J'aperçus une étoile (luci ferens) qui du ciel avait chu sur la terre. On lui remit la clé du puits de l'abîme ». (Apocalypse 9,1) Nous constaterons d'ailleurs une certaine analogie dans l'usage des symboles apocalyptiques par Dante.

L'Enfer se conçoit comme le Sheol de la tradition hébraïque, un puits de ténèbres dans les profondeurs brûlantes de la Terre (Deutéronome 32,22) et se présente sous la forme d'un cône renversé dont l'axe passe par Jérusalem, un gigantesque entonnoir, divisé en neuf terrasses circulaires, concentriques qui vont en se rétrécissant dans les abysses de la Terre ; chaque étage étant séparé du suivant par de hautes falaises. Ces neuf cercles sont répartis en trois zones correspondant chacune à des gravités croissantes de péchés et aboutissent, au centre de l'Univers, à la demeure de Lucifer.

Dante, certainement empreint de la culture juive d'Immanuel Ben Salomon, donne une description de l'Enfer semblable à celle qu'en fait le livre d'Énoch : « …J’arrivai à une rivière de feu qui coulait comme de l’eau et se jetait dans la grande mer occidentale. Je vis tous les grands fleuves, et j’arrivai bientôt au milieu des noires ténèbres ; dans ces lieux où toute chair émigre ; je vis les montagnes de ténèbres… »

On retiendra que ce texte apocryphe, non reconnu par le canon chrétien puis rejeté par l'orthodoxie hébraïque, a servi de socle, quelques deux cents ans après Dante, aux travaux de John Dee sur l'occultisme et la philosophie hermétique et ouvert la voie aux premiers maçons spéculatifs anglais.

Accompagné de son guide, Dante parvient devant la porte de l'Enfer. L'Enfer, nous l'avons dit, c'est aussi le deuil perpétuel après la mort de Bice Portinari. Dante, l'inconsolable s'identifie à cette porte et il idéalise sa douleur, comme il a idéalisé l'amour :

Per me si va ne l'etterno dolore.
Par moi on va à l'éternelle douleur.

Devant l'entrée de la caverne, une inscription terrifiante prévient :

Lasciate ogne speranza, voi ch'intrate.
Vous qui entrez, laissez toute espérance.

Entrons donc.

Dante et Virgile pénètrent dans une sorte de vestibule, un Ante-Enfer où errent les indécis, les indolents. Trop lâches pour accéder au Paradis, ils ne sont même pas dignes d'aller en Enfer. C'est là qu'il place le pape Célestin V, qui n'a pas su résister à Philippe le Bel et a démissionné en 1294 après cinq mois de pontificat. Sa défection, connue sous le nom de « grand refus » se retrouve aux vers 59 et 60 du Chant III :

Vidi e conobbi l'ombra di colui
Che fece per viltate il gran rifiuto.

Je vis et reconnus l'ombre de celui
Qui fit par lâcheté le grand refus.

Ce n'est pas tant la démission de Célestin V que pointe ici Dante, parmi les lâches ; c'est plutôt le fait que ce grand refus ait porté au trône pontifical Grégoire VIII, l'artisan de son bannissement.

Au bord de l'Achéron, le fleuve des enfers, la barque du nocher Caron attend les âmes devant être conduites. Dante s'évanouit.

Le Quatrième Chant s'ouvre sur le premier Cercle, les Limbes où errent sans souffrance ceux qui n'ont pu être baptisés, les enfants et les poètes antiques n'ayant pu connaître le baptême chrétien : Homère, Ovide, Socrate, Platon, Ptolémée, Sénèque, Avicenne, sans pouvoir les citer tous. Dante et Virgile s'arrêtent au pied d'un château, symbole du temple de la Renommée, ceint de sept murailles représentant les sept arts libéraux : grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, géométrie, musique et astronomie et ouvert de sept portes figurant les quatre vertus cardinales : prudence, continence, justice et courage et les trois vertus spéculatives : science, intelligence et sagesse. La réflexion sur le nombre 7 nous est familière. Union du divin (3) et du terrestre (4) il est en usage dans tous les travaux ésotériques, dans de nombreux livres sacrés, dans l'Apocalypse déjà citée et dans la démarche maçonnique.

Une nouvelle route mène Dante et son guide au deuxième Cercle, gardé par Minos, le juge des Enfers. Là, souffrent les luxurieux, tourmentés par la chair et condamnés à un ouragan perpétuel : Cléopâtre, Hélène, Lancelot. On se souvient que Dante cite les péchés par ordre de gravité. La luxure, premier péché capital, serait donc une faute vénielle…

Autrement plus grave est le second péché capital qui a conduit les âmes jusqu'au troisième Cercle, la gourmandise. Les gourmands croupissent dans un marécage de fange sous une pluie d'eau boueuse, sous la garde de Cerbère qui

Con tre gole canimente latra
Aboie comme un chien par trois gueules

Dante prend le prétexte de ce péché pour qu'un dénommé Ciacco, un personnage glouton de Florence donne connaissance des troubles qui vont déchirer la cité dans trois ans, c'est-à-dire en 1303 (souvenons-nous que le voyage en Enfer est censé se dérouler en 1300) :

Poi appresso convien che questa caggia
Infra tre soli e che l'altra sormonti.

Puis après il faut que cette faction succombe
Avant trois soleils et que l'autre l'emporte.

Encore un rappel au nombre trois. Giacco annonce à Dante que c'est par trois vices, trois péchés capitaux, que Florence sera embrasée :

Superba, invidia ed avarizia sono
Le tre faville che hanno i cori accesi

L'orgueil, l'envie et l'avarice sont
Les trois braises qui ont enflammé les cœurs.

La route descend d'un degré. Début du Chant VII. Dante et Virgile parviennent au quatrième cercle, gardé par Plutus, le dieu de la Richesse. Sur cette terrasse circulaire, tournent en sens inverse, sur deux colonnes, les avares par la gauche, les gaspilleurs à droite, poussant devant eux des tas de rochers. Ils se heurtent à leur point de rencontre, rebroussent chemin et se heurtent à nouveau à l'opposé. Indéfiniment. Virgile explique à Dante l'inanité de la Fortune terrestre qui les condamne :

Mal dare e mal tener lo mondo pulcro
Ha tolto loro.

Mal dépenser et mal épargner
Les a privés du Paradis.

Par un fossé d'eau noire et bouillante, les deux compagnons atteignent le cinquième cercle. Dans le flot boueux du Styx trois nouveaux péchés leur sont révélés : les colériques qui déchirent leur chair en lambeaux, les rancuniers qui se vautrent dans la fange putride et les mélancoliques qui se lamentent paresseusement.

Dante, effrayé par ce voyage remercie Virgile de l'avoir relevé à sept reprises lorsqu'il a chuté, affirmant ainsi sa pureté. Il semble en effet que ce soit là une nouvelle référence à l'Ancien Testament où on lit en Proverbes, 24,16 : « Car sept fois le juste tombe et se relève ; mais les méchants trébuchent dans le malheur ».

Phlégyas, le batelier du Styx les conduit de l'autre côté du marais d'où ils aperçoivent, en contrebas, les terrasses du sixième cercle et la ville de Ditè. Là se termine le Haut-Enfer où souffrent les pécheurs punis pour leurs seules passions,  celles que leur esprit a été incapable de contrôler. Là commence le Bas-Enfer où croupissent les pécheurs punis pour leur malice, la somme de leurs mauvaises actions murement réfléchies.

Dante assimile Ditè, la ville de Lucifer, à Lucifer lui-même. Le nom de Ditè ou Dispater est construit sur le modèle du nom de Jupiter. Zeus Pater, Jus Pater ou Jupiter est la représentation de l'univers céleste : ce qui est en haut. La ville de Ditè ou Dis Pater, Ditis Pater, est le règne des divinités chtoniennes, Pluton, Sucellos, Maîtres des Forges de l'Enfer : ce qui est en bas. Dis Pater, renvoie à la notion de dispute, de division.

Le σύμβολον, le symbole, qui unit ce qui est épars, s'oppose au διάβολον, le diable, littéralement celui qui divise. C'est pourquoi ce sixième cercle est celui des schismes, des hérésiarques. Toutefois le schismatique n'est pas forcément celui qui se sépare de l'église-mère ; c'est aussi, à mots couverts, celui qui divise son église.

Parvenus sous les murs de la ville, au sommet d'une tour de flammes, trois Furies ensanglantées les menacent. Virgile reconnaît les Érinyes, filles de la Nuit et les nomme : Mégère, Alecto et Tisiphone. Elles font appel à Méduse pour barrer le passage aux deux voyageurs. Dante prend peur. Virgile le soutient en lui rappelant que c'est Beatrice qui l'a envoyé. La scène n'est pas sans évoquer un rituel. Le Maître – Virgile – en tournant le dos aux Furies impose à Dante de faire volte-face et lui couvre les yeux. Dante tourne le dos aux ténèbres mais ne peut pas encore regarder la lumière en face.

L'intervention d'un ange fait fuir les Furies (dissipe les ténèbres). Dante peut enfin regarder sans crainte vers le haut. Ensemble, les deux compagnons entrent dans la ville où brûlent les sépulcres des hérétiques. Ils y rencontrent les épicuriens qui professent que l'âme meurt avec le corps, et les sectateurs Albigeois et Vaudois.

Un sentier les conduit au bord d'une vallée, toujours un peu plus près du centre de l'Enfer. Au Chant XI, Virgile annonce à Dante ce qui l'attend aux trois prochains cercles.

Le septième cercle est celui des violents. Il est lui-même divisé en trois enceintes plus étroites, les Girons. Dans le premier giron, le Minotaure et les Centaures torturent les violents contre autrui dans un fleuve de sang brûlant, le Phlégéton. De tous temps et dans de nombreuses cultures, la référence au sang a toujours emporté la connotation de souillure ; plus que la mort physique, c'est la mort morale que le sang représente.

Dans le deuxième giron, sont suppliciés les suicidés, violents contre eux-mêmes. Les Harpies arrachent les feuilles des suicidés transformés en arbres. Dans le troisième giron de sable brûlant, ils croisent successivement les blasphémateurs, violents contre Dieu, puis trois sodomites, violents contre la nature, condamnés à tourner en cercle sous peine d'être immobilisés pendant cent ans, enfin les usuriers dont on devine mal quelle horrible violence les a conduits là.

Emportés sur le dos de Géryon, dragon à trois têtes et trois corps, les deux compagnons plongent en suivant une spirale de cent circonvolutions avant d'atteindre la vallée du huitième cercle, lieu de l'Enfer appelé Malesbolges : celui des fourbes. Il est divisé en dix fosses, les Bolges, reliées entre elles par des ponts aboutissant à un puits central. Chaque fosse retient une catégorie de fraudeurs, par degré de gravité :

- dans la première, courent Jason et les séducteurs, harcelés par des démons qui les fouettent ;
- dans la deuxième, au milieu d'un cloaque d'excréments, se flagellent eux-mêmes les flatteurs ;
- dans la troisième, plongés la tête en bas dans des puits brûlants, souffrent les simoniaques qui vendent les biens de l'église. Ici, Dante règle ses comptes à distance avec deux autres papes : Boniface VIII que Dante qualifie de luxurieux, responsable de l'excommunication des Fraticelli, mais qui est surtout celui qui a prononcé son bannissement ; Clément V, son successeur, qui a délaissé Rome pour Avignon, coupable d'avoir exterminé l'ordre des Templiers ;
- dans la quatrième fosse, les devins marchent en rond à reculons, leur tête disloquée vers l'arrière car ils faisaient profession de prédire l'avenir ;
- la cinquième fosse est occupée par les fonctionnaires corrompus gardés par des démons dans un lac de poix brûlante ;
- dans la sixième fosse, déambulent les hypocrites, lourdement chargés de manteaux de plomb doré. Parmi eux, Caïphe le Souverain Sacrificateur, Anne le Grand Prêtre et les membres du Sanhédrin qui condamnèrent le Christ sont eux-mêmes crucifiés sur trois pieux fichés en terre ;

- dans la septième fosse, les voleurs, nus, tentent de fuir les serpents qui les consument de leurs morsures. Dans ce chant, le serpent devient homme, l'homme se change en serpent ;
- dans la huitième fosse, les conseillers perfides sont enveloppés de vêtements de flamme ;
- dans la neuvième fosse, les schismatiques, semeurs de discordes sont démembrés à coups de glaive ;
- la dixième et dernière fosse renferme les faussaires, les falsificateurs en proie à de terribles maladies.

Avec le trente-deuxième chant du poème, Dante et Virgile atteignent le neuvième cercle de l'Enfer, celui des traitres doublement fourbes. Ce dernier cercle est lui-même divisé en quatre enceintes.

Dans la première, l'enceinte dédiée à Caïn, la Caïna, sont enfoncés dans la glace ceux qui ont trahi leurs parents et dont seule la tête baissée dépasse d'un lac gelé, le Cocyte.

Dans la deuxième enceinte, l'Antenora, du nom d'Antenor, traitre troyen, subissent le même sort ceux qui ont trahi leur patrie.

La troisième enceinte, la Tolomea, dédiée à Ptolémée IV persécuteur du peuple juif, enferme les traitres à leurs hôtes. Ceux-là sont déjà en Enfer bien que leur corps soit toujours sur terre. Leur tête est renversée vers l'arrière et leurs larmes gèlent dans leurs yeux.

Le trente-quatrième et dernier chant de l'Inferno conduit les deux compagnons dans la quatrième et dernière enceinte, la Giudecca, séjour de Judas, où sont entièrement recouverts de glace les traitres à leur bienfaiteur. Lucifer siège au centre de ce dernier cercle. Doté de trois visages : un rouge, un jaune et un noir, par ses trois gueules il dévore la tête des trois plus grands traitres de Histoire : Judas l'Iscariote, traitre à Jésus ; Brutus et Cassius, traitres à Jules César.

Leur voyage terminé, Dante et Virgile se glissent à reculons dans un long tunnel avant de déboucher de l'autre côté de l'hémisphère :

E quindi uscimmo a riveder le stelle
Et par là nous sortîmes revoir les étoiles.

Cette dernière phrase, symbole de Lumière céleste après les Ténèbres résume la démarche de Dante. On notera que chacun des trois cantiques, Inferno, Purgatorio et Paradiso se termine par ce mot « stelle » qui indique bien l'importance de l'idéal de pureté.

Que nous expose Dante dans ce premier Cantique de la Comedìa ? La somme des vices qui hantent l'homme. De la simple pensée luxurieuse jusqu'à l'horreur de la traitrise. Ces métaux que nous sommes censés avoir déposés à la porte du Temple.

Certes, Dante n'était pas Franc-maçon. Du moins, pas dans le sens où nous l'entendons aujourd'hui. Mais la lecture attentive de la Comedìa révèle, comme je l'ai noté au début de ce tracé, qu'il était certainement l'initié d'un Ordre ésotérique, probablement le fameux tiers-ordre laïc des Franciscains.

S'il fustige, en traversant le sixième cercle, les hérétiques Bogomiles, Albigeois (on ne disait pas encore Cathares) et Vaudois, il n'en règle pas moins ses comptes, en visitant le huitième cercle, avec l'église de Rome qu'il juge responsable des schismes. Souvenons-nous qu'au moment où il rédige ce texte, Dante est condamné au bannissement perpétuel pour son engagement contre le pouvoir temporel du Pape. Le bûcher de l'Inquisition le guette. La prudence l'emporte.

Néanmoins, au cours du neuvième chant, il prévient son lecteur de ne pas prendre le texte à la lettre en faisant dire à son Maître, Virgile :

O voi, che avete gl' intelletti sani,
Mirate la dottrina che s'asconde
Sotto il velame degli versi strani !

O vous, qui avez pleine intelligence,
Regardez la doctrine qui se cache
Sous le voile des vers étranges !

Cet avertissement est, au sens propre, cabalistique. Cherchez les mots sous les mots. Il y a, sous le texte visible, une seconde lecture réservée aux Initiés.

Pour conclure, ce n'est pas par hasard si Dante commence son œuvre, la Comedìa, par l'Enfer. Il nous révèle que sous l'illusion honorable que nous voulons afficher, la dalle blanche du pavé mosaïque, se cache parfois, souvent, toujours, un aspect moins glorieux, la face cachée, la dalle noire. Chacun des personnages évoqués dans l'Inferno occupait, de son vivant, une place enviée. Cependant, sous le prestige de la respectabilité, leur noirceur les a conduit en Enfer.

Pour autant, le voyageur et son guide, à l'âme pure, guidés par la béatitude de Beatrice ont traversé sans dommage le monde des enfers pour parvenir à l'άποκάλυψις, la révélation. À l'instar de nos parcours initiatiques, nous quittons en profane les ténèbres du Cabinet de Réflexion, par cette invitation : « Visita Interiora Terræ Rectificandoque Invenies Occultum Lapidem - Visite l'intérieur de la Terre et en redressant découvre la pierre cachée ».

Chaque cercle de l'Enfer, est comme autant de morts rituelles. Autant de degrés franchis vers la connaissance, autant de pas, marche après marche, inexorablement vers la Lumière.

Un verset clôt le chant XVI, celui qui décrit le septième cercle.

Je suppose que vous aimeriez que je l'applique à mon discours :

Dée l'uom chiuder le labbra fin ch' ei puote…
L'homme devrait fermer la bouche autant que possible…

J'ai dit.

P\ R\


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