GLFM | Bulletin : Bulim Misraïm | 11/2008 |
L'Homme qui
plantait des Arbres
Jean GIONO La nouvelle de Jean Giono qui suit a été
écrite vers 1953 et n'est que peu connue en France. Par contre, traduite en
treize langues, elle a été largement diffusée dans le monde entier. Elle est si
appréciée que de nombreuses questions ont été posées sur la personnalité
d'Elzéard Bouffier et sur la forêt de Vergons, ce qui a permis de retrouver le
texte. Si l'homme qui plantait des chênes est le produit de l'imagination de l'auteur, il
y a eu effectivement dans cette région un énorme effort de reboisement surtout
depuis 1880. Cent mille hectares ont été reboisés avant la première guerre
mondiale, surtout en pin noir d'Autriche et en mélèze d'Europe. Ce sont
aujourd'hui de belles forêts qui ont effectivement transformé le paysage et le
régime des eaux. Voici
d'ailleurs le texte de la lettre que Giono écrivit au Conservateur des Eaux et
Forêts de Digne, Monsieur Valdeyron, en 1957, au sujet de cette nouvelle : Cher Monsieur, Navré de vous
décevoir, mais Elzéard Bouffier est un personnage inventé. Le but était de
faire aimer l'arbre ou plus exactement faire aimer planter des arbres (ce qui
est depuis toujours une de mes idées les plus chères). Or si j'en juge par le
résultat, le but a été atteint par ce personnage imaginaire. Le texte que vous
avez lu dans Trees and Life a été traduit en Danois, Finlandais, Suédois,
Norvégien, Anglais, Allemand, Russe, Tchécoslovaque, Hongrois, Espagnol,
Italien, Yddisch, Polonais. J'ai donné mes droits gratuitement pour toutes les
reproductions. Un américain est venu me voir dernièrement pour me demander
l'autorisation de faire tirer ce texte à 100 000 exemplaires pour les répandre
gratuitement en Amérique (ce que j'ai bien entendu accepté). L'Université de
Zagreb en fait une traduction en yougoslave. C'est un de mes textes dont je
suis le plus fier. Il ne me rapporte pas un centime et c'est pourquoi il
accomplit ce pour quoi il a été écrit. J'aimerais vous
rencontrer, s'il vous est possible, pour parler précisément de l'utilisation
pratique de ce texte. Je crois qu'il est temps qu'on fasse une "politique
de l'arbre" bien que le mot politique semble bien mal adapté. Très
cordialement Jean Giono Pour
que le caractère d'un être humain dévoile des qualités vraiment
exceptionnelles, il faut avoir la bonne fortune de pouvoir observer son action
pendant de longues années. Si cette action est dépouillée de tout égoïsme, si
l'idée qui la dirige est d'une générosité sans exemple, s'il est absolument
certain qu'elle n'a cherché de récompense nulle part et qu'au surplus elle ait
laissé sur le monde des marques visibles, on est alors, sans risque d'erreurs,
devant un caractère inoubliable. Il y a environ
une quarantaine d'années, je faisais une longue course à pied, sur des hauteurs
absolument inconnues des touristes, dans cette très vieille région des Alpes
qui pénètre la Provence. Cette région est
délimitée au sud-est et au sud par le cours moyen de la Durance, entre Sisteron
et Mirabeau; au nord par le cours supérieur de la Drôme, depuis sa source jusqu'à
Die; à l'ouest par les plaines du Comtat Venaissin et les contreforts du
Mont-Ventoux. Elle comprend toute la partie nord du département des
Basses-Alpes, le sud de la Drôme et une petite enclave du Vaucluse. Ma longue
promenade se déroula dans ces déserts, des landes nues et monotones, vers 1200
à 1300 mètres d'altitude. Il n'y poussait que des lavandes sauvages. Je traversais ce
pays dans sa plus grande largeur et, après trois jours de marche, je me
trouvais dans une désolation sans exemple. Je campais à côté d'un squelette de
village abandonné. Je n'avais plus d'eau depuis la veille et il me fallait en
trouver. Ces maisons agglomérées, quoique en ruine, comme un vieux nid de
guêpes, me firent penser qu'il avait dû y avoir là, dans le temps, une fontaine
ou un puits. Il y avait bien une fontaine, mais sèche. Les cinq à six maisons,
sans toiture, rongées de vent et de pluie, la petite chapelle au clocher
écroulé, étaient rangées comme le sont les maisons et les chapelles dans les
villages vivants, mais toute vie avait disparu. C'était un beau jour de juin
avec grand soleil, mais sur ces terres sans abri et hautes dans le ciel, le
vent soufflait avec une brutalité insupportable. Ces grondements
dans les carcasses des maisons étaient ceux d'un fauve dérangé dans son repas. Il me fallut
lever le camp. A cinq heures de marche de là, je n'avais toujours pas trouvé
d'eau et rien ne pouvait me donner l'espoir d'en trouver. C'était
partout
la même sécheresse, les mêmes herbes ligneuses. Il
me sembla apercevoir dans le lointain une petite silhouette noire,
debout. Je la pris pour le tronc d'un
arbre solitaire. A tout hasard, je me dirigeai vers elle.
C'était un berger. Une trentaine de
moutons couchés sur Les hommes vont
porter leur charbon à la ville avec leurs camions, puis retournent. Les plus
solides qualités craquent sous cette perpétuelle douche écossaise. Les femmes
mijotent des rancoeurs. Il y a concurrence sur tout, aussi bien pour la vente
du charbon que pour le banc à l'église, pour les vertus qui se combattent entre
elles, pour les vices qui se combattent entre eux et pour la mêlée générale des
vices et des vertus, sans repos. Par là-dessus, le vent également sans repos
irrite les nerfs. Il y a des épidémies de suicides et de nombreux cas de
folies, presque toujours meurtrières. Le berger qui ne fumait pas alla chercher
un petit sac et déversa sur la table un tas de glands. Il se mit à les examiner
l'un après l'autre avec beaucoup d'attention, séparant les bons des mauvais. Je
fumais ma pipe. Je me proposai pour l'aider. Il me dit que c'était son affaire.
En effet : voyant le soin qu'il mettait à ce travail, je n'insistai pas. Ce fut
toute notre conversation. Quand il eut du côté des bons un tas de glands assez
gros, il les compta par paquets de dix. Ce faisant, il éliminait encore les
petits fruits ou ceux qui étaient légèrement fendillés, car il les examinait de
fort près. Quand il eut ainsi devant lui cent glands parfaits, il s'arrêta et
nous allâmes nous coucher. La société de
cet homme donnait la paix. Je lui demandai le lendemain la permission de me
reposer tout le jour chez lui. Il le trouva tout naturel, ou, plus exactement,
il me donna l'impression que rien ne pouvait le déranger. Ce repos ne m'était
pas absolument obligatoire, mais j'étais intrigué et je voulais en savoir plus.
Il fit sortir son troupeau et il le mena à la pâture. Avant de partir, il
trempa dans un seau d'eau le petit sac où il avait mis les glands soigneusement
choisis et comptés. Je remarquai qu'en guise de bâton, il emportait une tringle
de fer grosse comme le pouce et longue d'environ un mètre cinquante. Je fis
celui qui se promène en se reposant et je suivis une route parallèle à la
sienne. La pâture de ses bêtes était dans un fond de combe. Il laissa le petit
troupeau à la garde du chien et il monta vers l'endroit où je me tenais. J'eus
peur qu'il vînt pour me reprocher mon indiscrétion mais pas du tout : c'était
sa route et il m'invita à l'accompagner si je n'avais rien de mieux à faire. Il
allait à deux cents mètres de là, sur la hauteur. Arrivé à
l'endroit où il désirait aller, il se mit à planter sa tringle de fer dans la
terre. Il faisait ainsi un trou dans lequel il mettait un gland, puis il
rebouchait le trou. Il plantait des chênes. Je lui demandai si la terre lui
appartenait. Il me répondit que non. Savait-il à qui elle était ? Il ne savait
pas. Il supposait que c'était une terre communale, ou peut-être, était- elle
propriété de gens qui ne s'en souciaient pas ? Lui ne se souciait pas de
connaître les propriétaires. Il planta ainsi cent glands avec un soin extrême. Après le repas
de midi, il recommença à trier sa semence. Je mis, je crois, assez d'insistance
dans mes questions puisqu'il y répondit. Depuis trois ans il plantait des
arbres dans cette solitude. Il en avait planté cent mille. Sur les cent mille,
vingt mille était sortis. Sur ces vingt mille, il comptait encore en perdre la
moitié, du fait des rongeurs ou de tout ce qu'il y a d'impossible à prévoir
dans les desseins de la Providence. Restaient dix mille chênes qui allaient
pousser dans cet endroit où il n'y avait rien auparavant. C'est à ce
moment là que je me souciai de l'âge de cet homme. Il avait visiblement plus de
cinquante ans. Cinquante-cinq, me dit-il. Il s'appelait Elzéard Bouffier. Il
avait possédé une ferme dans les plaines. Il y avait réalisé sa vie. Il avait
perdu son fils unique, puis sa femme. Il s'était retiré dans la solitude où il
prenait plaisir à vivre lentement, avec ses brebis et son chien. Il avait jugé
que ce pays mourait par manque d'arbres. Il ajouta que, n'ayant pas
d'occupations très importantes, il avait résolu de remédier à cet état de
choses. Menant moi-même à ce moment-là, malgré mon jeune âge, une vie
solitaire, je savais toucher avec délicatesse aux âmes des solitaires.
Cependant, je commis une faute. Mon jeune âge, précisément, me forçait à
imaginer l'avenir en fonction de moi-même et d'une certaine recherche du
bonheur. Je lui dis que, dans trente ans, ces dix mille chênes seraient
magnifiques. Il me répondit très simplement que, si Dieu lui prêtait vie, dans
trente ans, il en aurait planté tellement d'autres que ces dix mille seraient
comme une goutte d'eau dans la mer. Il étudiait
déjà, d'ailleurs, la reproduction des hêtres et il avait près de sa maison une
pépinière issue des faînes. Les sujets qu'il avait protégés de ses moutons par
une barrière en grillage, étaient de toute beauté. Il pensait également à des
bouleaux pour les fonds où, me dit-il, une certaine humidité dormait à quelques
mètres de la surface du sol. Nous nous
séparâmes le lendemain. L'année d'après,
il y eut la guerre de 14 dans laquelle je fus engagé pendant cinq ans. Un
soldat d'infanterie ne pouvait guère réfléchir à ces arbres. A dire vrai, la
chose ne m'avait même pas marqué : je l'avais considérée comme un dada, une
collection de timbres, et oubliée. Sorti de la
guerre, je me trouvais à la tête d'une prime de démobilisation minuscule mais
avec le grand désir de respirer un peu d'air pur. C'est sans idée préconçue -
sauf celle-là - que je repris le chemin de ces contrées désertes. Le pays
n'avait pas changé. Toutefois, au-delà du village mort, j'aperçus dans le
lointain une sorte de brouillard gris qui recouvrait les hauteurs comme un
tapis. Depuis la veille, je m'étais remis à penser à ce berger planteur
d'arbres. « Dix mille chênes, me disais-je, occupent vraiment un très large
espace ». J'avais vu mourir trop de monde pendant cinq ans pour ne pas imaginer
facilement la mort d'Elzéar Bouffier, d'autant que, lorsqu'on en a vingt, on
considère les hommes de cinquante comme des vieillards à qui il ne reste plus
qu'à mourir. Il n'était pas mort. Il était même fort vert. Il avait changé de
métier. Il ne possédait plus que quatre brebis mais, par contre, une centaine
de ruches. Il s'était débarrassé des moutons qui mettaient en péril ses
plantations d'arbres. Car, me dit-il (et je le constatais), il ne s'était pas
du tout soucié de la guerre. Il avait imperturbablement continué à planter. Les
chênes de 1910 avaient alors dix ans et étaient plus hauts que moi et que lui.
Le spectacle était impressionnant. J'étais littéralement privé de parole et,
comme lui ne parlait pas, nous passâmes tout le jour en silence à nous promener
dans sa forêt. Elle avait, en trois tronçons, onze kilomètres de long et trois
kilomètres dans sa plus grande largeur. Quand on se souvenait que tout était
sorti des mains et de l'âme de cet homme - sans moyen technique - on comprenait
que les hommes pourraient être aussi efficaces que Dieu dans d'autres domaines
que la destruction. Il avait suivi son idée, et les hêtres qui m'arrivaient aux
épaules, répandus à perte de vue, en témoignaient. Les chênes étaient drus et
avaient dépassé l'âge où ils étaient à la merci des rongeurs; quant aux
desseins de la Providence elle-même, pour détruire l'oeuvre créée, il lui
faudrait avoir désormais recours aux cyclones. Il me montra d'admirables
bosquets de bouleaux qui dataient de cinq ans, c'est-à-dire de 1915, de
l'époque où je combattais à Verdun. Il leur avait fait occuper tous les fonds
où il soupçonnait, avec juste raison, qu'il y avait de l'humidité presque à
fleur de terre. Ils étaient tendres comme des adolescents et très décidés. La création
avait l'air, d'ailleurs, de s'opérer en chaînes. Il ne s'en souciait pas; il
poursuivait obstinément sa tâche, très simple. Mais
en
redescendant par le village, je vis couler de l'eau dans des ruisseaux
qui, de mémoire d'homme, avaient toujours été
à sec. Le vent aussi
dispersait certaines graines. En même temps que l'eau réapparut,
réapparaissaient les saules, les osiers, les prés, les jardins, les fleurs et
une certaine raison de vivre. Mais la transformation s'opérait si lentement
qu'elle entrait dans l'habitude sans provoquer d'étonnement. Les chasseurs qui
montaient dans les solitudes à la poursuite des lièvres ou des sangliers avaient
bien constaté le foisonnement des petits arbres mais ils l'avaient mis sur le
compte des malices naturelles de la terre. C'est pourquoi personne ne touchait
à l’œuvre de cet homme. Si on l'avait soupçonné, on l'aurait contrarié. Il
était insoupçonnable. Qui aurait pu
imaginer, dans les villages et dans les administrations, une telle obstination
dans la générosité la plus magnifique ? A partir de
1920, je ne suis jamais resté plus d'un an sans rendre visite à Elzéard
Bouffier. Je ne l'ai jamais vu fléchir ni douter. Et pourtant, Dieu sait si
Dieu même y pousse ! Je n'ai pas fait le compte de ses déboires. On imagine
bien cependant que, pour une réussite semblable, il a fallu vaincre
l'adversité; que, pour assurer la victoire d'une telle passion, il a fallu
lutter avec le désespoir. Il avait, pendant un an, planté plus de dix mille
érables. Ils moururent tous. L'an d'après, il abandonna les érables pour
reprendre les hêtres qui réussirent encore mieux que les chênes. Pour avoir une
idée à peu près exacte de ce caractère exceptionnel, il ne faut pas oublier
qu'il s'exerçait dans une solitude totale; si totale que, vers la fin de sa
vie, il avait perdu l'habitude de parler. Ou, peut-être, n'en voyait- il pas la
nécessité ? En 1933, il
reçut la visite d'un garde forestier éberlué. Ce fonctionnaire lui intima
l'ordre de ne pas faire de feu dehors, de peur de mettre en danger la
croissance de cette forêt naturelle. C'était la première fois, lui dit cet
homme naïf, qu'on voyait une forêt pousser toute seule. A cette époque, il
allait planter des hêtres à douze kilomètres de sa maison. Pour s'éviter le
trajet d'aller-retour - car il avait alors soixante- quinze ans - il
envisageait de construire une cabane de pierre sur les lieux mêmes de ses
plantations. Ce qu'il fit l'année d'après. En 1935, une
véritable délégation administrative vint examiner la « forêt naturelle ». Il y
avait un grand personnage des Eaux et Forêts, un député, des techniciens. On
prononça beaucoup de paroles inutiles. On décida de faire quelque chose et,
heureusement, on ne fit rien, sinon la seule chose utile : mettre la forêt sous
la sauvegarde de l'Etat et interdire qu'on vienne y charbonner. Car il était
impossible de n'être pas subjugué par la beauté de ces jeunes arbres en pleine
santé. Et elle exerça son pouvoir de séduction sur le député lui-même. J'avais un ami
parmi les capitaines forestiers qui était de la délégation. Je lui expliquai le
mystère. Un jour de la semaine d'après, nous allâmes tous les deux à la
recherche d'Elzéard Bouffier. Nous le trouvâmes en plein travail, à vingt
kilomètres de l'endroit où avait eu lieu l'inspection. Ce capitaine
forestier n'était pas mon ami pour rien. Il connaissait la valeur des choses.
Il sut rester
silencieux. J'offris les quelques oeufs que j'avais apportés en présent. Nous
partageâmes notre casse-croûte en trois et quelques heures passèrent dans la
contemplation muette du paysage. Le côté d'où
nous venions était couvert d'arbres de six à sept mètres de haut. Je me
souvenais de l'aspect du pays en 1913 : le désert... Le travail paisible et
régulier, l'air vif des hauteurs, la frugalité et surtout la sérénité de l'âme
avaient donné à ce vieillard une santé presque solennelle. C'était un
athlète de Dieu. Je me demandais combien d'hectares il allait encore couvrir
d'arbres. Avant de partir,
mon ami fit simplement une brève suggestion à propos de certaines essences
auxquelles le terrain d'ici paraissait devoir convenir. Il n'insista pas. «
Pour la bonne raison, me dit-il après, que ce bonhomme en sait plus que moi. »
Au bout d'une heure de marche - l'idée ayant fait son chemin en lui - il ajouta
: « Il en sait beaucoup plus que tout le monde. Il a trouvé un fameux moyen
d'être heureux ! » C'est grâce à ce
capitaine que, non seulement la forêt, mais le bonheur de cet homme furent
protégés. Il fit nommer trois gardes-forestiers pour cette protection et il les
terrorisa de telle façon qu'ils restèrent insensibles à tous les pots-de-vin
que les bûcherons pouvaient proposer. L'oeuvre ne
courut un risque grave que pendant la guerre de 1939. Les automobiles marchant
alors au gazogène, on n'avait jamais assez de bois. On commença à faire des
coupes dans les chênes de 1910, mais ces quartiers sont si loin de tous réseaux
routiers que l'entreprise se révéla très mauvaise au point de vue financier. On
l'abandonna. Le berger n'avait rien vu. Il était à trente kilomètres de là,
continuant paisiblement sa besogne, ignorant la guerre de 39 comme il avait
ignoré la guerre de 14. J'ai vu Elzéard
Bouffier pour la dernière fois en juin 1945. Il avait alors quatre-vingt-sept
ans. J'avais donc repris la route du désert, mais maintenant, malgré le
délabrement dans lequel la guerre avait laissé le pays, il y avait un car qui
faisait le service entre la vallée de la Durance et la montagne. Je mis sur le
compte de ce moyen de transport relativement rapide le fait que je ne
reconnaissais plus les lieux de mes dernières promenades. Il me semblait aussi
que l'itinéraire me faisait passer par des endroits nouveaux. J'eus besoin d'un
nom de village pour conclure que j'étais bien cependant dans cette région jadis
en ruine et désolée. Le car me débarqua à Vergons. En 1913, ce
hameau de dix à douze maisons avait trois habitants. Ils étaient sauvages, se
détestaient, vivaient de chasse au piège : à peu près dans l'état physique et
moral des hommes de la préhistoire. Les orties dévoraient autour d'eux les
maisons abandonnées. Leur condition était sans espoir. Il ne s'agissait pour
eux que d'attendre la mort : situation qui ne prédispose guère aux vertus. Tout était
changé. L'air lui-même. Au lieu des bourrasques sèches et brutales qui m'accueillaient
jadis, soufflait une brise souple chargée d'odeurs. Un bruit
semblable à celui de l'eau venait des hauteurs : c'était celui du vent dans les
forêts. Enfin, chose plus étonnante, j'entendis le vrai bruit de l'eau coulant
dans un bassin. Je vis qu'on avait fait une fontaine, qu'elle était abondante
et, ce qui me toucha le plus, on avait planté près d'elle un tilleul qui
pouvait déjà avoir dans les quatre ans, déjà gras, symbole incontestable d'une
résurrection. Par ailleurs, Vergons portait les traces d'un travail pour
l'entreprise duquel l'espoir était nécessaire. L'espoir était donc revenu. On
avait déblayé les ruines, abattu les pans de murs délabrés et reconstruit cinq
maisons. Le hameau comptait désormais vingt-huit habitants dont quatre jeunes
ménages. Les maisons neuves, crépies de frais, étaient entourées de jardins
potagers où poussaient, mélangés mais alignés, les légumes et les fleurs, les
choux et les rosiers, les poireaux et les gueules-de-loup, les céleris et les
anémones. C'était désormais un endroit où l'on avait envie d'habiter. A partir
de là, je fis mon chemin à pied. La guerre dont nous sortions à peine n'avait
pas permis l'épanouissement complet de la vie, mais Lazare était hors du
tombeau. Sur les flans abaissés de la montagne, je voyais de petits champs
d'orge et de seigle en herbe; au fond des étroites vallées, quelques prairies
verdissaient. Il n'a fallu que les huit ans qui nous séparent de cette époque
pour que tout le pays resplendisse de santé et d'aisance. Sur l'emplacement des
ruines que j'avais vues en 1913, s'élèvent maintenant des fermes propres, bien
crépies, qui dénotent une vie heureuse et confortable. Les vieilles sources, alimentées
par les pluies et les neiges que retiennent les forêts, se sont remises à
couler. On en a canalisé les eaux. A côté de chaque ferme, dans des bosquets
d'érables, les bassins des fontaines débordent sur des tapis de menthes
fraîches. Les villages se sont reconstruits peu à peu. Une population venue des
plaines où la terre se vend cher s'est fixée dans le pays, y apportant de la
jeunesse, du mouvement, de l'esprit d'aventure. On rencontre dans les chemins
des hommes et des femmes bien nourris, des garçons et des filles qui savent
rire et ont repris goût aux fêtes campagnardes. Si on compte l'ancienne
population, méconnaissable depuis qu'elle vit avec douceur et les nouveaux
venus, plus de dix mille personnes doivent leur bonheur à Elzéard Bouffier. Quand je
réfléchis qu'un homme seul, réduit à ses simples ressources physiques et
morales, a suffi pour faire surgir du désert ce pays de Canaan, je trouve que,
malgré tout, la condition
humaine est admirable. Mais, quand je fais le compte de tout ce qu'il a fallu
de constance dans la grandeur d'âme et d'acharnement dans la générosité pour
obtenir ce résultat, je suis pris d'un immense respect pour ce vieux paysan
sans culture qui a su mener à bien cette oeuvre digne de Dieu. Elzéard Bouffier
est mort paisiblement en 1947 à l'hospice de Banon. Un F\ de Neter N° 31 à l'O\ de Paris |
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