GLFM Bulletin : Bulim Misraïm 04/2010

Philosophie et Franc-Maçonnerie

On me confie aujourd’hui la difficile mission de vous exposer en quelques minutes les attaches de la Franc-maçonnerie à la philosophie. Il s’agit bien entendu d’une gageure ! J’espère néanmoins pouvoir vous éclairer sur ce point sans être trop abscond et sans trop dénaturer cette problématique complexe. On a coutume de définir la Franc- maçonnerie comme une association philanthropique et philosophique. Certes. Mais en quoi la Maçonnerie a-t-elle finalement à voir avec la philosophie ? Par souci de concision, j’envisagerai cette problématique à partir de deux pistes qui me paraissent essentielles : 1- La conception du "Grand Architecte de l’Univers" et ses influences métaphysiques ; et 2- La notion d’initiation dans son rapport à la philosophie pratique. Je ne résiste pas cependant, en guise de préambule, au plaisir de vous rappeler que de nombreux philosophes furent également franc-maçons. Je cite en vrac et parmi les plus célèbres : Montesquieu, Condorcet, Fichte, Goethe, Joseph de Maistre, Voltaire, Helvétius, Diderot, Proudhon, etc. Si la Maçonnerie, donc, à d’abord à voir avec la philosophie, c’est qu’elle pose à son principe un "Grand Architecte de l’Univers", qui préside aux travaux de toute Loge. Historiquement, il faut se souvenir qu’au XVIIème siècle et au début du XVIIIème siècle, les premiers francs-maçons étaient tous, soit catholiques, soit protestants.

Les plus anciens manuscrits maçonniques connus, même dans les loges d'inspiration fasse référence à de nombreuses reprises à "notre Seigneur Jésus-Christ" et mentionne que l'apprenti franc-maçon "doit être fidèle à Dieu et à la sainte église catholique" ("He must be true to god and the holy catholick church"). C'est, semble-t-il, en 1723 dans les Constitutions of the free-masons, communément nommées Constitution d’Anderson, que l'on trouve pour la première fois l’expression de "GADLU" dans un contexte maçonnique. En quoi cette substitution, qui peut d’abord paraître insignifiante, est-elle fondamentale ? Mon propos n’est pas ici d’en envisager les conséquences théologiques ou religieuses – je laisse cela à mon FF Michel bien plus compétent sur le sujet –, mais de l’interroger dans le cadre plus général de l’histoire des idées.

L’important, c’est justement qu’en supprimant la référence directe à Dieu pour lui préférer cette expression de "GADLU", la Maçonnerie abandonne la sphère proprement religieuse pour adopter un cadre plus philosophique et spiritualiste. Définir le Principe de toutes choses comme un Architecte n’est évidemment pas anodin. Une telle dénomination renvoie à un dieu qui ne doit plus d’abord être considéré comme créateur, mais, comme ordonnateur et bâtisseur. Ce faisant, l’expression "GADLU " calviniste, n'utilisent cependant jamais, à ma connaissance, l'expression "Grand Architecte relie directement la Maçonnerie à la Mathématique, c’est-à-dire aussi, pour les Anciens du moins, à la Philosophie. On pense ici, bien entendu, à Pythagore, dont la pensée est empreinte de philosophie mathématique et qui est une référence constante pour les maçons. Les Pythagoriciens, en effet, croyaient que l'Un, l'Achevé, (que l'on peut identifier à une forme de dieu) avait façonné un monde organisé, structuré : le q q q q q q (« ordre » en Grec) à partir d'une matière initiale qu'on appelait l'Inachevé, ou la Dyade, (le « deux »). L'homme vivait alors au rythme du Grand Tout, lui-même vivant, intelligent et doué d'une âme. Le mouvement des astres et le cours des saisons, telle une musique familière, marquaient le rythme du travail, du repos et des réjouissances. La Terre, centre du monde, était alors un parc enchanteur au sein duquel l'homme pouvait s'ébattre sous le regard bienveillant de ce dieu qui ordonnait tout tel un architecte. On peut également noter ici, au passage, que Pythagore inspira largement l’architecture et, notamment, le célèbre architecte romain Vitruve au Ier siècle puis les théoriciens du nombre d'or comme Luca Pacioli, illustré par Léonard de Vinci en 1509. L’influence d’Aristote sur ce point ne peut non plus être négligée, comme sur bien d’autres questions traitées par la Maçonnerie. On peut de l'Univers ».C'est le cas par exemple du manuscrit Dumfries (1710), bien qu'il rappeler, en effet, que dans la Physique, I et la Métaphysique, ~ Aristote s’attache à définir le Principe de toutes choses, comme « Acte pure » et « Premier Moteur immobile », c’est-à-dire non pas Celui qui crée le monde (comme dans la lecture cosmologique catholique, notamment), mais celui qui le met en mouvement, qui l’ordonne, qui l’harmonise. En proposant une conception originale du divin, la Maçonnerie se trouve d’emblée et de plein pieds, dans ce que Kant appelait la « métaphysique spéciale ». Elle ouvre une réflexion plutôt que d’asséner un dogme. Mais cette substitution de Dieu par le Grand Architecte possède également une visée plus « sociale », qui relie la Franc-maçonnerie à une réflexion de philosophie pratique cette fois. Car si le Grand Architecte n’est pas nommé, personnifié, il est susceptible de recevoir l’ensemble des conceptions du divin et de la divinité, depuis les croyances en un Dieu monothéiste (le Dieu d’Abraham, Isaac et Jacob), jusqu’aux conceptions plus étrangères à nos cultures : bouddhisme, hindouisme, voire encore des positions déistes, animistes ou panthéistes. Il y a clairement ici une idée de tolérance religieuse et d’ouverture à toutes les cultures. Quelle que soit leur tradition et leur conception du divin, les SS et les FF sont les bienvenus à l’intérieur du temple.

Un autre élément central de la Maçonnerie nous renvoie plus directement encore à la philosophie pratique : l’initiation. La Franc- maçonnerie fut, en effet, également définit comme une « institution d’initiation spirituelle au moyen de symboles » (Assemblée des Grands Maîtres Européens 1952) ou encore comme un « ordre initiatique traditionnel et universel fondé sur la fraternité » (Constitutions de la Grande Loge de France). Quel est le sens de cette "initiation" maçonnique" ? Au Moyen-âge, dans la Maçonnerie opérative, celle des architectes, justement, et des bâtisseurs de cathédrales, après la réception au grade d’apprenti, avait lieu, pour les compagnons, une initiation où étaient délivrés un certain nombre d’enseignements concernant la géométrie, l’art de bâtir, puis des « mots, signes et attouchements », qui devaient permettre aux maçons de se reconnaître entre eux, et enfin, sans doute, un enseignement ésotérique qui leur permettait de progresser dans leur recherche intellectuelle et spirituelle. Il en est de même aujourd’hui dans les Loges où se réunissent les Francs-Maçons spéculatifs, si bien que l’on a pu dire, à juste titre, que seule, en Occident, la Franc-maçonnerie avait su conserver et perpétuer la tradition initiatique pourtant plusieurs fois millénaire.

Car on ne naît pas franc-maçon, mais on est « fait » franc-maçon – par l’initiation. On pourrait même ajouter que celui qui se ferait une idée claire de l’initiation maçonnique, se ferait une idée juste de la Franc-Maçonnerie dans son entier, de son projet fondamental, de son essence profonde, et de son éthique. Aussi convient-il de s’interroger encore et toujours sur sa finalité de cette initiation, sur sa nature, ses modalités et surtout sur la signification qu’elle peut revêtir pour l’homme de notre temps. "On entend en général, par initiation, un ensemble de rites et d’enseignements oraux, qui poursuit la modification radicale du statut social et religieux de l’homme à initier", écrivait Mircea Eliade. Et il ajoutait de manière plus savante : « Philosophiquement, l’initiation équivaut à une modification ontologique du régime existentiel » (Naissances mystiques, éd. Gallimard). Une « modification ontologique du régime existentiel »... qu’est-ce que cela signifie ? Une bonne approximation de cette définition peut être trouvée dans la double étymologie du terme « initiation » : « initium », en latin, le « commencement », mais aussi « in itinéraire », « sur le chemin ». Commencement et itinéraire, l’initiation renvoie donc au choix d’un chemin existentiel, qui ne peut être parcouru qu’à la première personne, qui est toujours personnel. La recherche initiatique est une expérience résolument individuel dans laquelle on ne peut dissocier le pensé et le vécu, le conceptuel et l’existentiel. Et c’est parce qu’en elle, ne peuvent être dissociés le pensé et le vécu, que toute initiation est au sens propre indicible, intraduisible, in-audible et in-ouïe. La dire, la raconter, c’est toujours la dénaturer, en trahir l’esprit. Et c’est en ce sens que par définition toute initiation est « secrète ». C’est, en outre, en ce sens également que l’initiation, comme la Maçonnerie, est toujours liée aux choix et à l’action, à la philosophie pratique, donc.

Aussi, il n’y a pas d’initiation sans épreuves, sans voyages, ni sans compagnons de voyage. On peut penser ici à Goethe et à son roman, Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister, dont le seul titre est déjà édifiant. Le héros de ce roman, Wilhelm Meister, dont on peut penser qu’il est Goethe lui-même, se cherche par des chemins obscurs, s’égare en de vaines poursuites, se perd même dans des routes sans issues, et comprend seulement à la fin qu’il a poursuivi des chimères et qu’il ne peut se retrouver lui-même, et s’accomplir, qu’en retrouvant en lui l’action véritable et la vie réelle. A la même époque et, me semble-t- il, dans un même esprit où sans doute la pensée maçonnique n’était pas absente, le philosophe Hegel, dans son ouvrage La Phénoménologie de l’Esprit, décrit une sorte d’odyssée de la conscience, à la recherche de soi et du savoir absolu : cheminement long et difficile, marqué par des arrêts, des étapes, qui sont nécessaires à sa progression – ces arrêts et étapes étant philosophiquement conçues comme des figures ou des moments de la vérité. Et peu à peu se dégage cette idée que « la vérité de l’esprit, c’est son action », que la vérité de l’esprit, c’est l’histoire de l’esprit lui-même en train de se faire et de se conquérir. Et Alain, un autre philosophe, commentant Hegel peut écrire encore : "la pensée humaine doit se délivrer et ne le peut jamais sans peine », et ajouter, enfin : "ce qui fait l’esprit réel, c’est ce qu’il fait".

L’initiation maçonnique veut, elle aussi, nous "délivrer", dégager en l’homme ce qui est esprit, mais elle ne peut le faire qu’en le confrontant à des obstacles et à des épreuves, selon un long et difficile chemin, en méditant le célèbre aphorisme de Nietzsche : "Ce qui ne me détruit pas me rend plus fort". Le projet de l’initiation maçonnique vise à permettre à tout homme de devenir un "autre homme", un homme véritable, c’est-à-dire de découvrir en lui ce qui est sagesse, force et beauté, de découvrir sa propre spiritualité, sa propre voie, une manière de se dire à soi-même : "Connais-toi toi-même" puis "Deviens celui que tu es".
L’initiation n’a de sens que parce qu’elle nous permet d’appréhender une certaine idée de notre être et de la "vérité" qui le constitue, et n’a de valeur que parce qu’elle est une découverte, liée à une démarche elle-même vécue, existentielle, encrée dans le monde, respectueuse et tolérante.

En ce sens, on pourrait, peut-être, la rapprocher de l’expérience poétique... Paul Valéry écrivait que : "l’émotion poétique consiste dans une perception naissante, dans une tendance à voir le monde autrement". L’initiation, comme la poésie, est une manière
originale et spécifique de percevoir et d’appréhender l’univers et les hommes autrement. Marcel Proust ne disait pas autre chose lorsqu’il écrivait dans A la Recherche du Temps Perdu : « Le seul véritable voyage, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux ». La vocation profonde de l’initiation maçonnique est aussi de nous apprendre à voir « autrement », de nous donner « d’autres yeux », de nous donner un autre regard sur l’univers des choses et des êtres, de nous proposer d’autres perspectives, de nous faire envisager d’autres points de vue.

Philosophique, la Maçonnerie l’est donc d’abord par la réflexion qu’elle initie autour du Grand Architecte de l’Univers et par l’initiation qu’elle place à son principe. Elle retrouve ainsi les trois questions fondamentales de la philosophie kantienne et qui définissent la démarche philosophique : Qui-suis ? Que puis-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ?
La Franc-maçonnerie ne vous indiquera jamais ce que vous devez croire, elle ne vous dira pas le chemin que vous devez emprunter, elle n’est ni une religion ni un parti politique, mais elle vous aidera, peut-être, à découvrir votre propre voie, forcément différente de tout autre, personnelle, originale.

Comme l’écrivait encore Mircea Eliade : "Le chemin de la sagesse ou de la liberté est un chemin qui mène au centre de son propre être... "

Un F de RL Athanor

Publié dans le Bulim - Bulletin N° 17 - 30 Avril 2010  -  Abonnez-vous

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