GLFM Bulletin : Bulim Misraïm 10/2010

Le Sacré rend-il con ?

Avant toute chose je vous dois une explication sur le sujet de cette planche qui vous a probablement surpris ou pire, affligés, en pensant qu’il s’agit d’une provocation. Le sujet de cette planche m’a été inspiré par une interview du philosophe REGIS DEBRAY dans l’hebdomadaire Le Point du 26 février 2009. REGIS DEBRAY y était interrogé sur son dernier ouvrage intitulé : LE MOMENT FRATERNITE.
Il expose dans ce livre sa théorie selon laquelle l’homme n’échappe pas au sacré, d’abord en raison de sa conscience de sa propre finitude, ensuite pour créer du lien, de l’union, du « nous » écrit-il.
Tout en faisant ce constat, il regrette le besoin de sacré dont il pense qu’il laisse peu de place à la Raison et, en désespoir de cause, il prône la résurrection d’un sacré laïque par le retour des valeurs républicaines et plus particulièrement celle de la FRATERNITE dans laquelle il voit non pas une fratrie, mais une solidarité élective. Il en donne d’ailleurs cette lapidaire mais claire définition : « Cela consiste à reconnaître pour frères des gens qui ne sont pas de la famille ».

Pourfendeur des religions anciennes et modernes, sous leurs formes diverses, déistes ou athées, il observe que les religions et le sacré créent du lien, du collectif, du « nous » mais, ce faisant, étouffent l’individu en réduisant sa liberté de conscience.
Le journaliste qui, l’interroge lui pose alors cette question :
« Ce besoin de sacré n’est pas ce que nous avons de mieux. Nous ne pensons pas donc nous sommes, écrivez-vous. Le sacré rendrait-il con ? »
Ce à quoi RD répond : « Assurément. Il est là pour faire un peuple avec des populations, pour associer et souder, et penser c’est toujours se dissocier.
Le besoin de sacré ne fait pas l’affaire de l’individu mais des groupes. Y aurait-il un ISRAEL sans la Thora, un monde arabe sans le Coran ? L’Inde sans le Mahabharata ? Le culte d’Athéna a fait vivre Athènes. Il a aussi tué Socrate. Disons qu’il faut une sacralité pour construire une citée et des impies pour casser la baraque. »
C’est donc de cette affirmation de Régis Debray, volontairement caricaturale, qu’est né le titre de cette planche qui m’est venu comme une interrogation que je me suis faite à moi- même, sur le bien fondé de l’adhésion des Francs Maçons à un mythe, un symbolisme et un rituel qui les font baigner en permanence dans le sacré. Nos mythes, nos symboles, nos rituels, notre sacralisation des valeurs universelles nous rendent-ils cons ? Voilà une remise en cause qui m’a paru salutaire.

Qu’est-ce que le sacré :
Étymologie : C’est un mot qui contient principalement l’idée de séparation.
Le mot sacré vient du latin « sacer » « qui ne peut être touché sans souillure ».
Il désignait plus précisément dans la Rome antique le personnage ou l’objet qui ne pouvait être touché sans être souillé et (sans se souiller soi même).
Il désignait aussi celui qui, en se rendant coupable d’un crime contre les Dieux ou contre l’État, s’était ainsi séparé du groupe social : en certains cas, sa mort était proche.

1/ LE DOMAINE DU SACRÉ EST TRIPLE

a) le sacré est ce qui est mis à part :
Des hommes sont mis à part pour servir Dieu. Le sacerdoce (prêtre) est celui qui accomplit les cérémonies sacrées. C’est l’homme de la prière et du culte.

b) est sacré ce qui appartient à un monde séparé :
Cette séparation est celle qui divise deux espaces qui n’ont pas de symbole plus expressif que le temple (fanum) et les abords du temple (profanum).
Le sacré s’oppose donc au profane, étymologiquement « ce qui se tient devant le temple » donc en dehors de lui, un milieu où les hommes sont entre eux dans leur finitude. Deux mondes sont ainsi juxtaposés sans qu’il puisse ainsi y avoir mélange entre eux en dépit de leur communication possible.

Est ainsi sacré ce qui permet un commerce avec Dieu (lieu, parole, coutume).
Le profane, lui, est limité au commerce des hommes entre eux.
La conscience du sacré repose sur trois réalités : un secret ultime, la révélation du secret, une révélation existentielle.
D’abord il y a conscience du sacré chaque fois qu’il y a conscience de quelque chose d’ultime dans l’être. Une menace pèse sur moi ? Suis-je en danger de mort ? La substance de mon être est en cause, ainsi que ma fin. Il y a un secret de la mort et de l’au-delà.
Dans la conscience du sacré, le secret ultime ne va pas sans la révélation de ce secret, ou, du moins, la possibilité de cette révélation. La révélation qui a lieu alors, ou du moins sa possibilité imminente nous met en contact existentiel avec le mystère qui tantôt effraie et tantôt attire.

D’un point de vue objectif, on peut distinguer trois espèces de réalités sacrées.
La première est le sacré diabolique, sorte de transcendance perverse, d’âme du mal, qui emprisonne le moi dans la clôture du destin et du pêché. C’est le monde des sorciers et des magiciens ;
- La seconde réalité sacrée est de l’ordre du divin. Des forces surnaturelles manifestent une puissance soit tutélaire soit hostile. L’homme les invoque avant la chasse ou la pêche ou les semailles. Elles font d’abord figure d’esprit avant de recevoir les noms des dieux qui remplissent nos panthéons.
La troisième force du sacré est le saint. Est saint ce qui est totalement à part. Et il n’y a sans doute pas de sainteté humaine qui ne commence par une singularité exceptionnelle de la vertu, en quelque religion ou en quelque régime moral que ce soit.
A noter que les dieux eux mêmes ne sont pas sacrés ; leurs temples, leurs paroles, leurs statues le sont.
Le culte nécessite le passage dans les deux sens d’hommes, d’animaux et d’objets qui successivement sont consacrés (rendus saints) et désacralisés.

c) Est sacré ce qui est d’une valeur intangible :
Certains objets, propos et gestes revêtent une dignité exceptionnelle et méritent un respect inconditionné à partir du moment où ils échappent à l’action de l’individu et du groupe.
L’icône, par exemple, est une image qui appelle la prière, soutient la contemplation, manifeste symboliquement la présence de l’au­delà divin ;

Le geste religieux : s’adresse à ce qui par essence est invisible et n’appartient pas à notre monde : la divinité.
Le roi oint n’est plus un intrigant mais le vicaire du Christ.
L’âme confuse touchée par Dieu connaît une seconde naissance (cf. l’initiation en MF symbolique de la renaissance).
La dépouille mortuaire ne peut être exhumée sous peine de profanation. 

2/ LE SACRÉ EST INSÉPARABLE DE LA NOTION DE RELIGION
Dans l’histoire des religions, le sacré peut désigner tout ce qui est vénéré par l’homme, tout ce qui est pour l’homme objet de culte, principalement les puissances qui se manifestent dans un domaine ou l’autre de l’existence. L’homo religiosus est celui qui croit à une réalité permanente, absolue tandis que l’homme religieux, profane, naturel, tient la transcendance pour une illusion. Face au sacré l’homme prend conscience de sa propre finitude. Il pressent que des forces supérieures le dépassent contre lesquelles il ne peut rien sauf à agir par la voie du symbolique que sont l’invocation, le sacrifice et le culte. C’est dans cet aveu de la condition humaine que naît la religion qui engendre le respect absolu d’êtres et objets sacralisés, et l’observance de rites et d’interdits destinés à consacrer la valeur de cet objet et de ces êtres.

3/ DANS NOS SOCIÉTÉS LAÏQUES
On est tenté de croire que le succès des explications scientifiques, la déchristianisation, la démocratie ne laissent plus de place au sacré.
Déjà Tocqueville écrivait : « A la longue, la démocratie détourne l’imagination de tout ce qui est extérieur à l’homme pour ne la fixer que sur l’homme ».
Mais de fait, l’humanité s’est revêtue des attributs du sacré : religions séculières, sacralisation du corps humain par le code civil (art.16). Droits de l’hommisme (DR). Le sacré ne meurt pas, il mute.
D’ailleurs tous les consacrés ne sont pas dans la vie religieuse ni rattachés aux grands ordres, congrégations et communautés nouvelles. On peut se consacrer au jardin, à un cheval, à la vérité et même à sa patrie.

Il est donc à peu près certain, puisque même Régis Debré philosophe athée, est arrivé à ce constat, que l’homme n’échappe pas au sacré. Et cela probablement en raison de l’idée qu’il se fait de lui-même et de son aspiration à s’élever : « Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme» disait Pascal. Et aussi en raison de sa peur de la mort (nous avons en nous le désir de durer) et de ses interrogations, tôt ou tard, sur l’existence d’un au-delà. A ce sujet, Albert Camus (in l’homme révolté 1951 page 152) parvient au même constat dans sa critique du contrat social de ROUSSEAU qu’il qualifie de "Nouvel Évangile", de "religion civile" où la raison universelle, exprimée par la volonté générale est qualifiée encore de « nouveau Dieu ». Albert CAMUS fait lui- aussi un parallèle avec le régime stalinien de l’union soviétique où l’obéissance au parti, même dans les actes criminels s’apparente à une foi mystique dans la raison d’être de tels actes.

4/ DANS LA FRANC- MAÇONNERIE
En FM, le sacré me paraît avoir été poussé par deux mouvements successifs.
Le premier d’inspiration religieuse qui résulte au 18ème Siècle, à une époque où le pouvoir et le dogmatisme de l’Église commençaient de fléchir sous les critiques de la philosophie des Lumières, de la volonté de créer une religion universelle fondée toutefois sur les mythes et la symbolique judéo-chrétiens; Le second est un mouvement d’inspiration révolutionnaire qui voit naître la sacralisation des valeurs de la République : Liberté, égalité, fraternité. C’est encore cette fraternité que Régis Debré nous propose de relancer comme une valeur susceptible de créer du lien sans faire du mal. Alors, posons-nous la question, en quoi le sacré maçonnique nous ferait-il courir le risque de devenir cons ?
Tout d’abord qu’est-ce qu’être con ? Ce mot valise doit être entendu ici dans le sens commun d’imbécile, idiot ; de ce qui se caractérise par une limitation de la pensée, de l’imagination, la conscience, voire de la liberté. Ensuite, pourquoi Régis Debray estime-t-il que le sacré rend con et ses critiques s’appliquent-elles à la FM ? Pourquoi le sacré rendrait-il con ? Dans une vision matérialiste et athée, qui est celle de Régis Debray, le sacré crée un ordre social à l’intérieur d’un monde clos, séparé d’avec d’autres groupes qui peuvent être selon le cas d’autres religions, d’autres races, d’autres opinions politiques, d’autres nations etc. En fait, toutes sortes « d’autres » sont possibles. Le choix des exclusions est infini.

Il considère qu’il n’y a pas de sacré universel ; que le sacré n’existe pas en soi mais doit être créé et qu’une fois créé, il sépare.
Il ne se contente pas de séparer, il interdit ; car le sacré n’est pas à la disposition de l’individu. L’accès au sacré est contrôlé par le « sacerdos » (le prêtre) et la manifestation la plus courante du sacré est l’interdit.
Je précise ici que le sacerdos (le prêtre – en latin) n’est pas nécessairement un religieux, il peut s’agir d’un politique tel que dans la Russie Stalinienne où le Parti décidait de tout pour tous au nom de principes politiques sacrés. En créant du lien, c'est-à-dire du « nous qui pensons ensemble », le sacré neutralise la pensée individuelle et donc la liberté de pensée et la liberté de conscience.

C’est en cela qu’il rend con, en étouffant l’individu.
Reprenant à son compte la phrase de VALERY: « Deux choses menacent le monde : l’ordre et le désordre » RD la rapporte ainsi à son discours : « Deux choses menacent nos sociétés le « moi-je » et le « nous ».
Le « nous » c’est l’ordre, le « je » le désordre.

Nous voilà donc en face de l’éternel dualisme du monde, le bien et le mal, le noir et le blanc que les franc-maçons connaissent bien. Alors y aurait-il un bon et un mauvais sacré comme il y aurait un bon et un mauvais cholestérol. Et il est tout à fait intéressant pour nous de constater que le bon sacré, ou du moins le sacré « acceptable » pour RD c’est la fraternité, pas celle de la Franc-maçonnerie, bien sûr, mais celle de la Révolution, élevée au rang de valeur Républicaine par Robespierre. Voilà qui nous rassure déjà par rapport aux choix qui sont les nôtres. De fait, en ma qualité de franc-maçon, je ne reconnais pas dans nos rituels et notre symbolique, les travers du sacré tels qu’ils figurent dans la description faite par RD et qui s’applique aux religions dogmatiques et aux associations sectaires. Notre F. : Alain POZARNIK donne de nos rituels une définition qui va rassurer tous nos frères présent :
« Le rituel est un texte qui assure la rigueur nécessaire à la sacralisation d’un temps privilégié dont chaque instant décernera à celui qui le vit une marque indélébile de qualité ontologique (Alain POZARNIK).
Mais sous peine de perdre sa force originelle, il faut que l’homme soit suffisamment en éveil ».
En effet, la Franc-maçonnerie prétend à la fois offrir l’expérience positive et édifiante d’un soulèvement par rapport à la contingence, une élévation qui rapproche le franc-maçon du saint, titre qui s’applique à celui qui se caractérise par une vertu singulièrement exceptionnelle et finit par devenir un être à part par ses qualités; Et elle prétend que l’homme soit toujours en éveil c'est-à-dire toujours prêt à se remettre en question, à revisiter son travail, à s’améliorer toujours dans une quête infinie de la perfection qu’aucun dogme ne vient arrêter, fût-il issu de son propre sein.

De plus, la philosophie maçonnique est la philosophie humaniste par excellence, dans laquelle le respect de l’individu, de l’autre, est central. Pour reprendre les mots de RD, le « nous » des franc-maçons est constitué de multiples « je » qui font sa richesse et sa valeur. Chaque F. : est un maillon indispensable de notre chaîne et chaque homme est un possible F. :
Et j’ajoute que le fait que j’ai pu m’exprimer ce soir sur un sujet en apparence scabreux en est une belle illustration.
Si le sacré rend con, les franc-maçons ont su créer les conditions d’une union fertile, ouverte aux autres hommes de bonne volonté du monde entier. Leur Temple n’est fermé que pendant les travaux, pour garantir la bonne qualité des travaux, et le travail se poursuit ensuite à l’extérieur, dans le monde profane créant ainsi les conditions de son propre et infini agrandissement du Temple jusqu’à un jour contenir l’ensemble de l’humanité. Mes frères, poursuivons notre quête, il y a peu de risque que la franc-maçonnerie nous rende con.

J’ai dit.
Un F\ de la RL\ La parfaite Égrégore QODF

Cet article n'engage que son auteur

Notes :
L’histoire, la société, le labeur portent en eux une congestion, usure chronique qui appellent une purge, une relance nécessitant l’extériorité et l’autorité d’un point fixe, non souillé par la main humaine. (Cf. en FM, le travaille dans le temple nous ressource et nous élève).
Le sacré se donne plutôt dans ce qui suspend  annule les  principes
d’individuation et d’utilités ordinaires – guerre, fête, mort, sacrifice, donnent à sentir dans la jouissance de l’horreur, que l’individualité n’est que de pure forme, qu’elle ne peut prendre possession d’elle-même que sa discontinuité suppose une continuité
essentielle (BATAILLE).

3 ) Durkheim fait du sacré la projection de la puissance et de la prééminence de la société sur ses membres, la religion n’étant que la gestion de cette transcendance sociale.
4) Kant : entend fonder une religion « dans la limite de la simple raison humaine » . L’absolu n’a pas besoin d’accès sensible puisqu’il ne peut se manifester. Le « tout autre » ne peut qu’être pensé ou fabulé. L’esprit doit accepter le contingent comme s’il était l’absolu nécessaire.
Idem SPINOZA : « Rien n’est, pris en soi et absolument, sacré ou profane, mais seulement par rapport à la pensée ».
Nous avons besoin du sacré :
Sans le sacré, le nous se liquéfie. Le lien se résorbe en un ou la relique devient rebut. Sans sacré pas de FM ?
L’École étant devenue un lieu de vie, l’enseignant n’est plus respecté. Voir SARKOZY avec son projet de portiques à l’entrée des écoles : « il faut sanctuariser l’école ».
En protégeant les rites, les rites nous protègent. Le sacré intègre et produit de l’indivision.
L’Union est synonyme de vie. Le symbole réunit, c’est son sens littéral. Le diable désunit.
La nostalgie est un sentiment révolutionnaire. Je reconnais le conservateur à ce qu’il n’en a aucune. Toutes les forces actives dans l’Histoire partent de là.
Le sionisme c’était le retour à Sion ; Obama sans Lincoln ne serait pas à la Maison Blanche ...

La Guerre : La guerre fait apparaître le nous par-dessus le moije. Ca vaut pour ISRAEL comme pour le Liban. Pour redevenir fraternel, nous avons besoin d’une confrontation. C’est le prix du nous. Moi ça ne me fait pas peur.
Il n’y a pas de sacré sans hauteur. Le sport dans le stade n’est qu’une horizontale évanescente, pas fiable. Le transport sacré s’appelle l’enthousiasme.
Le sacré ne fait pas l’affaire de l’individu mais des groupes Le nous a des marges de liberté plus réduites que la personne.
Le sacré préserve de la brutalité, de la bêtise humaine. C’est une forme d’élitisme. (exemple du prêtre qui a le savoir). Mais il conduit à l’élitisme donc au contraire de la bêtise. Le mot élite est dérivé du mot « élu ». Pour RENE GUENON, l’élite représente l’ensemble de ceux qui ont les qualités requises pour l’initiation. RG : l’initiation est un domaine qui doit par définition être extrêmement fermé aux conceptions profanes. 13) Le FM est un saint.
Le FM se met en état de pureté. Il renaît comme l’enfant pur, se sépare de ses métaux impurs, pureté morale. Lien avec les valeurs de la chevalerie et le mythe du saint graal : il faut avoir un cœur pur pour se mettre au service de Dieu. Il devient saint et donc lui - même à part.

Planche présentée le 23 juin 2009 à la R. : L.: La Chaîne d’Union, Vallée de Paris, grade de Chevalier Maçon.
Publié dans le Bulim - Bulletin N° 21 - 31 octobre 2010  -  Abonnez-vous

B021-6 L'EDIFICE  -  contact@ledifice.net \