GLFM Bulletin : Bulim Misraïm 04/2011

Le chemin ...en autocar !!..

Le vécu intime de la foi est une expérience différente pour chacun. On peut croire en Dieu, être persuadé de partager une vision exclusive de l'Être Suprême, et avoir, en réalité, des attentes très diverses. On peut aussi se retrouver sur des valeurs que chacun définirait à sa façon avec sa vérité. Seuls, finalement, comptent, en maçonnerie, le respect et l'aide que nous nous échangeons sur ces chemins pluriels.

Le voyage en autocar.

Il était une fois un autocar en partance pour Lisieux.

Parmi la foule rieuse qui se bousculait pour monter dans le véhicule, on pouvait voir :
- Une bande de moutards de Dijon
- Un particulier devenu général
- Un ecclésiastique en pleine crise de foi
- Une sage-femme qui ne l'avait pas toujours été - Un démolisseur très constructif qui espérait vendre un bric-à-brac de briques en vrac dont il n'arrivait pas à se débarrasser
- Un maraîcher qui allait vendre du basilic à Lisieux
- Une marchande de poisson très « sole »
- Un marchand de crayons qui avait mauvaise mine
- Un boucher très intelligent
- Un ancien collabo à l'accent nasillard
- et enfin, un crémier qui avait fait son beurre pendant l'occupation, alors que sa femme, qui cherchait à lui obtenir des contacts, apprenait avec un officier de la Werhmacht, a crier « schön ! schön ! » de préférence à « Oh ! Que c'est bon, que c'est bon » !

Assis sur une plate-bande, près du parking des autocars, un homme observait les voyageurs. Ce dernier n'avait pas l'air très catholique. Ancien militant politique, il était revenu de tout. Il avait fréquenté les communistes, grands croyants devant Marx, les maoïstes, les trotskistes, les situationnistes et les anarchistes, avant de finalement larguer les anars. Il ne croyait plus en grand-chose, sauf en l'homme, peut-être, et encore pas tous les jours...

En regardant les voyageurs monter dans l'autocar, notre homme se disait qu'il devait être bien doux et rassurant de croire en quelque chose : en un Être Suprême, un Big Brother qui sait tout et possède un fichier redoutable, statue du commandeur, oeil qui nous suit partout et nous sauve de la tentation de chaparder dans les supérettes, un machin protecteur, très utile, surtout à la veille du grand saut dans l'inconnu. Et notre homme, assis sur sa plate-bande, se surprenait à envier les voyageurs en partance, tout en pensant que, décidément, croire ça n'était pas bien raisonnable. ! Car, ce qui réunissait tous les humains disparates de l'autobus, c'était la croyance (même si leurs raisons de croire étaient très différentes) .

Revenons à notre autocar :

Les moutards de Dijon étaient scouts et catholiques parce que leurs parents l'étaient. Ils auraient été bouddhistes à Bangkok, musulmans à Bagdad ou protestants dans les Cévennes, avec la même conviction. Ce qui permet de penser que nos certitudes et nos croyances si diverses ont des origines prioritairement géographiques et culturelles, qui en soulignent la fragilité. En effet, n'est-il pas troublant de penser qu'un petit enfant destiné à devenir musulman pourrait se retrouver dans la peau d'un authentique petit enfant catholique par la seule vertu d'un malencontreux glissement de terrain situé à la

frontière entre deux confessions ! Passant ainsi d'une vérité révélée à une autre, par la seule vertu des mouvements incontrôlables de la géologie. Mais revenons à nouveau à notre autocar :

- Le boucher très intelligent comptait obtenir de Dieu qu’Il empêche la construction d'un supermarché à proximité de sa boutique. - L'ecclésiastique espérait résoudre ses problèmes de foi, ce qui n'était pas une si bonne idée, Lisieux n'étant pas une ville d'eau, alors que Lourdes l'est.
- Le maraîcher, qui était moins intelligent que le boucher, pensait qu'il n'y avait qu'à Lisieux, à Lourdes éventuellement qu'il était logique de vendre du basilic en toute saison, les basilics de Lourdes ou de Lisieux étant les plus prestigieux, comme chacun sait.
- Le démolisseur se disait que seul un miracle pourrait lui permettre de se débarrasser de son bric-à-brac de briques en vrac.
- Le particulier devenu général espérait libérer sa conscience des carnages qu'il aurait pu éviter. 
- Tout comme lui, le crémier, la sage-femme et l'enfant de Pétain (c'est-à-dire l'ancien collabo) pensaient que la rédemption ne pouvait venir que de la religion.
- Le marchand de crayons, qui avait mauvaise mine, espérait, en priant Dieu, retrouver la santé. Au terme de cette évocation, vous serez probablement convaincus que tous ces gens aux motivations aussi différentes étaient réunis là parce qu'ils partageaient néanmoins une chose essentielle, générique, rassembleuse et honorable : leur croyance en un Dieu chrétien. C'est un miracle en soi.

N’en est-il pas de même en Maçonnerie ?

Ce qui nous unit n'est pas la croyance, sans doute, mais seulement la conviction que nous par\tageons des valeurs qui nous semblent essentielles. C'est aussi un miracle en soi. Or, lorsque nous clamons tous en chœur et d'une belle voix unanime, et quelquefois même, avec des trémolos : « liberté, égalité, fraternité », qui peut vraiment affirmer que nous parlons des mêmes choses ?

La liberté des uns n'est pas celle des autres. Certains pensent qu'elle se résume à faire ce que l'on veut ou obtenir tout ce que l'on désire. D'autres sont convaincus que la liberté consiste justement à se libérer du désir. D'aucuns approuvent Montesquieu lorsqu'il affirme que : « la liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent. » D'autres encore, affirment que la liberté des uns s'arrête où commence celle des autres. Sans compter ceux qui pensent que la seule liberté que nous pouvons espérer, est celle de jouir, avec le moins d'entraves possibles, de déterminismes dont nous ne pouvons nous libérer et qui tracent inexorablement notre destin en nous laissant une aussi faible marge de manœuvre. Tout le reste n'étant, comme disait Verlaine, que littérature. L'égalité des uns n'est pas celle des autres. Certains rêvent d'une société juste, sans classes, où personne n'assujettirait personne. Il y en a pour qui l'égalité consiste selon Jean Cocteau, à trancher tout ce qui dépasse : ils ne sont pas les moins nombreux. 

Quelques-uns pensent, comme cet élève d'Alexandre Vialatte, « qu'un jour, tout le monde sera « égaux » parce que les gens auront tous des domestiques ». D'autres, encore, assez proches du précédent sont pour l'égalité, à condition qu'il soit possible d'être plus égal que les autres. Sans parler de ceux qui pensent que l'égalité ne pourra être accordée au plus grand nombre, que lorsqu'ils auront été un peu civilisés, tout comme les Américains ont civilisé des Indiens, avec amour et respect de leur culture, tout comme nous-mêmes, avons couvert de notre sollicitude attentive, désintéressée et émancipatrice, les populations africaines et asiatiques, dont certaines se sont montrées, par la suite, bien ingrates malgré nos bienfaits. 

La fraternité des uns, non plus, n'est pas celle des autres. Certains sont ainsi convaincus qu'elle ne s'adresse qu'aux frères et sœurs et encore, pas de toutes obédiences, et pas tous les jours. D'autres sont persuadés que la fraternité ne peut être qu'universelle et que la réduire à la seule Franc-Maçonnerie relève d'une pensée bien médiocre. Enfin, dans certaines officines, on ne reçoit ni les juifs ni les musulmans, sans doute pour les protéger de la tentation de devenir chrétien. Ainsi comme les voyageurs de l'autocar, si nos buts sont communs et ont le mérite, essentiel, de nous réunir et même de nous unir, nos chemins sont inexorablement individuels. C'est peut-être bien à cela que nous pouvons réfléchir : sur la solitude du chemin initiatique. Le parallèle avec les voyageurs de l'autocar s'arrête là, car ces derniers croient en un Dieu unique, le même pour tout le monde. Ils peuvent même en représenter le fils, vous savez, le grand maigre un peu hippie, avec sa barbichette et sa couronne d'épines. 

Ils connaissent ses paroles et ne les mettent guère en doute, bien qu'il en existe plusieurs versions (Évangiles) surprenantes variantes dues probablement au fait que les apôtres étaient un peu durs d’oreille. J'imagine que, pendant leur chaîne d'union, lorsque Jésus leur soufflait ses préceptes, il devait, au retour de ses paroles, ressentir une grande surprise. Revenons au parallèle avec les voyageurs de l'autocar. Les Franc-maçons n'ânonnent aucune parole divine, même si la récitation du rituel y fait quelquefois un peu penser. Ils ne croient en aucune vérité révélée, ou s'ils y croient, ils la gardent pour eux et se gardent de tout prosélytisme. En général, la vérité, ils la cherchent. Bon, d'accord, parfois en tâtonnant dans le noir et en se cognant dans les meubles, mais ils la cherchent. Que cherchent-t-ils ? La vérité ou plus exactement « leur vérité ». C'est épuisant et peut-être même chimérique, les plus distanciés d'entre nous n'étant pas loin de penser que la vérité espérée n'est qu'un mensonge qu'on n'a pas encore découvert. 

Reste que « leur vérité » est unique, elle leur appartient en propre, elle ne peut se comparer à aucune autre. Et c'est bien ce qui fait l'extraordinaire richesse de ce creuset d'opinions diverses, et souvent contradictoires, où la parole circule sur les colonnes, quelquefois judicieuse et sage, quelquefois bancale ou irréfléchie, toujours dans un esprit d'ouverture, de recherche et de compréhension de soi-même et du monde. La Franc-Maçonnerie, tout au moins celle que nous estimons, est un des bastions (mais il y en a d'autres) de la lutte contre tous les intégrismes, qu'ils soient politiques ou religieux, contre tous les régimes autoritaires, contre toutes les idées reçues. Et c'est bien la raison pour laquelle cet outil magnifique qui nous a été confié par les anciens, où chacun, quelles que soient ses convictions intimes, peut s'exprimer librement, sans haine, sans crainte, sans censure ni autocensure, nous devons l'entretenir. Malgré la lassitude ou les déceptions qui nous étreignent parfois, il nous revient de la rendre plus vigoureuse, plus dynamique, plus vivante, pour que les esprits libres continuent de vivre, de se développer et de rayonner.

C'est pour cette raison encore que nous tous, y compris ceux d'entre nous qui sommes des Maîtres, c'est-à-dire reconnus comme tels par les autres Maîtres, nous devons travailler avec acharnement pour mériter le grade qui nous a été attribué et l'estime des autres Franc-maçons. Et cela n'est jamais gagné. La vigilance s'impose, la cohérence aussi et la rigueur également bien qu'il ne faille pas la confondre avec le rigorisme qui n'en est qu'une tragique et vaine déviation. Dans l'idéal (il s'agit bien d'un idéal) qu'est-ce qu'être Franc-maçon ? Nous savons tous que ce n'est pas seulement porter un beau cordon ou un joli tablier ou bien les deux, enfiler des gants blancs bien propres, respecter scrupuleusement la règle, et tenir des propos sages et mesurés en Loge, étant rigoureusement à l'ordre. Être Franc- maçon, c'est, indubitablement, l'être à tout instant, et précisément lorsque la porte du Temple s'est refermée sur nos talons et que nous replongeons dans le monde profane.

Être Franc-maçon c'est probablement se rappeler constamment que le grade qui nous a été attribué ne sanctionne que notre aptitude à en devenir digne, mais ne nous installe pas pour autant dans une réalité. Être Franc-maçon c'est aussi aider les autres à y parvenir, non pas en les coulant dans le moule de nos certitudes tenaces ou de je ne sais quel dogme maçonnique qui n'existe pas, mais en les accompagnant fraternellement sur le chemin qu'ils ont choisi. Toutefois, ne nions pas leur spécificité parce qu'une part de nous-mêmes en a peur ou craint qu'elle ne nous submerge ou nous dépasse, mais au contraire en aidant les autres à développer et à épanouir la meilleure part d'eux-mêmes. Cette part là, loin de nous diminuer ou de nous léser, ne peut que nous aider à notre tour, à nous développer, à nous épanouir et à devenir ce que nous sommes, sereinement et sans crainte des comparaisons peu gratifiantes pour notre ego. Ce que nous sommes vraiment, là, est notre vérité et il nous faut apprendre à la découvrir et à l'accepter avec humilité, c'est le gage le plus sûr de la progression à laquelle nous aspirons. Bien sûr, cela est difficile et demande beaucoup de travail. 

Nous sommes, avant tout, des êtres humains, c'est-à-dire imparfaits, et nous ne pouvons prétendre parvenir à la perfection. Rien ne sert de nous accabler si nous n'y parvenons pas ou mal. Cependant, nous devons y tendre, avec conviction, sérieux, patience et honnêteté. Faute de quoi nos attributs ne seraient que des affûtiaux dérisoires, et nos tenues ne relèveraient que du théâtre ou s'assimileraient à l'absorption d'une drogue illusoire, aux effets éphémères, destinée à nous rengorger dans nos bonnes consciences jusqu'à la prochaine tenue. Un optimisme pathologique nous empêche de penser que nous pourrions tomber dans ces travers lamentables. Mais le malin nous guette, et seul un travail de tous les instants peut nous permettre d'opter, sans faiblir, pour l'« être » plutôt que pour le « paraître », d'échapper au danger de croire qu'en dehors de la Franc- Maçonnerie il n'y a point de salut et surtout, que nos attributs maçonniques nous parent de toutes les vertus et de toutes les connaissances, car, comme l'observe la sagesse populaire dans son émouvante simplicité, «l'habit ne fait pas forcément le moine». Ceci est un bilan de craintes, d'interrogations et de tourments différents pour chaque être. Si celui-ci trouve un écho en certains d'entre nous et nous rappelle des considérations qui nous sont propres, faisons-nous signe, nous nous sentirons moins seuls sur le chemin initiatique.

J’ai dit

Publié dans le Bulim - Bulletin N° 27 - 30 Avril 2011  -  Abonnez-vous

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