GLDF | Journal de la Grande Loge de France | 10/2010 |
par Claude Geffré Quand il s’agit de
désigner cette réalité que nous
nommons « Dieu », les mots nous manquent
toujours.
Nous
ne pouvons en
parler qu’en fonction de la conscience que nous avons de
nous-mêmes.
Or, si Dieu existe, sa fonction par rapport à nous est étroitement dépendante de notre situation historique. A une époque archaïque et pré-moderne, Dieu exerçait un certain nombre de fonctions aussi bien dans le registre de la vie privée que dans celui de la société. Aujourd’hui, alors que l’homme a acquis son autonomie et que les sociétés sécularisées ne reposent plus sur un fondement transcendant, on parlera volontiers de la non nécessité de Dieu. Au regard de l’histoire de la question de Dieu, on peut distinguer la non nécessité cosmique de Dieu, sa non nécessité anthropologique et aussi sa non nécessité sociale. La non nécessité de Dieu « La non
nécessité cosmique ou
métaphysique.
Le monde, dans l’extrême complexité de
ses déterminismes et de ses
hasards, s’explique très bien sans remonter
à une cause première, fondement de
l’univers. La pensée moderne rejette aussi bien le
théisme philosophique qui
parle de Dieu comme fondement suprême de tous les
étants qu’un théisme
théologique qui pose un Dieu cause efficiente et finale qui
met en branle
toutes les causes secondes. Les théologiens eux-
mêmes préfèrent interpréter
la
notion de création en termes d’alliance
plutôt qu’en termes de causalité et de
production.
« la non nécessité anthropologique. On découvre de mieux en mieux que l’homme peut être pleinement humain sans Dieu. On a démystifié les fonctions utilitaires de Dieu pour affronter les difficultés de l’existence humaine, pour avoir le courage d’être – non seulement la fonction consolatrice de Dieu, mais son utilité dans l’ordre du sens et de l’explication. Au sein de l’immanence d’une histoire complètement sécularisée, alors même que l’on a renoncé à l’idée d’une fin ultime, cela a du sens d’aimer, de travailler, de créer dans l’ordre des idées, et de l’art, d’agir en vue d’une meilleure cohésion sociale. Croyants ou incroyants, nous partageons un même destin d’absence de Dieu. Nous avons à assumer notre condition d’être humain comme si Dieu n’existait pas (etsi Deus non daretur) pour reprendre l’expression du philosophe Grotius au XVIIe siècle. Plus près de nous, c’est le théologien Dietrich Bonhoeffer qui, du fond de sa prison de la Gestapo, disait qu’à l’époque moderne il s’agit de vivre devant Dieu l’absence de Dieu dans le monde. « la non nécessité sociale de Dieu. La question est de savoir si une certaine théologie n’a pas servi de caution pour légitimer un certain état de la société, comme si la représentation d’un certain Dieu tout puissant et providentiel légitimait les inégalités et les injustices de telle ou telle forme de société. Autrement dit, les représentations de Dieu ne sont pas sans lien avec les intérêts et les rapports de force qui sont en jeu dans tout groupe social. Alors, la théologie se dégrade en idéologie au service de ceux qui détiennent le pouvoir. Ce
constat sur la
non nécessité de Dieu telle qu’elle est
vécue par l’homme moderne nous suggère
que Dieu est au-delà des catégories de
l’utile et de l’inutile. En dehors des
choses utiles, nous dit Aristote, il y a les biens honnêtes
comme l’amitié, par
exemple. Et Augustin distinguait les moyens dont on use et les biens
dont on
jouit. Ainsi, Dieu n’est pas une
Réalité dont on use (le verbe uti) mais un
Bien dont on jouit (le verbe frui). Dieu peut alors exercer la fonction
d’un
anti-destin.
Dieu
est de l’ordre d’une donation gratuite
On
doit donc
dépasser les fausses images d’un Dieu bouche-trou,
un Dieu explication de
toutes les énigmes, un Dieu complément des
manques de l’homme, un Dieu ultime
recours dans les situations-limite. Comme disait le poète
Rilke: pour trouver
Dieu, il faut être heureux sinon nous risquons de ne
pas respecter assez le
mystère de son absence ardente...
Il est trop facile de définir l’homme comme question de Dieu et Dieu comme la réponse à toutes nos attentes. Il faudrait plutôt dire que Dieu est de l’ordre de l’appel et il correspond dans l’homme à une ouverture, une capacité fondamentale. Dieu est plutôt une origine sans pourquoi et sans commencement, un peu comme la rose qui est sans pourquoi dont parle Angelus Silesius. Il est comme une source d’eau vive qui viendrait de plus loin que nous. Le mot que je cherche et qui est sans doute le moins impropre pour désigner Celui que nous nommons le Créateur ou le Grand Architecte De L’Univers, c’est celui de naissance. Comment parler de la naissance de Dieu dans l’homme en sachant que la naissance de Dieu coïncide avec la naissance de l’homme à sa vérité la plus profonde ? Il faut préférer le mot gratuité à celui d’inutilité. Le mot gratuit est devenu un mot privilégié de nos langues modernes surtout quand il s’agit de création artistique. Le mot a d’abord un sens économique. Est
gratuit ce qui
est acquis sans contrepartie. C’est le contraire de ce qui a
du prix. Mais il
ne faut pas oublier l’origine religieuse et
même théologique du mot « gratuit
». Il vient du mot « grâce » au
sens d’un don gratuit de Dieu qui
précède toute
œuvre méritoire de l’homme.
Pour tous les réformés depuis Luther, tout est
«
grâce » de la part de Dieu et la libre
réponse de l’homme est encore un don de
Dieu.
Mais le mot « grâce » désigne aussi ce qui est irréductible à l’objectivable, au quantifiable. C’est le sens du mot grec charis. Il s’agit alors de ce qui est de l’ordre du charme et de la beauté. Surtout
dans ce
dernier sens, nous ne sommes plus dans le registre de
l’utile, mais dans le
domaine du luxe, de la dépense, de
l’excès. La rose est sans pourquoi... Nous
sommes dans l’ordre du gratuit et pourtant nous ne sommes pas
dans le domaine
de l’arbitraire ou du fortuit. Qu’il
s’agisse de la beauté de la nature et des
créations de l’homme, de l’amour ou de
l’amitié, nous sommes plutôt dans
l’ordre du plus que nécessaire.
Le
mystère de Celui
que nous appelons Dieu nous oblige à
dépasser l’opposition entre le contingent
et le nécessaire. Il n’est pas contradictoire de
dire que Dieu est à la fois
gratuit et plus que nécessaire. Il est gratuit parce que
l’homme peut être
authentiquement homme sans Dieu et il est plus que
nécessaire parce que, si
Dieu se révèle, l’homme fait une
nouvelle expérience de sa contingence
éphémère.
Il reconnaît Dieu comme Celui qui décide de
l’être contre le non-être, contre
le néant.
Il
s’agit
finalement de dépasser le besoin d’un Dieu qui est
encore le Dieu des utilités
de l’homme pour accéder au
désir d’un plus grand que soi qui demeure dans son
Altérité
impénétrable. L’homme
n’est jamais ni pur besoin, ni pur désir. Il
est les deux. Selon le mot d’Emmanuel Lévinas,
Dieu répond au besoin luxueux
de l’homme.
À propos de
Claude Geffré...
Né
en 1926, le Père
Claude Geffré est un théologien
internationalement reconnu. Ancien recteur des
Facultés dominicaines de Saulchoir et ancien professeur de
théologie à
l'Institut catholique de Paris, il fut également directeur
de l'École biblique
et archéologique de Jérusalem.
Spécialiste d’herméneutique, il propose
de
renouveler l’approche du Nouveau Testament. Depuis vingt-cinq
ans, il cherche
aussi, dans ses travaux, à interpréter le sens
du pluralisme
religieux.
Parmi
ses récentes
publications, citons :
• De Babel à Pentecôte: Essais de théologie inter-religieuse, Éditions du Cerf, 2006, 368 p., 39 € •
Avec ou sans Dieu
? Le philosophe et le théologien (en collaboration avec
Régis Debray), Bayard,
2006,159 p., 16 €
|
G098-4 | L'EDIFICE - contact@ledifice.net | \ |