GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 2T/1975 |
La Franc-Maçonnerie Écossaise Suite du PVI N° 16 La Franc-Maçonnerie sous l’Empire LibéralL'Empire
autoritaire avait voulu protéger et favoriser la
Maçonnerie française, mais en
l'asservissant, ce qui avait entraîné une
stagnation de l'Ordre. Sous l'Empire
libéral, celui-ci va connaître au
contraire un intense bouillonnement d'idées
et une vitalité accrue, cependant qu'une vive
tension va naître et se développer
dans ses rapports avec l'Eglise catholique. 1.
L'unité
italienne et le raidissement du Saint-Siège contre l'Ordre. C'est
l'époque en
effet où se propage rapidement dans les milieux
cultivés de France, l'influence
du positivisme scientiste, dont le héraut est Emile
Littré ; l'époque aussi où
les progrès de l'unité italienne entretiennent
dans la Rome des papes une véritable
psychose obsidionale, portant au paroxysme l'hostilité de
Pie IX envers un
Ordre dont la branche italienne, avec Garibaldi, joue un rôle
de premier plan
dans le Risorgimento. En 1864, le Syllabus dénonce les
« erreurs modernes »
avec une intransigeance nouvelle. Après la
convention conclue en septembre de
la même année, entre l'Empire français
et le jeune Royaume d'Italie, Rome ne
tardera pas à diriger ses foudres contre la
Maçonnerie française. Alors s'ouvre
dans l'histoire de celle-ci une période marquée
par une vive lutte d'idées.
Cette lutte se poursuivra au sein du Grand-Orient jusqu'au Couvent de
1877, qui
apportera à la Constitution de l'obédience une
modification lourde de conséquences.
Elle se prolongera dans les Loges relevant du Suprême Conseil
Ecossais jusqu'en
1894, date de leur émancipation par l'érection de
l'actuelle Grande Loge de
France. Déjà
certes, sous
l'Empire autoritaire, il y avait bien eu quelques escarmouches
entre l'Eglise
de France et certaines loges. A Caen, le 31 mai 1856, le
prêtre qui célébrait
les funérailles d'un Maçon, s'étant
aperçu que des assistants portaient des
branches d'acacia, avait exigé qu'ils se retirent, cet
emblème étant celui «
d'une société secrète et
antireligieuse ». L'année suivante
l'évêque de l'île Maurice
avait refusé la sépulture religieuse à
plusieurs frères, mais le Grand-Orient
avait pu faire célébrer à Notre-Dame
de Paris, une cérémonie de réparation.
En
1861, la circulaire de Persigny, si favorable à l'Ordre,
avait excité la colère
de quelques évêques, notamment de celui de
Nîmes, auquel un frère de Marseille
avait répondu en publiant une lettre qui s'achevait par
cette évangélique
invocation : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils
ne savent ce qu'ils font ! » Mais
tout cela
n'allait pas bien loin. Et dans le même temps le
Suprême Conseil de France
s'était, en 1860, donné pour Lieutenant
Grand Commandeur le frère Guiffrey
père, salué par le Journal des
Initiés comme « le type bien rare du vrai
catholique sincèrement libéral
». Trois ans plus tard, il avait admis dans son
sein Georges Guiffrey fils, marguillier de la paroisse
Saint-Eugène et
président d'une section de la Société
de Saint-Vincent-de-Paul, entré dans
l'Ordre avec la pleine approbation de l'archevêque de Paris,
Monseigneur Affre. C'est
le successeur
de cet infortuné prélat, mortellement
blessé sur les barricades de juin 48 en
tentant de séparer les combattants, c'est Monseigneur
Darboy, qui avant d'être
lui-même pris comme otage et fusillé sous la
Commune devait, en 1865, subir le
premier contre-coup de la colère de Pie IX contre les
Francs-Maçons. Le
Maréchal Magnan,
triomphalement réélu Grand-Maître du
Grand-Orient au Convent de 1864, était
mort à la veille de celui de 1865, le 29 mai. Ses
funérailles avaient été
célébrées à Saint- Louis
des Invalides
sous la présidence de Monseigneur Darboy, qui avait
donné l'absoute. La
nonciature n'aimait pas l'archevêque, qui était
homme de caractère et d'un
esprit fort libéral. Elle fit rapport au Vatican, en
prétendant qu'on avait
exposé les insignes maçonniques du
défunt sur le catafalque, entouré de
frères
pareillement décorés. Il est fort
probable qu'il n'en était rien, et les
lettres échangées par la suite entre le
curé de Saint-Louis et l'archevêque
(1) prouvent en tout cas que ni l'un ni l'autre n'avait rien vu de tel.
Par un
bref du 26 octobre 1865, Pie IX n'en reproche pas moins à ce
dernier d'avoir
causé « par sa présence et sa
coopération, l'étonnement et la douleur
profonde
qu'en ont ressentis avec raison tous les vrais catholiques... Les
sectes
d'impiété (ajoutait-il), diverses de
nom, liées pourtant entre elles par la
complicité néfaste des plus cruels
desseins, enflammées de la plus noire des
haines contre notre sainte religion et le Saint-Siège
apostolique, s'efforcent
tant par des écrits pestilentiels distribués au
loin et dans tous les sens que
par des manœuvres perverses et toutes sortes d'artifices
diaboliques, de
corrompre partout les mœurs et l'esprit, de
détruire toute idée
d'honnêteté, de
vérité et de justice, de répandre en
tous lieux des opinions monstrueuses, de
couver et de propager des vices abominables et des
scélératesses inouïes ;
d'ébranler l'Empire de toute autorité
légitime, de renverser, si cela était
possible, l'Eglise catholique et toute
société civile, et de chasser Dieu
lui-même du ciel... » ! La
passion avec
laquelle est écrit ce morceau de rhétorique
— commente à bon droit M. Pierre
Chevallier — étonne aujourd'hui le
lecteur qui se veut libre de tout préjugé.
Sans doute faut-il la mettre sur le compte de l'angoisse
provoquée à Rome par
la perte imminente du pouvoir temporel. Mais elle témoigne
aussi d'une
méconnaissance totale de l'esprit qui animait alors la
grande majorité des
Maçons français. La
même
incompréhension et la même violence
éclatent dans l'allocution consistoriale
Multiplices inter machinationes du 25 septembre 1865
où, dénonçant « la
synagogue de Satan », Pie IX met le pouvoir civil en garde
contre « ces loups
dont le Christ Notre Seigneur a prédit qu'ils viendraient,
couverts de peaux de
brebis, pour dévorer le troupeau » ! A quoi les
Francs-Maçons lyonnais
répondent, dès le 5 octobre, par une lettre
« Au Souverain Pontife de la
religion Catholique, Apostolique et Romaine », que critiquera
l'évêque de
Montpellier... La voici : «
Très Saint-Père, «
Les
Francs-Maçons, ennemis des manifestations bruyantes,
étaient calmes et presque
ignorés, quand une agression inouïe est venue les
atteindre. La violence
réussit mal dans notre pays. Votre allocution du 25
septembre nous vaudra
simplement l'estime et la bienveillance de ceux qui ne nous
connaissaient pas
encore. Et
malgré vos
anathèmes, pas un des nôtres ne
désertera l’œuvre de justice et de paix
à
laquelle il a librement associé sa vie. » Les
frères de Lyon
ont vu juste. L'outrance de l'attaque dispose favorablement
l'opinion publique
envers un Ordre que le pouvoir, de son côté, voit
toujours d'un aussi bon oeil.
Les évêques concordataires de France,
soucieux de rester en bons termes avec
l'autorité civile, paraissent eux-mêmes
plutôt gênés par une condamnation
à
laquelle une vingtaine d'entre eux, tout au plus, feront
écho, non sans
provoquer de nouvelles protestations des Loges. L'émotion de
celles-ci sera
portée à son comble par une brochure
retentissante intitulée Les Francs-Maçons,
que publie en 1867 un prélat de la maison de Sa
Sainteté, Monseigneur de Ségur.
Proche parent du défunt Grand Commandeur du
Suprême Conseil écossais, l'auteur
de ce triste pamphlet n'hésite cependant pas à
solliciter les textes, ni à se
faire l'écho des calomnies les plus invraisemblables. Il
donne ainsi le ton à
la basse propagande antimaçonnique qui
sévira en France jusqu'à la Libération
de 1944. 2.
L'évolution
des esprits et des statuts dans les obédiences. Ces
attaques
multipliées eurent pour premier effet d'élargir
rapidement l'audience,
jusque-là fort restreinte, de ceux qu'au sein de l'Ordre on
appelait maintenant
les novateurs. Ils
avaient pour
organe Le Monde maçonnique, dirigé par un membre
du Rite Ecossais, le frère
Favre. Un de leurs principaux chefs de file était un
vénérable du Grand-Orient,
le biterrois Massol, un ancien Saint-Simonien animé d'un
idéalisme
intransigeant. Massol défendait ardemment une conception
démocratique de l'Or-
dre fondée sur le respect de la personne humaine et sur
« une morale
indépendante qui n'ait rien à demander
à aucune théologie, à aucune
métaphysique ». Les
partisans d'une
Maçonnerie déiste et spiritualiste
s'exprimaient dans le Journal des Initiés,
du frère Riche-Gardon, membre du Grand-Orient, non moins
attaché que Massol à
défendre les « libertés
naturelles » des Loges, notamment leur liberté
d'expression, contre les tendances centralisatrices de
l'obédience. A — LE GRAND-ORIENTLe
Convent de 1864,
avant de procéder à l'élection de
Magnan, avait décidé que celui de 1865 aurait
à réviser la Constitution. L'article 1
er donna lieu, tout au long de l'année,
à une ardente bataille. Le Monde maçonnique,
soutenu par la Chaîne d'Union, que
publiait à Londres le frère Hubert, avait
proposé d'emblée une rédaction
totalement
agnostique : « La Maçonnerie a pour objet
l'inviolabilité de la personne
humaine, fondement de la morale universelle
résumée dans la formule : Liberté,
Egalité, Fraternité ». Le projet
présenté au Convent par le Conseil de l'Ordre
maintenait, à la demande expresse de Magnan, qu'
« elle a pour principes :
l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme et la
solidarité humaine ». Le
texte finalement adopté par le Convent, en
l'absence de Grand-Maître, fut le
suivant : «
La
Franc-Maçonnerie, institution essentiellement
philanthropique, philosophique
et progressive, a pour objet la recherche de la
vérité, l'étude de la morale
universelle, des sciences et des arts, et l'exercice de la bienfaisance. Elle
a pour
principe : l'existence de Dieu, l'immortalité de
l'âme et la solidarité
humaine. Elle
regarde la
liberté de conscience comme un droit propre à
chaque homme et n'exclut personne
pour ses croyances. Elle
a pour
devise : Liberté, Egalité, Fraternité. » Comme
l'ont
souligné à l'envi Jean Baylot et M. Pierre
Chevallier, il y avait dans ce
texte de compromis une certaine am biguïté, voire
une contradiction entre le
deuxième et le troisième alinéas.
Certes, il était conforme à la plus pure
tradition andersonienne, sinon à la doctrine
romaine du temps, de « regarder
la liberté de conscience comme un droit propre à
chaque homme ». Mais le
Grand-Orient pouvait-il à la fois affirmer comme il le
faisait depuis 1849,
que la Franc-Maçonnerie « a pour principes
l'existence de Dieu et l'immortalité
de l'âme », et décider de «
n'exclure personne pour ses croyances »,
fussent-elles incompatibles avec les principes ainsi
proclamés ? En fait, les
novateurs furent loin de considérer comme un
succès l'adoption du nouveau
texte, qui ne souleva guère de remous dans la
Franc-Maçonnerie universelle. Aussi
bien, le vote
une fois acquis, le Convent élirait-il à la
Grande-Maîtrise un vieux Maçon, le
Général Mellinet, dont le premier soin
fut de rappeler par circulaire aux
ateliers, qu'aux termes de l'article 24 des Statuts, leurs
planches devraient
toujours être intitulées de cette formule :
« A la gloire du Grand Architecte
de l'Univers. » Au nom et sous les auspices du Grand-Orient
de France. Le
frère Massol,
également candidat, n'avait obtenu que trente voix sur deux
cents votants
environ. Les novateurs étaient toujours
minoritaires. Cependant, la
suppression des Hauts-Grades, qu'ils avaient aussi demandée,
ne fut repoussée
que par trois voix de majorité. La
minorité
novatrice ne se découragea donc pas, et comme on l'a dit,
ses efforts pour
laïciser le Grand-Orient allaient être puissamment
secondés par les attaques
déclenchées par Rome contre l'Ordre au lendemain
même du Convent de 1865. A
celui de 1867, les « tolérants absolus
», comme on les appelait maintenant,
proposèrent la suppression de l'article des Statuts qui
prescrivait
l'invocation traditionnelle au Grand Architecte de l'Univers ;
mais « Initiés
» et « Modérés »
s'unirent pour repousser cette proposition par cent quatre-vingts
voix contre soixante-sept, et les candidats des « novateurs
» ne furent pas
élus au Conseil de l'Ordre, ce qui amena Massol, qui en
était membre, à donner
sa démission. La
guerre d'usure
continua aux Convents de 1868 et de 1869. Celui-ci fut
dominé par la question
de l' « Anti-Concile » qu'il était
envisagé de réunir à Naples le 8
décembre,
jour où devait s'ouvrir le Concile du Vatican. La
proposition d'y participer ne
fut rejetée que par cent quatre-vingts voix contre cent
vingt-quatre. L'année
suivante, le libéral Grand-Maître Mellinet,
donnait sa démission et était
remplacé, à la veille de la guerre
franco-allemande, par un homme politique
assez marqué à gauche, l'avocat charentais
Babaud-Laribière, qui avait annoncé
son intention... de faire supprimer la
Grande-Maîtrise. B — LE RITE ECOSSAISCependant,
qu'à
l'inverse du Grand-Orient, le Rite de Misraïm
décidait en 1868 que « la
croyance en Dieu et en l'immortalité de
l'âme étant la base fondamentale de
notre institution, tout profane qui ne professe point cette croyance ne
peut en
faire partie », une effervescence comparable à
celle qui régnait rue Cadet,
gagnait les Loges placées sous l'obédience du
Suprême Conseil de France. Aussi
bien, sous la Grande-Maîtrise de Mellinet, les
rapports s'étaient-ils
grandement améliorés entre les deux puissances,
et pour la première fois depuis
la rupture de 1815, le Grand Commandeur écossais avait
été invité à assister
à
la fête solsticale du Grand-Orient, le 15 juin 1867 ; la
politesse avait été
rendue, et une députation du Conseil de l'Ordre avait
été chaleureusement
accueillie, le jour de la Saint-Jean d'hiver, à la
fête solsticiale du Suprême
Conseil. On
a rappelé
naguère ici-même (2) comment après la
création par le Grand-Orient de France,
en 1815, d'un Suprême Conseil des Rites, la proclamation par
le Suprême Conseil
de France de l'indépendance du Rite Ecossais, et
son entrée en sommeil pour
six ans, les Loges symboliques de ce Rite qui refusaient de
s'incliner devant
le coup de force du Grand-Orient, ne pouvant sous la Terreur blanche
ériger,
comme en 1804, une Grande Loge symbolique
écossaise, avaient été
amenées à se
placer sous l'obédience du Suprême
Conseil d'Amérique repris en main par le
comte de Grasse. Le Conseil ayant été
absorbé par le Suprême Conseil de France
réveillé en 1821, depuis ce temps les Loges
bleues du Rite Ancien et Accepté
étaient donc directement soumises à
l'autorité du Suprême Conseil du 33e
degré
de ce Rite. Cette
situation
singulière avait été fort bien
acceptée pendant un demi-siècle, le
prestige et
le libéralisme des dirigeants aidant. C'est un membre du
Grand-Orient,
Riche-Gardon, qui le constatait encore en 1863: « Le
Suprême Conseil est un
pouvoir aristocratique, mais il laisse ses Loges jouir de leurs
libertés naturelles.
» Il n'en avait pas moins toujours veillé
à ce qu'en soient bannies toutes
discussions politiques et religieuses. Or, sous l'Empire
libéral, nombre de
frères commençaient à trouver
gênante cette règle fondamentale de l'Ordre, et
pesante la tutelle même du Suprême Conseil. De
plus, le Rite
était alors régi par les Règlements
généraux promulgués le 1 er juin 1846,
dont
l'article ter était ainsi conçu : «
L'Ordre
maçonnique se partage en différents Rites
reconnus et approuvés, qui, bien que
divers, sont tous sortis de la même source et
tendent au même but. Adoration
du
G... A.. de l'Un.., Philosophie, Morale, Bienveillance envers
les hommes,
voilà tout ce qu'un vrai Maçon doit
étudier sans cesse et s'efforcer
constamment de pratiquer. » Ici
comme au Grand-Orient,
la référence au Grand Architecte de l'Univers
allait bientôt être contestée par
les « novateurs », ainsi que la
hiérarchie des Hauts-Grades. Si,
à défaut
d'avoir pu consulter pour cette période les livres
d'architecture du Suprême
Conseil et de la Grande Loge centrale, on se
réfère au Mémorandum
imprimé qui
donne le résumé de leurs travaux, il
apparaît que les hostilités
commencèrent
dans le premier semestre de 1868. Le
12 juin, le
Suprême Conseil, toujours présidé par
Viennet, prononce la radiation de quatre
Loges parisiennes qui avaient enfreint la règle
fondamentale ci-dessus
rappelée : l'Alliance, la Ruche écossaise, le
Héros de l'Humanité et l'Alliance
fraternelle. Le 27, la Grande Loge centrale est envahie par des
« visiteurs »
protestataires, et le Lieutenant Commandeur Allegri doit
suspendre la réunion.
Là-dessus Viennet meurt le 10 juillet, Allegri lui
succède aussitôt, et choisit
pour Lieutenant « celui qui par son caractère, sa
haute position, sa science,
son dévouement maçonnique a si bien
conquis toutes les sympathies » : il
s'agit d'Adolphe Crémieux, ancien membre du gouvernement
provisoire en 1848, et
qui bientôt, ministre de la Justice dans le gouvernement de
la Défense
Nationale, attachera son nom au décret de 1870 qui
conférera la nationalité
française aux Juifs d'Algérie. En
août, cependant
qu'on prépare la révision des
Règlements généraux de 1846,
Crémieux demande «
l'effacement complet des faits graves qui ont jeté le
trouble au sein du Rite
Ecossais, l'oubli des injures prodiguées au
Suprême Conseil, et la rentrée des
Loges et des Maçons exclus ». Sa proposition est
adoptée, et le Grand
Commandeur Allegri adresse à tous les ateliers une
circulaire d' « oubli
général ». Mais
bientôt se
produisent de la part de divers Maçons de nouvelles attaques
« incessantes et
déplorables » contre le Suprême
Conseil. Le 5 mars 1869, Allegri rappelle à
tous les ateliers que la Maçonnerie « a surtout
pour règle dans l'Ecossisme la
glorification du Grand Architecte de l'Univers »,
puis démissionne de sa
charge, ainsi que Crémieux et le Grand Orateur Genevay. Le 8
mars, le Suprême
Conseil accepte toutes les démissions, décide que
dorénavant — comme jusqu'à la
nomination du duc Decazes — tous les Offices seront pourvus
par la voix de
l'élection, et élit aussitôt
Crémieux Grand Commandeur à
l'unanimité. Il lui
adjoint comme Lieutenant, le baron Taylor, le philanthrope bien connu,
et
réélit Genevay Grand Orateur. Crémieux
publie une Déclaration où il constate
que bien des dissidents espèrent de lui « un sage
développement dans les
règlements de l'Ordre », mais rappelle que
« l'obéissance au devoir n'est
jamais un esclavage quand on a signé un contrat
». Il conclut par un appel à
l'union, suivi de ces mots : « Fraternité,
Liberté, Egalité, Charité
». Le
nouveau Grand
Commandeur n'était pas au bout de ses peines. Mais l'estime
dont il jouissait,
son zèle inlassable pour l'Ordre, son caractère
ferme et souple à la fois
allaient lui permettre et de rétablir, non sans
mal, l'union dans sa
juridiction, et d'assurer à celle-ci une place de premier
plan dans l'Ecossisme
universel. En
juin 1869, ayant
pris connaissance des travaux des commissions
chargées de préparer la révision
des Règlements généraux de
1846, Crémieux soumettait au Suprême Conseil un
projet de rédaction qui fut mis au point le 7 juillet. Le 2e
alinéa de l'article
ler, dont on a lu le texte plus haut, était
remplacé par ces lignes : «
Il — l'Ordre
maçonnique — se fonde sur le principe de la
liberté religieuse, sur les règles
de la plus pure morale, sur les doctrines les plus
élevées de la philosophie.
Il proclame le sentiment de la dignité humaine,
c'est-à-dire de l'égalité
entre tous les hommes, qui se doivent appui mutuel. Il a pour devise :
Liberté,
Egalité, Fraternité. » Ce
texte n'affirmait
rien qui fût contraire à la tradition
maçonnique, mais pas plus que dans les
Constitutions d'Anderson, le Grand Architecte de l'Univers n'y
était nommé.
Communiqué le 15 juillet à la grande Loge
Centrale, il y fut l'objet d'une discussion
fort orageuse. Le Grand Commandeur « affecté par
cette opposition aussi vive
qu'inattendue... renvoya le projet à l'examen
ultérieur d'une Commission à
prendre dans les trois Sections » (3). En
décembre de
nouvelles péripéties conduisirent le Grand
Commandeur et le Grand Orateur
Genevay à donner à nouveau leur
démission. Mais le 29 décembre la Grande Loge
Centrale chargeait les Présidents des trois Sections
d'inviter Crémieux à
reprendre la sienne, ce qu'il fit. Le 29 janvier 1870,
réunie sous sa
présidence, la Grande Loge Centrale confiait le travail de
révision à une
commission de 9 membres, qui se donna pour président le
futur président de la
Chambre des députés, le frère Henri
Brisson. La Commission tint dix réunions
de mars à juin 1870. Elle discuta essentiellement
du maintien — ou de la
suppression — de la glorification du Grand Architecte de
l'Univers, des Hauts
Grades, et de la Commission administrative du Suprême
Conseil. La majorité se
prononça pour le maintien des dispositions
statuaires concernant ces trois
points, avec les modifications proposées par le
Grand Conmmandeur. Ces
décisions de conséquence, prises contre l'avis du
président Brisson, amenèrent
celui-ci à se décharger du rapport, qui fut
confié à un membre de la majorité,
le frère Bagary (4). Là-dessus,
le 15
juillet, éclata la guerre franco-allemande, et les choses
restèrent en l'état. Les Francs-Maçons, la guerre Franco Allemande et la CommuneCependant
que les
hostilités, puis l'envahissement d'une grande
partie du territoire allait mettre
en veilleuse l'activité maçonnique, les
événements politiques consécutifs au
désastre de Sedan mirent bientôt en vedette de
nombreux frères des deux
principaux Rites. Sous
l'Empire
finissant, en effet, il y avait dans la majeure partie des loges des
frères
engagés dans l'action politique, membres pour la
plupart de l'opposition
libérale ou républicaine. Certains,
comme Désiré Bancel, Jules Simon,
Gambetta, étaient entrés au Corps
législatif aux élections de 1869. Les noms
de plusieurs d'entre eux, ceux de Garnier-Pagès et
du Grand Commandeur
Adolphe Crémieux, avaient figuré au bas du
Manifeste de la gauche lors du
plébiscite du 8 mai 1870. On n'est donc pas surpris
de les retrouver, le 3
septembre, parmi les signataires de la proposition de Jules Favre
réclamant la
déchéance de Napoléon III et de sa
dynastie. Ces Libéraux n'en sont pas moins
des hommes d'ordre, et le lendemain 4 septembre, quand le
Palais-Bourbon sera
envahi par la foule parisienne aux cris de « Vive la
République », on entendra
Crémieux et Gambetta demander en vain qu'on
respecte la Liberté du Corps
législatif. Aux Tuileries, le général
Mellinet, qui commande la garde, protège
la fuite de l'Impératrice. A l'Hôtel de Ville le
futur frère Jules Favre salue
par un discours l'avènement de la République. Les
membres du Gouvernement provisoire
sont presque tous Maçons — tel
Crémieux, Arago, Eugène Pelletan,
Garnier-Pagès,
Ernest Picard, Rochefort et Jules Simon — ou futurs
Maçons comme Jules Ferry ;
mais ils en remettent la présidence à un
catholique breton, le général Trochu,
gouverneur militaire de Paris. La plupart seront
écartés du pouvoir après
l'armistice,
l'élection de l'Assemblée des « ruraux
» et la constitution du gouvernement de
M. Thiers, qui gardera cependant, outre Jules Favre, Ernest Picard et
Jules
Simon. Le
18 mars, c'est
l'insurrection de Paris. La capitale n'avait pas accepté la
capitulation du 28
janvier, et l'appel au peuple lancé ce jour-là
par les délégués des
arrondissements portait les signatures des frères
Lucipia, futur Président du
Conseil de l'Ordre du Grand-Orient, Benoît Maton et Jules
Vallès, membre du
Rite Ecossais. Le 8 février, Paris avait
voté à gauche, envoyant à
l'Assemblée,
avec Jules Favre, les frères Gambetta, Félix Pyat
et... Garibaldi, ancien
Grand Commandeur Grand-Maître du Suprême Conseil
Grand-Orient d'Italie séant à
Palerme. * * * Maintenant
c'est la
Commune, et l'on va voir, comme toujours en ces périodes
troublées, les frères
opter politiquement suivant leur conscience et leurs convictions
personnelles,
en l'absence de toutes consignes des autorités
maçonniques. Mais l'on verra
aussi — fait exceptionnel dans notre histoire — de
nombreux Maçons parisiens
s'assembler spontanément, lancer des appels à la
population, multiplier
démarches et manifestations pour tenter
d'arrêter l'effusion du sang entre
Français. Le
clivage
politique entre les frères se dessina quand le ter mars,
à Bordeaux,
l'Assemblée se prononça pour l'acceptation des
conditions très dures du traité
de paix. Parmi les 107 opposants républicains
figuraient les Maçons Emmanuel
Arago, Louis Blanc, Benoît Malon, Félix Pyat,
Gambetta, Rochefort, Arthur
Ranc... Les cinq derniers nommés quittèrent
l'Assemblée, Félix Pyat expliquant
ainsi sa décision à la tribune : «
L'Assemblée est dissoute de droit par son
vote ; je n'y rentrerai plus tant que votre parricide ne sera
pas annulé. » Le
26 mars sont
élus les 90 membres de la Commune. Une quinzaine d'entre eux
sont Maçons, parmi
lesquels on retrouve Félix Pyat et Benoît Malon,
et aussi les frères Tirard,
Jourde, Beslay, Léo Meillet, Eudes, Jules Vallès,
Ranvier, Gustave Mourens.
Quand la Commune prend séance le frère Charles
Beslay, doyen d'âge, définit
ainsi son programme : C'est
par la
liberté complète de la Commune que la
République va s'installer chez nous.
Paix et Travail ! Voilà notre avenir, voilà la
certitude de notre revanche et
de notre régénération
sociale. A la Commune tout ce qui est local, aux
départements, tout ce qui est régional, au
gouvernement tout ce qui est
national... » Un
nouveau clivage
se produit entre révolutionnaires et
modérés quand Jules Vallès
demande que
les députés membres de la Commune choisissent
entre elle et l'Assemblée. Le
frère Tirard choisit alors Versailles, les autres restent
à Paris... Et
rien n'illustre
mieux la parfaite neutralité politique de la
Maçonnerie écossaise que la
diversité des options de nos membres, en tant que
citoyens, au cours de cette
crise. Le
Grand Commandeur
Adolphe Crémieux, alors âgé de 76 ans,
est dans sa propriété de Nîmes. Au nom
du Suprême Conseil le Grand Orateur Malapert, avocat
à Paris, a précisé par
lettre aux frères et à la presse que les chefs du
Rite ne donnaient aucune
consigne à ses membres. Et tandis que Jules Simon reste au
gouvernement, et
Henri Brisson à Versailles, les frères Elie May,
Goupil, Eudes, Jules Vallès,
Raspail, se voient confier par la Commune des fonctions
importantes. Les trois
derniers nommés sont membres de la Loge écossaise
parisienne de la Justice,
comme Arthur Ranc, qui adopte une position intermédiaire
entre le parti de
l'Ordre et la Révolution, comme le futur
président du Conseil Charles Floquet,
qui revient de Versailles à Paris et s'active à
la tête des conciliateurs... Aussi
bien les
frères les plus engagés dans l'action ne
perdent-ils pas de vue les principes
d'humanité et de solidarité de leur Ordre. Au
lendemain de l'insurrection du 18
mars Léo Meillet, membre de la Commune, sauve la vie au
général Chanzy, prisonnier
du Comité central. Il cache chez lui le
député maçon de l'Aisne Edmond
Turquet,
qui lui rendra la pareille après l'entrée
à Paris des Versaillais. A ce moment
Jourde et Vallès protesteront — en vain
— contre l'exécution des otages de la
Commune. * * * L'intervention
des
Francs-Maçons parisiens entre la Commune et Versailles a
été racontée maintes
fois, avec plus ou moins d'exactitude. M. Pierre Chevallier a
récemment fait à
ce sujet une excellente mise au point (5) que nous allons suivre de
très près. Il
a établi que
l'initiative en fut prise par un atelier du Grand- Orient de France, la
Loge
française Les Disciples du Progrès,
qui dès le 7 avril 1871, sous la
présidence de son Vénérable Sauge,
décidait « de tenter une démarche de
conciliation auprès de la Commune, pour arrêter
l'effusion du sang qui coule »,
et convoquait tous les Vénérables du
Rite à se réunir le lendemain au
Grand-Orient pour en délibérer. De
cette réunion de
Vénérables du 8 avril sortit le texte d'un Manifeste
de la Franc-Maçonnerie dont
les signataires, s'adressant à la fois au gouvernement et
aux membres de
l'Assemblée d'une part, aux membres de la Commune d'autre
part, leur disait : «
Nous ne venons
pas vous dicter un programme, nous nous en rapportons à
votre sagesse ; nous
vous disons simplement : Arrêtez l'effusion de ce sang
précieux qui coule des
deux côtés, et posez les bases d'une paix
définitive qui soit l'aurore d'un avenir
nouveau. » Ce
manifeste d'une
inspiration généreuse et purement
humanitaire était signé, à
titre personnel,
par les frères Montanier et Bécourt, membres du
Conseil de l'Ordre, et treize
Vénérables du Grand-Orient. Il fut unanimement
approuvé le lendemain au cours
d'une assemblée où étaient
représentées la plupart des Loges parisiennes de
cette obédience. On décida de faire remettre par
délégués le Manifeste au
gouvernement de Versailles et à la Commune de
Paris, de l'afficher à quatre
mille exemplaires, et de demander aux Loges des
départements d'y adhérer. Les
jours suivants
les réunions de Maçons se
succédèrent rue Cadet. De nombreuses Loges du
Rite
Ecossais y sont maintenant représentées
et adhèrent au Manifeste, ainsi que la
plupart des membres du Conseil de l'Ordre du Grand-Orient, son
président
Saint-Jean en tête. Le
19 avril,
lecture est donnée du rapport rédigé
par Montanier au retour de la délégation
qu'il a conduite à Versailles, et qui a
été reçue le 11 par le
frère ministre
Jules Simon. L'entretien a porté notamment sur les
franchises communales, la
loi municipale récemment votée par
l'Assemblée de Versailles ayant dressé
contre elle non seulement la Commune, mais la grande
majorité des parisiens.
La délégation n'a rien obtenu. Un
frère propose alors « qu'un programme
politique, tracé par la Franc-Maçonnerie, soit
nommé à l'appréciation des
belligérants ». Montanier demande
aussitôt si l'Ordre doit, oui ou non, faire
de la politique, en faisant « pressentir la division
des Francs-Maçons si l'on
sort de la règle fondamentale ».
Finalement, sans trancher la question,
l'assemblée unanime décide qu'une
nouvelle délégation sera envoyée
à
Versailles. Les
membres en sont
choisis le samedi 22 au matin. L'assemblée accepte
que l'accompagnent deux
délégués de la Chambre syndicale du
commerce. Le frère May, membre de la
Commune et futur membre du Suprême Conseil
écossais, propose « de nous rendre
en corps, décorés, au-devant de la
délégation, à son retour de Versailles
pour
apprendre la réponse du gouvernement » mais le
président Saugé écarte cette
première suggestion d'une manifestation publique,
qui sera reprise avec succès
quelques jours plus tard. M.
Thiers reçut la
délégation immédiatement «
avec une politesse froide à laquelle notre
impartialité nous commande de rendre hommage
», écriront les frères dans leur
compte-rendu. Sur la demande d'un armistice pour permettre
l'évacuation des
populations de Neuilly, des Ternes et de Sablonville, Thiers
fut inflexible,
mais consentit à une suspension d'armes dont le
général Ladmirault règlerait la
durée. Sur l'épineux problème des
franchises municipales, il se refusa
catégoriquement tout amendement à la loi
votée par l'Assemblée. Il reprocha
ensuite aux « cent cinquante mille neutres
», c'est-à-dire aux Maçons «
de
n'avoir pas aidé le gouvernement à comprimer par
la force ce qu'il appelle
l'insurrection parisienne ». Comment aurions-nous pu,
répondirent les frères,
prendre les armes contre des citoyens ? Mais « donnez- nous
seulement une bonne
parole, laissez-nous l'assurance qu'il nous sera permis de nous
concilier sur
le terrain des franchises municipales, et nous nous efforcerons
d'être les
instruments de la pacification ». N'ayant pu obtenir cette
bonne parole, les
délégués
demandèrent à Thiers s'il était donc
résolu à sacrifier Paris. La
réponse fut : « Il y aura quelques maisons de
trouées, quelques personnes de
tuées, mais force restera à la loi. »
Il promit seulement que tous les
combattants qui poseraient les armes auraient la vie sauve. Cette
prise de
position rigide allait influencer de façon
décisive sur le comportement des
frères qui s'étaient engagés dans
l'ceuvre de la conciliation. Une
assemblée avait
été convoquée pour le 24 au
siège du Suprême Conseil, 35, rue
Jean-Jacques-Rousseau, mais la salle dite de la Redoute apparut
bientôt trop
exiguë. A l'instigation de May, les frères se
transportèrent au théâtre du
Châtelet « en ordre, décorés
et bannières en tête ». Le
frère Hamel présenta le
rapport de la délégation. La réponse
du chef de l'exécutif annonçant le
bombardement de Paris provoqua « un cri unanime de
réprobation et
d'indignation ». Le frère Ranvier, membre de la
Commune, déclara : « Ce ne sont
plus des supplications qu'il faut employer, mais faire un appel aux
armes et
marcher résolument sur Versailles pour en finir.
» Mais la plupart des frères
entendaient rester sur le terrain des moyens maçonniques,
demander en tout cas
l'avis des Loges de province. Un membre de la
délégation, le frère Baumann,
proposa « l'intervention de la Franc-Maçonnerie
qui se poserait entre les
belligérants, tous les frères
décorés et bannières
déployées ». Finalement,
l'on vota une résolution protestant contre le refus
du gouvernement de
Versailles d'accepter les franchises municipales de Paris, et
déclarant que, «
pour obtenir les franchises, [les Francs-Maçons]
emploieront, à partir de ce
jour, tous les moyens qui sont en leur pouvoir ». Le
texte improvisé
paraissait assigner pour objectif à l'action entreprise non
plus la cessation
d'une lutte fratricide, mais la réforme de la
récente loi municipale. C'était
évidemment parce qu'à l'audition du rapport de
Hamel il était apparu que le
texte de cette loi était l'obstacle majeur à la
conciliation. La résolution ne
s'en écartait pas moins de la règle
maçonnique, ce qui amena très vite
Montanier, Hamel, Baumann et d'autres à se retirer du
mouvement. Le
26 avril une
nouvelle assemblée générale se tint au
Châtelet. Elle était toujours
présidée
par Saugé, mais l'office d'orateur était
tenu par Charles Floquet, et les
travaux furent ouverts au Rite Ecossais. La séance fut
dominée par l'éloquente
intervention d'un autre membre de ce Rite, le frère
Thirifocq, ancien Vénérable
de la Jérusalem écossaise, qui au sein des
commissions chargées de préparer la
réunion des Règlements de son
obédience avait ardemment défendu la cause du
Grand Architecte de l'Univers. « Peignant le rôle
de Paris dans la civilisation
universelle, il soutient que l'existence de la
Liberté dans le monde dépendra
du succès que l'idée libérale
obtiendra dans la lutte actuelle. Paris
(s'écrie-t-il) est à l'égard du monde
ce que le monde maçonnique est à
l'égard
du monde profane. L'un et l'autre projettent la
lumière ; supprimez-les, et
les ténèbres se feront... Nous avons le moyen
d'empêcher un crime pareil :
c'est de défendre la Commune par tous les moyens
possibles. » Et de conclure :
« Il faut dire à Versailles qui si dans les
quanrante-huit heures on n'a pas
pris une résolution tendant à la pacification, on
plantera les drapeaux
maçonniques sur les remparts, et que si un seul est
troué par un boulet ou par
une balle, nous courrons tous aux armes pour venger cette profanation.
» Appelé
comme
Orateur à se prononcer sur cette proposition, Floquet
rappelle que, député de
Paris, il a donné sa démission lors du premier
bombardement, ne voulant pas
continuer à faire partie d'une assemblée
« qui fait brûler la ville qu'il
représente ». Mais si, à ses yeux, les
aspirations de Paris sont légitimes, il
se prononce contre le recours aux armes, et il persiste à
suivre la voie de la
conciliation. Prendre les armes est un acte politique, et il est
inutile de
faire le jeu des Prussiens. Entre
les attitudes
préconisées, en leur âme et conscience,
par les deux Ecossais, l'assemblée est
déchirée. Le président
Saugé demande qu'elle se prononce à propos des
bannières
à planter sur les remparts, et Floquet propose une
résolution ainsi conçue : «
L'assemblée des Francs-Maçons réunie
au Châtelet, émet le vœu que les Loges
veuillent bien porter leurs bannières sur les remparts comme
signe de
protestation... » Mais le tumulte devient
général, et Saugé doit clore les
travaux. Après
la clôture,
cependant, un frère propose une réunion
générale pour le dimanche suivant, dans
la cour du Louvre. Il est acclamé, et une
délégation se rend aussitôt
à l'Hôtel
de Ville, bannière en tête, pour faire part de ce
projet de manifestation
publique. Les membres de la Commune descendent dans la cour pour la
recevoir.
Jules Vallès remercie les députés,
remet son écharpe rouge à Thirifocq ; on
l'attache à la bannière, et une
délégation de la Commune reconduit les
frères
rue Cadet. Le
28 se tient une
dernière réunion des
Vénérables du Grand- Orient. Sur la proposition
de
Montanier, elle décide à la faible
majorité de huit voix contre six de faire
placarder dans la nuit, dans la cour du Louvre, des affiches pour
contremander
la manifestation publique et la sortie des
bannières. Le lendemain 29, au matin,
le Conseil de l'Ordre désavoue à son tour la
manifestation et les assemblées du
Châtelet, par une note remise à la presse. Mais
les dés sont
jetés. La veille, la Commune a fait porter rue Cadet une
décision ainsi conçue
: « TT\ CC\ FF\, La
Commune de
Paris a l'honneur de vous faire part que demain samedi, la Commune en
Corps ira
vous prendre au Louvre pour la réception officielle
à l'Hôtel de Ville. Toutes
les
dispositions sont prises pour que la réception soit
à hauteur de votre mission. » Aussi
bien
soixante-seize Loges des départements ont-elles, entre
temps, donné leur
adhésion au Manifeste. Le
29 avril donc,
dès huit heures du matin, s'assemblent dans la cour du
Louvre d'importantes
délégations de la plupart des Loges de Paris et
de la banlieue, avec leurs
bannières. A dix heures et demie, arrivent cinq membres de
la Commune désignés
par le sort, parmi lesquels Félix Pyat, Jean-Baptiste
Clément, l'auteur du
Temps des Cerises, et celui de l'internationale, Eugène
Pottier. Musique en
tête, le cortège se rend à
l'Hôtel de Ville. Du haut de l'escalier d'honneur
Félix Pyat harangue ses frères, disant : «
Aux hommes de
Versailles, vous allez tendre une main désarmée,
mais pour un moment — et nous,
les mandataires du peuple et les défenseurs de ses droits,
nous les élus du
vote, nous voulons nous joindre à vous tous, les
élus de l'épreuve, dans cet
acte fraternel. » Léo
Meillet leur
remet « un beau drapeau rouge frangé d'or
», le drapeau de la Commune, pour
qu'ils le placent « au-devant de leurs bannières
et devant les balles homicides
de Versailles ». C'est le Vénérable
Thirifocq « vieillard à la barbe blanche
», qui le prend en main « gage d'union indissoluble
entre la Franc- Maçonnerie,
non seulement de Paris, mais du monde entier et la Commune ». Le
cortège se met
en marche aux accents de la Marseillaise. Il est fort de «
cinq ou six mille
hommes graves et recueillis », appartenant pour la plupart
à l'élite de la
population ouvrière. Il se rend d'abord en
pélerinage à la Bastille, puis se
dirige en bon ordre vers le pont de Neuilly par les boulevards et le
Faubourg
Saint-Honoré. La foule étonnée
l'acclame aux cris de « Vive la Commune », mais
surtout de « Vive la République ». A
l'arrivée des délégués
en vue des lignes versaillaises, le tir s'arrêta. Au pont de
Neuilly, Thirifocq
et deux autres frères furent conduits auprès du
commandant du secteur, le
général Montaudon, qui était
lui-même Franc-Maçon. Celui-ci leur
déclara qu'il
avait pris sur lui d'ordonner un cessez-le-feu, mais qu'il ne IT.
pouvait
accorder une bien longue trève sans l'accord du
gouvernement. Les frères
Thirifocq et Fabreguette se rendirent alors à Versailles
auprès de M. Thiers,
tandis que les porte-bannières passaient la nuit
auprès de leurs étendards,
plantés de cent mètres en cent
mètres aux portes de Paris. Le
dimanche 30
avril, à six heures du matin, Thirifocq et Fabreguette
revenaient de
Versailles, n'ayant rien obtenu. Le feu reprit entre les deux camps en
fin de
journée, et plusieurs des bannières
restées sur les remparts furent trouées par
les balles. Le
ter mai, dans le
Cri du peuple, Jules Vallès publiait sous le titre Les
Maçons aux remparts un
article où il appréciait en ces termes l'ultime
tentative d'une partie des
frères parisiens pour mettre fin à l'effusion du
sang : « En
sortant de ses ateliers mystiques pour porter sur la place publique son
étendard de paix, qui défie la force, en
affirmant en plein soleil les idées
dont elle gardait les symboles dans l'ombre depuis des
siècles, la
Franc-Maçonnerie a réuni au nom de la
Fraternité la bourgeoisie laborieuse et
le prolétariat héroïque...
Merci à elle. Elle a bien mérité de la
République
et de la Révolution. » Le
même jour,
cependant, le Grand Orateur du Suprême Conseil Malapert
protestait — à bon
droit — dans une lettre aux journaux que le Rite
écossais ne pouvait être
engagé par « toutes résolutions
arrêtées en dehors de la Grande Loge centrale
». Le
Grand-Orient
alla beaucoup plus loin. Dès le 29 mai, au lendemain de la
sanglante victoire
de Versailles, une circulaire du Conseil de l'Ordre condamnait
« absolument les
manifestations auxquelles s'est livré ce groupe de
Francs-Maçons, ou soi-disant
tels, recrutés pour la plupart on ne sait où, et
dont la majeure partie, nous
sommes heureux de le constater, n'appartenaient pas à
l'obédience du
Grand-Orient ». (Cette dernière
allégation est pour le moins invraisemblable.)
Le ter août enfin, le Grand-Maître
BabaudLaribière, que la République avait
nommé Préfet de la Charente, écrivait
à son tour aux ateliers du Grand-Orient «
La
Franc-Maçonnerie est restée parfaitement
étrangère à la criminelle
sédition qui
a épouvanté l'univers, en couvrant Paris de sang
et de ruines ; et si quelques
hommes indignes du nom de Maçons ont pu tenter de
transformer notre bannière
pacifique en drapeau de guerre civile, le Grand-Orient les
répudie comme
ayant manqué à leurs devoirs les plus
sacrés... » Cent
ans plus tard,
le 24 avril 1971, plus de trois mille Francs- Maçons
parisiens du Grand-Orient
de France n'en devaient pas moins — le recul de l'histoire
aidant — défiler
silencieusement devant le Mur des
Fédérés, en présence des
dignitaires de l'obédience.
Et le soir, rue Cadet, leur Grand-Maître Jacques Mitterrand
honorait dans une
cérémonie anniversaire la Commune de Paris, et
saluait ses morts. (à suivre) (1) Récemment découvertes par M. Pierre Chevallier. (2) P.V.I. n° 27-28 (Nlie série n° 7-8), 3* et 40 trimestres 1972, pp. 22 à 29. (3) La ire section connaissait des trois grades symboliques, la 2` section des grades capitulaires (du e au 18' degrés), la 3' des grades supérieurs (du 19' au 32'). (4) Cf., dans le Mémorandum imprimé des travaux du Suprême Conseil, le « rapport historique e présenté par le frère Bagary à la Grande Loge centrale le 24 mars 1874. (5) Op. cit., tome II, pp. 495 à 519 - Voir aussi Faucher et Ryckert, Histoire de la Franc-Maçonnerie en France, pp. 327 à 350 et P.V.I. n° 22 (Nlle série, n° 2), 2e trimestre 1971, pp. |
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