L’Equerre
et le Compas
En
cherchant à associer ces deux outils une bien
étrange idée m'est
venue. Que peuvent bien se dire une Equerre et un Compas lorsqu'ils se
rencontrent ? Des histoires de cercles et de carrés
sûrement.
J'essaye alors d'imaginer un monde où n'existerait que des
lignes. Des
lignes droites. Un royaume où les personnages
seraient des carrés, des carrés
longs, des triangles, des règles... On y rencontrerait un
curieux petit
triangle rectangle qui lassé de l'enseignement par trop
carré de son monde
avait décidé de prendre la tangente.
Ses professeurs, de petits cubes grincheux n'avaient
cessé de lui
inculquer et de lui incuber un monde bâti sur
l'éloge de la droiture, de la
rectitude mais aussi de la rigidité anguleuse.
Son
monde consistait en un carré gigantesque. Les
planètes étaient de
petits triangles posés dans un ciel
éclairé d'étoiles
à cinq branches.
Sa
religion vouait le culte à une Grande Equerre. Il fallait la
vénérer
en exhibant sa droiture. Mais il était interdit de se
courber, de s'arrondir,
de déformer sa rigidité.
Le petit triangle rectangle pris d'un mal existentiel
éprouva le besoin
de s'enfuir. Il se dirigea d'un trait vers l'Orient, là
où le triangle du matin
se levait.
Il sauta d'échiquiers en échiquiers,
traversa des jours entiers des
champs de carreaux pour tomber finalement sur un ensemble de points.
En
l'examinant de plus près, il se rendit compte qu'ils
formaient une
longue droite.
Et
cette ligne se transformait en une perpendiculaire qui
s'élevait vers
le ciel.
Sans
hésiter, il s'agrippa à cette ligne. Il grimpa
ainsi longtemps et
Longtemps. Puis il arriva dans une ronde contrée qu'il
n'avait jamais vue,
inconnue des livres d'écoles, impensable
à son imagination : il y avait là
des cercles, des ronds et des disques qui roulaient et
circulaient à perte de
vue.
Mais il eut à peine le temps de s'extasier de sa
découverte que déjà un
cercle rondouillard qui s'était approché de lui,
le contemplait de toute sa
circonférence.
Ce
cercle lui apprit qu'il n'avait jamais vu d'être de sa sorte.
Le
petit triangle rectangle lui répliqua poliment que
c'était également son cas.
Le
disque se présenta comme un haut administrateur des rouleaux
sacrés.
Le
petit triangle rectangle traduisit mentalement qu'il avait
affaire à
un rond-de-cuir.
Le
haut administrateur lui décrivit son monde qui
était tout en rondeur,
un monde parfait d'harmonie de courbes.
Le Dieu qu'ils adoraient n'était autre qu'un
étrange instrument qu'ils
appelaient Compas.
Ce
Dieu était à l'origine de toute la
création. Impressionné, le petit
triangle rectangle ne voulut pas s'en laisser conter et narra
à son
interlocuteur les merveilles rigides de sa planète
carrée.
A son
tour, le cercle, rond en affaires et sautillant d'exaltation,
voulut connaître le charme du monde de l'étrange
arrivant. Et ils firent le
voyage en sens inverse.
A leur arrivée, le petit triangle rectangle alerta sa
famille et ses
amis sur l'existence d'un monde circulaire
extraordinaire, qui allait changer
toute la conception de leur vie.
Mais
les habitants, effrayés par son nouvel ami, lui
tournèrent leurs
côtés.
Des prêtres, de vieux triangles isocèles, eurent
vent de cette
incroyable nouvelle et eurent tôt fait d'alerter la garde
pour les emprisonner.
Le
cercle rondelet chercha bien à arrondir les angles,
mais tout haut
administrateur des rouleaux sacrés qu'il
était, il fut aussitôt torturé et
condamné à être
déroulé puis pendu en une longue ligne droite.
Il n'y
avait qu'une seule vérité proclamaient les
prêtres. Elle déroulait,
pardon elle découlait de l'Equerre.
Dans sa prison-cube, le petit triangle rectangle,
dépassé par la
tournure des événements, pleurait la mort de son
ami et rêvait en silence à sa
transformation en courbe, en cercle ou en rouleau.
Un matin, il reçut la visite du grand
prêtre, un grand triangle
isocèle, aux pointes inquisitrices.
Le
petit triangle rectangle, réfugié dans un coin,
lui cria qu'il devait
sûrement connaître lui aussi la
vérité sur l'existence de ce monde
parallèle,
sur l'existence de ce Dieu Compas.
« -
Les gens sont heureux ici", lui
rétorqua le grand
prêtre.
Nous
travaillons à leur bonheur par leur
élévation dans la droite ligne
et non leur affaissement par la courbe. Ils ont leur
vérité et cela suffit.
Pourquoi changer ce bonheur quotidien. Pourquoi donc se confronter
à la
différence ? On les rendrait malheureux. »
« -
Mais j'ai connu un autre univers, d'autres
formes
incroyablement arrondies, un autre Dieu là-haut ! Quelque
chose ne tourne pas
rond ici ! Peut-être que le bonheur véritable
réside en l'union de nos deux
mondes ! »
« Vous
ne pourrez pas les ignorer éternellement ! »
rétorqua le prisonnier.
« -
Il le faudra bien. Il ne faut jamais croiser
les formes et
les Dieux affirme la Règle. Cela pourrait être
dangereux. »
« -
Pourquoi donc ? »
« -
Cela donnerait naissance à une grave
maladie. »
« -
Quelle est cette maladie ? »
« -
Elle a pour nom : l'homme. »
En unissant l'Equerre et le Compas, en unissant le carré et
le cercle,
nous essayons symboliquement d'unir la Terre et le Ciel, d'unir l'homme
et le
divin.
Loin des préjugés, des interdits et des dogmes de
tout ordre, notre
chemin doit nous conduire aux frontières de la
quadrature du cercle.
Une
quadrature du cercle que nous opérerons
peut-être un jour après
avoir été rectifiés par l'Equerre et
libérés par le Compas.
Je
terminerai cette planche en comparant carrément
l'esprit au Compas :
l'esprit est pareil au Compas, il ne fonctionne bien, qu'ouvert.
P\L\ B\
R\L\ Khépri O\ de Trets
Publié
dans le Khalam - Bulletin N°
15 - Février 2005
|