GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 1T/1974 |
La Franc-Maçonnerie Ecossaise (Suite)*
Du réveil du Suprême Conseil de France au Convent de Lausanne (1821-1875) Tout au long du
XIXe siècle la Franc-Maçonnerie Ecossaise est demeurée, dans l'ensemble, fidèle
aux rites et aux traditions que lui avait légués l'Ecossisme français du
XVIIIe, comme aux conceptions libérales héritées des fondateurs anglais de la
Franc- Maçonnerie moderne. Cependant son histoire, au cours de la période à
laquelle nous voici arrivés, contraste à maints égards avec celle de l'époque
précédente. Ç'avait alors été,
en l'absence de toute organisation centrale exerçant son autorité sur les «
Sublimes Degrés », une exubérante floraison de Grades et de Rits nouveaux
venant se superposer librement aux trois degrés régis par les Grandes Loges
symboliques. En 1805 encore, après que le comte de Grasse eut institué dans le
royaume d'Italie un Suprême Conseil du 33e degré du Rit Ancien et Accepté, des
frères déçus de n'en point faire partie avaient fondé à Milan le Rit de
Misraim, riche de quatre-vingt- dix grades ! Dix ans plus tard ce système
avait été introduit en France par les frères Bédarride, et plusieurs
dignitaires du Rit Ancien s'y étaient affiliés, cependant que les Bidarride
avaient maille à partir avec le Grand Orient comme avec la police. — Mais après
cela l'ère des créations est bien close, mise à part celle de l'éphémère Rit
de Memphis, fondé en 1839 par Marconis de Nègre à l'imitation de Misraïm.
Le Rit dit primitif de Narbonne, le Rit écossais philosophique venu d'Avignon,
le Rit écossais rectifié issu de la Stricte Observance, l'Ordre pseudo-templier
de Fabré-Pellaprat s'éteignent ou entrent en sommeil, tandis que partout se
répand le Rit Ancien et Accepté, régi en tous pays par ses Grandes
Constitutions et gouverné par ses Suprêmes Conseils nationaux. Ceux-ci vont
nouer entre eux des relations de plus en plus étroites et tenir à Lausanne, en
1875, un mémorable Convent qui rendra manifeste l'unité et
l'universalité du Rit en publiant une Déclaration de Principes. Si l'on n'élabore
plus de nouveaux grades, c'est qu'on a d'autres préoccupations. Si attachée que
soit la Maçonnerie à perpétuer ses traditions, elle est, suivant l'expression
forgée dès 1737 dans la loge parisienne de l'Anglais Coustos, « un Ordre de société
.. Pas plus que les Eglises ou que toute autre société particulière elle ne
saurait sans illusion se flatter d'échapper à l'évolution énérale des idées et
de la société civile. Bien au contraire elle en exprime certains courants, et
il en a toujours été ainsi : son histoire est partie intégrante de l'histoire
générale. La Maçonnerie opérative réfractait à travers, les usages du Métier
les idéaux d'une Société médiévale unie dans la Foi catholique. La
Franc-Maçonnerie moderne est issue au XVIIe siècle du besoin de maintenir, dans
une Europe déchirée depuis la Réforme par les guerres civiles et religieuses,
les valeurs universelles que pour une large part la chrétienté tenait des
Stoïciens. Au XVIIIe elle a pu, sans que son unité fraternelle en souffrît,
accueillir ici et là dans son sein des
courants de pensée fort divers : rationalisme et sensualisme des Lumières,
hermétisme renaissant, résurgences chevaleresques de l'Ecossisme, moralisme
wesleyen, réminiscences de la Kabbale et « christianisme transcendantal « des
illuminés français disciples de Martines de Pasqually et de Louis- Claude de
Saint-Martin... Comment eût-il été possible qu'après l'ébranlement profond
produit par la Révolution française et ses prolongements napoléoniens, la
Franc-Maçonnerie n'en ressentît pas, et pour longtemps, le contre-coup ? A peine la
Sainte-Alliance a-t-elle cru rétablir l'ordre ancien des choses dans toute
l'Europe continentale que se lève un grand souffle de liberté, d'où sortiront
d'abord l'émancipation des colonies espagnoles d'Amérique, puis les révolutions
de 1848. Dès la Restauration on en décèle l'infiltration dans quelques loges
françaises, cependant qu'en Italie surtout, puis en France à un moindre degré,
se développent les activités d'une société secrète politique, celle des carbonari,
qui entreprend de « noyauter » la Franc-Maçonnerie, tant pour y recruter
des adhérents que pour abriter ses menées subversives sous le manteau d'un
Ordre apolitique et respectueux des lois. Cette action de
carbonarisme ne dura que quelques années, et son impact sur la Franc-Maçonnerie
demeura des plus limités. Elle devait cependant entraîner indirectement pour
celle-ci des conséquences lourdes et durables, en réveillant contre elle l'hostilité
du Vatican. Au XVllle siècle,
comme on sait, les condamnations portées en 1738 et 1751 contre l'Ordre par les
papes Clément XII et Benoît XIV, pour des motifs tenant surtout à leur
politique italienne, étaient demeurées sans effet, sauf à Rome et au Portugal.
Aussi bien aurait-il fallu, en France, qu'elles aient été enregistrées par le
Parlement pour obliger les catholiques. La signature du Concordat de 1801 les
rendait, en droit, applicables. Mais en fait elles étaient tombées dans
l'oubli. L'Eglise de France était toute dévouée au grand homme qui avait
restauré le culte et rendu au clergé une place enviable dans l'Etat : or
Napoléon protégeait l'Ordre, dont la docilité lui était tout acquise. Aussi
l'on ne voit pas que sous le Consulat et l'Empire les fidèles, les prêtres, les
prélats francs-maçons aient eu maille à partir avec l'autorité ecclésiastique..
En 1818 encore Louis XVIII nommera à l'évêché de Beauvais son aumônier Mgr de
la Châtre, reçu maçon sous Louis XVI. A partir de 1821,
au contraire, les hostilités vont se rouvrir après soixante-dix ans d'accalmie,
et tous les papes du XIXe siècle fulmineront l'un après l'autre contre
l'Ordre des bulles d'excommunication. Conscients de leur innocence, les maçons
catholiques ne s'en émouvront d'abord guère, et les démissions seront rares.
Mais peu à peu les fidèles pratiquants cesseront de demander à être admis dans
les Loges, dont la composition finira par s'en trouver radicalement modifiée. Un certain nombre
d'entre elles n'en deviendront que plus réceptives aux bruits de la cité, aux
appels de la liberté ; plus sensibles aussi aux incursions de plus en plus
insistantes du clergé dans le domaine politique. En Belgique, puis en France
certaines finiront par trouver intolérable l'obligation traditionnelle de travailler
à la gloire du Grand Architecte de l'Univers. Cette orientation nouvelle
affectera aussi bien les ateliers relevant du Suprême Conseil que les Loges du
Grand Orient ; mais elle entraînera pour chacune des deux obédiences des
conséquences bien différentes, notamment en ce qui concerne leurs relations
avec les Maçonneries étrangères. Telles furent les
grandes lignes d'une évolution qu'on va maintenant décrire plus en détail. Du réveil du Suprême Conseil de France aux
Trois Glorieuses ;
Franc-Maçonnerie et Sociétés secrètes (1) Ce sont, avons-nous
dit, les agissements du carbonarisme italien qui devaient, l'année même où
reprenaient vigueur les travaux du Suprême Conseil de France, ranimer
l'hostilité de Rome envers les Francs-Maçons. L'entrée en scène de sociétés
secrètes politiques dont l'organisation hiérarchisée s'inspirait de celle
de l'Ordre maçonnique, et spécialement de l'Ecossisme, paraissait en effet
justifier après coup la thèse de ceux qui tels l'abbé Lefranc, l'avocat
Montjoie ou l'ancien jésuite Barruel avaient cru voir dans la Révolution
française le fruit d'une conspiration ourdie dans ce que Barruel appelait les «
arrière-Loges «. Aussi bien, dans la bulle Ecclesiam a Jesu Christo du
13 septembre 1821, Pie VII, le pape du Concordat, assimilait-il la
Franc-Maçonnerie tout entière à une société secrète politique, par un amalgame
injustifié, mais explicable. Amalgame
injustifié, à coup sûr. Car les Loges maçonniques n'étaient nullement des
sociétés secrètes, elles si empressées à se placer sous l'autorité de Princes
du sang ou de grands personnages de l'Etat, hier Joseph et Cambacérès,
aujourd'hui Beurnonville ou Decazes, favori de Louis XVIII en même temps que
Grand Commandeur du Suprême Conseil d'Amérique ! Une circulaire de ce dernier,
alors ministre de la Police, en date du 11 octobre 1818 venait justement de
confirmer que le roi ne les tenait point pour telles. Amalgame explicable
cependant, dans la mesure où les sociétés secrètes politiques tentaient alors
de pénétrer la Maçonnerie. Mais qu'en était-il exactement ? La floraison des
sociétés secrètes politiques est l'un des caractères marquants de l'époque
romantique ; et c'est la romantique Allemagne qui en avait forgé le prototype,
dès avant la Révolution. Le 1er mai 1776 Adam Weishaupt, jeune professeur de
droit à l'université d'Ingolstadt en Bavière, avait avec quatre étudiants fondé
un Ordre des Illuminés (2). Ces Illuminés-là n'avaient de commun que le
nom avec la petite phalange des maçons théosophes français dont Joseph de
Maistre devait écrire : « Je n'ai trouvé chez eux que bonté, douceur et
piété même, j'entends à leur manière » (3). Les Illuminés de Bavière,
eux, n'avaient cure d'illumination spirituelle, et les lumières dont ils se
réclamaient étaient celles du siècle des Philosophes. A l'origine ils n'étaient
point maçons. Leur but était d'acheminer l'humanité vers la perfection et le
bonheur par la réforme de la société. Ce progrès impliquait une lutte acharnée
contre l'obscurantisme, menée par une élite secrète et hiérarchisée de «
magistrats » relevant d'un chef suprême assisté d'un collège restreint d' «
Aréopagites «. Comme le recrutement de ces « magistrats « piétinait,
Weishaupt conçut — le premier — l'idée de se rendre maître du Rite maçonnique
de la Stricte Observance, alors à l'apogée de sa gloire. Il s'y fit recevoir
dès 1777, et avec l'aide du baron de Knigge parvint à conquérir une loge à
Munich et une autre à Francfort. Mais au Convent général tenu à Wilhelmsbad en
1782, leur tendance fut battue à plate couture par les paisibles Illuminés
français conduits par Jean-Baptiste Willermoz. Bientôt la Mère- Loge Aux
Trois Globes de Berlin lançait l'anathème contre eux, Knigge rompait avec
Weshaupt, et celui-ci devait se réfugier à Gotha pour échapper à des poursuites
diligentées par les autorités bavaroises. En 1786 l'Ordre des Illuminés
avait disparu pour toujours. C'est donc contre toute vérité que dix ans plus
tard Barruel (4) devait lui attribuer un rôle de premier plan dans son
imaginaire complot des « arrière-loges ». Mais la publicité
posthume que lui assurait ainsi un « best seller » allait lui susciter plus
d'un imitateur, après que la Révolution eut montré qu'on pouvait renverser un
trône, et que Bonaparte en eut érigé de nouveaux. C'est en effet pour
conspirer contre l'Empereur ou les souverains de sa famille, et parfois...
pour restaurer les Bourbons, que se formèrent les premières sociétés secrètes
politiques du XIXe siècle. Tel l'Ordre des Chevaliers de la Foi,
institué en 1809 par le comte Ferdinand de Bertier, fils de l'intendant de
Paris massacré en 89. Deux ans plus tôt les frères de Bertier s'étaient, comme
Weishaupt, fait recevoir maçons pour mieux connaître l'organisation des Loges.
Leur société comportait cinq grades, et avait pour cellules de base des «
bannières » départementales. Elle avait pour Grand Maître un Montmorency ; on y
trouvait deux Polignac, un Noailles, un Fitz-James, un Vibraye, et probablement
Chateaubriand. En 1814 elle joua un rôle non négligeable dans le rétablissement
de la monarchie (5). Il semble aussi que
les premiers carbonari de Naples, descendants d'une inoffensive
fraternité bien attestée en Franche- Comté à la fin de l'Ancien Régime, (celle
des Bons Cousins Charbonniers), aient d'abord lutté, sous Murat, pour
la restauration des Bourbons-Sicile. Mais quand Ferdinand IV eut retrouvé son
trône au lendemain de Waterloo, ils se lancèrent dans une lutte ardente pour la
conquête de libertés constitutionnelles, et c'est alors qu'ils s'insinuèrent
dans certaines Loges italiennes. Le plus grand des
émules franco-italiens d'Adam Weishaupt fut sans conteste Philippe-Michel
Buonarroti, un patricien toscan, arrière-neveu de Michel-Ange et robespierriste
avéré, qui avait obtenu la nationalité française par décret de la Convention,
puis fomenté sous le Directoire, avec Gracchus Babeuf, la Conspiration des
Egaux. Il avait compris la puissance que pourrait avoir une action
politique utilisant les formes et la renommée de l'Ordre maçonnique ; assigné à
résidence à Genève en 1806, il entra dans une loge du Grand Orient, celle des Amis
sincères, dont il devint le Vénérable. Il y célébrait chaque mois l'une des
fêtes patriotiques qu'avaient instituées les Jacobins, celles de la Liberté, de
l'Egalité, de la Sagesse... Mais sa tentative tourna court. Dès 1811 les autres
Loges de Genève s'émurent « de ces applications contraires au but maçonnique,
qui est étranger au système politique » ; et le préfet ferma celle des Amis
sincères. Après cela Buonarroti dirigea ou fonda des sociétés secrètes
politiques dont seule la forme était maçonnique : les Sublimes Maîtres
Parfaits, la Société du Monde... ; et tenta, mais en vain, de prendre en 1822
le contrôle du carbonarisme italien. L'emprise sur les loges de ce républicain
passionné d'égalité, que Louis Blanc comparait aux Sages de l'ancienne Grèce, a
donc été à peu près nulle. Pour achever la
collecte des menus faits qui peuvent expliquer l'amalgame opéré en 1821 par Pie
VII entre la Maçonnerie et les sociétés politiques, il reste à mentionner la
loge parisienne des Amis de la Vérité, constituée en 1818 par le Grand
Orient de France à l'initiative du futur saint-simonien Bazard, et son
satellite Les Amis de l'Armorique. Elles comptèrent rapidement des centaines
de membres appartenant pour la plupart à la jeunesse des Ecoles, maçons
improvisés peu soucieux de symbolisme et de métaphysique, mais passionnés de
liberté, d'égalité et de justice. Leurs membres formaient le gros de la
Compagnie franche des Ecoles, qui sous les ordres du « capitaine » Bazard avait
conçu le dessein de faire la famille royale prisonnière, avec l'appui d'officiers
de la Garde et d'une Légion d'infanterie casernée au quartier latin. L'attaque
du Château de Vincennes et la marche sur les Tuileries étaient prévues pour la
nuit du 19 août 1820. Mais Bazard dut donner contre-ordre vers minuit, les concours
militaires escomptés ayant fait défaut. La conspiration avortée fut révélée
dès le lendemain, et donna lieu à un procès en Cour royale. Il apprend dès lors
à ses auteurs « que la Franc-Maçonnerie, vivant de tolérance en face du Code
pénal, ouverte à la Police, n'accomplirait pas la grande œuvre de salut du
peuple... Il fallait un autre mode ». Deux des jeunes conjurés allèrent alors
offrir leurs bras à la Révolution de Naples. Ils s'affilièrent aux Carbonari,
et dans les derniers jours de l'an 1820 le premier, revenu, fondait avec
Bazard, le docteur Buchez et quelques autres la Charbonnerie française,
qui allait se répandre rapidement dans les Ecoles, puis dans plusieurs villes
de province, et se montrer fort active en 1821 et 1822. Quant à la loge, si
atypique, des Amis de la Vérité, elle devait disparaître en 1833. Bien mince
apparaît, au total, le dossier qu'avait pu réunir en 1821 le Vatican pour
assimiler la Franc-Maçonnerie toute entière au carbonarisme politique. Aussi
lui faisait-il, de plus, grief d'admettre dans son sein des hommes de toutes
confessions, lui imputant à crime, sous le nom d'indifférentisme,
l'esprit de tolérance qui la caractérisait en effet : aux yeux de Pie VII et de
ses successeurs, c'était pour un catholique pactiser avec l'erreur, mettre en
péril la vraie religion et son propre salut que nouer des relations
fraternelles avec des hérétiques, des juifs ou de simples déistes. Cette
première condamnation n'eut cependant que peu d'échos, et ce n'est guère qu'à
la fin du Second Empire que la répétition de telles attaques commença de
transformer bien des loges françaises en foyers d'anticléricalisme, voire
d'hostilité envers l'Eglise catholique. Dans les dernières
années de la Restauration c'est plutôt à la liberté politique qu'elles se
montrent de plus en plus attachées. Aussi le pouvoir royal les soumet-il à une
surveillance policière fort étroite, mais sans leur retirer le droit de se
réunir : la présence à la tête du Grand Orient de dignitaires dévoués au
régime rassure ; l'orientation plus libérale des dirigeants du Suprême Conseil
pourrait inquiéter davantage ; mais les grands noms des Grands Commandeurs
successifs, — le comte de Valence, le comte de Ségur, le duc de Choiseul — en
imposent. Le marquis de La Fayette, membre dès 1782 de la loge écossaise du Contrat
social, a beau faire profession de républicanisme et passer pour le chef de
la Vente suprême des Charbonniers français, il n'exerce à l'époque aucune
responsabilité dans la Franc-Maçonnerie. Et la justice, saisie des complots carbonari
de 1821 et 1822, se garde, mieux que le Pape de confondre les deux sociétés
: au procès des quatre sergents de La Rochelle, dont l'un au moins était maçon,
le procureur général marquera nettement la distinction. Aussi bien l'affaire de
Belfort devait-elle sonner, dès la fin de 1822, le glas de la Charbonnerie
française. Et en juin 1825 le préfet de police Delavau, dans un curieux rapport
à son ministre sur la Franc- Maçonnerie, se demandera : « Son existence
n'est-elle pas nécessaire pour empêcher le carbonarisme de se fortifier en
France et de s'y naturaliser ? » Dès cette époque, il suffit qu'une loge
soit régulièrement constituée par le Grand Orient ou le Suprême Conseil
écossais pour être ipso facto autorisée à se réunir. Surveillées de
près, mais tolérées par le pouvoir, bien des loges n'en supportent pas moins
avec une impatience croissante le despotisme de Charles X et l'alliance du
trône et de l'autel. En 1829 l'arrivée
aux affaires de l'ancien Chevalier de la Foi Polignac y soulève une vive
émotion, qui sera portée à son comble par les Ordonnances de juillet 1830
suspendant la liberté de la presse, dissolvant la Chambre des Députés et
modifiant la loi électorale. La Franc-Maçonnerie en tant que telle n'a pas
participé aux Trois Glorieuses ; mais nombre de ses membres y ont joué un rôle
essentiel, tels Charles Teste, David d'Angers et La Fayette. Et le nom du duc
de Choiseul, alors Grand Commandeur en exercice du Suprême Conseil écossais,
figurait sur la liste des membres du gouvernement provisoire dressée le 30
juillet dans les bureaux du National ; mais il refusa d'y siéger. Sous la Monarchie de Juillet Déjà sous le règne
de Charles X le Suprême Conseil avait coopté, avec l'académicien Viennet,
légitimiste et voltairien, l'avocat et député libéral Dupin l'aîné, puis son
frère le jurisconsulte Dupin le jeune. Après les journées de Juillet il reçut
dans son sein deux des figures les plus en vue du nouveau règne : le comte
Alexandre de Laborde, membre de l'Institut, premier aide-de-camp du roi, et
surtout l'homme le plus populaire du royaume, La Fayette. Le 9 octobre 1830
Choiseul préside en leur présence une « fête maçonnique et patriotique ». Dans
le discours qu'il y prononce il exprime le « juste espoir » de voir l'héritier
du trône, le jeune duc d'Orléans, alors « simple canonnier », devenir « le chef
de la voûte maçonnique, supportée également par deux Rites égaux ». Le mois
suivant le Grand Orient organise à son tour un banquet à l'Hôtel de Ville, où
La Fayette fait écho au voeu de Choiseul, ne doutant pas « que le mérite de
rapprocher les maçons français, quels que soient leurs rites, ne soit réservé
au canonnier ». Espoir vite déçu,
et doublement. Louis-Philippe prend très vite ses distances envers ceux qui ont
le plus oeuvré, ou le plus applaudi, à son avènement, et ne donne aucune suite
à l'offre que lui fait en 1831 le Grand Orient d'en asssumer lui-même la Grande
Maîtrise — vacante depuis la démission forcée de Joseph Bonaparte —, avec
Macdonald pour adjoint. Après cela le Grand Orient offrira bien en 1834 à
Choiseul un deuxième office de Grand Maître adjoint. Mais le duc le refusera
finalement, jugeant que par cette offre on cherchait moins à instituer entre les
deux Puissances, sur le pied d'une parfaite égalité, « une union sincère et
durable », qu'à absorber cette poignée de Maçons écossais qui seuls en France
refusaient de se soumettre à l'autorité du Grand Orient. Il est de fait qu'en
1834 celle du Suprême Conseil ne s'exerçait que sur 14 ateliers actifs. Mais le
prestige du Rit se mesurait plutôt au rang et à la qualité de ses dirigeants ;
leur tenace volonté de tolérance, d'ouverture et d'universalisme maçonniques
allait bientôt avoir pour résultat, en l'absence de toute propagande, un
rapide accroissement des effectifs. Les piques
continueront pour quelque temps encore entre les deux obédiences. En 1837 le
Suprême Conseil constate que « par son système d'envahissement et d'animosité
contre le Rit Ecossais, le Grand Orient est parvenu à inspirer à la Police des
préventions fâcheuses contre les Loges de notre Obédience dans la capitale ».
Deux réunions ont été interdites ; mais on a pu faire lever l'interdiction. C'est que le
Suprême Conseil, gardien de la tradition maçonnique, s'efforce avec constance
d'endiguer l'intrusion de la politique dans ses ateliers. En 1833 il n'a pas
hésité à retirer sa patente à la loge des Trois jours, fondée au
lendemain de la révolution de Juillet sous les auspices de La Fayette, par
Laborde, le banquier Laffitte et le préfet de la Seine Odilon Barrot, car ses
membres ont suivi bannière en tête le convoi funèbre du général Lamarque, qui a
dégénéré en émeute. Il a parallèlement démoli la Loge des Amis de la Liberté,
qui avait décidé de s'occuper désormais de « politique générale ». En mars 1845
cependant une circulaire du maréchal Soult, ministre de la guerre et ancien
maçon, « sans jeter aucun blâme sur une institution tolérée par le gouvernement
», rompt avec une tradition séculaire en interdisant aux militaires
d'appartenir à la Franc-Maçonnerie. Ni les efforts du Grand Orient, ni ceux du
duc Decazes, devenu Grand Commandeur au décès de Choiseul en 1838, ne peuvent
faire rapporter cette décision. On s'incline, non sans une amertume croissante
à l'égard d'un régime qui trahit de plus en plus l'idéal de liberté auquel il a
dû son avènement. Bientôt la plupart des Maçons salueront avec enthousiasme
celui de la Ile République. Aussi bien la.
Révolution de 48 sera-t-elle toute pénétrée de religiosité, comme la
Franc-Maçonnerie elle-même. Deux ans plus tôt le Suprême Conseil écossais a
promulgué de nouveaux Règlements généraux où l'on peut lire : « Adoration du
Grand Architecte de l'Univers, Philosophie, Morale, Bienveillance envers les
hommes, voilà tout ce qu'un vrai Maçon doit étudier sans cesse et s'efforcer
constamment de pratiquer... Tout Maçon est nécessairement un homme fidèle à sa
foi, à son prince, à sa patrie et soumis aux lois... Il est expressément
interdit de provoquer ou d'entamer en Loge des discussions politiques ou
religieuses. » De son côté le
Grand Orient a adopté en janvier 1848 un rapport intitulé : « Comment rendre à
la Franc-Maçonnerie le caractère religieux qui lui est propre ? » L'année
suivante il placera en tête de sa nouvelle Constitution cette formule : « La
Franc-Maçonnerie, institution éminemment philanthropique, philosophique et
progressive, a pour base l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme. » Il est encore
exceptionnel que des incroyants soient reçus maçons. Tel Proudhon, qui,
candidat en 1847 à la Loge écossaise La Sincérité de Besançon, avait à
la question : « Que doit l'homme à Dieu ? » répondu : « La guerre !
» — et néanmoins avait été admis. Mais plus tard il devait écrire : « Le
Dieu des Maçons... c'est la personnification de l'Equilibre universel : Dieu
est Architecte ; il tient le compas, le niveau, l'équerre, le marteau, tous les
instruments- de travail et de mesure. Dans l'ordre moral, il est la Justice.
Voilà toute la théologie maçonnique. » La deuxième RépubliqueSitôt après les
journées de Février, le Grand Orient envoie à l'Hôtel de Ville une délégation
dont les membres, revêtus de leurs insignes, sont reçus au nom du Gouvernement
provisoire par Adolphe Crémieux, Garnier-Pagès et Armand Marrast, tous trois
Maçons. Quatre jours plus tard une autre délégation spontanée, conduite par le
« 33e » écossais Jules Barbier (6), sera reçue par Lamartine. Dans les
allocutions enthousiastes qu'on échange en ces occasions apparaît pour la première
fois, croyons- nous, la légende suivant laquelle la devise républicaine —
Liberté, Egalité, Fraternité — aurait été « de tout temps » celle de la
Franc-Maçonnerie. Lamartine (qui n'était pas Maçon) se déclare plus justement «
convaincu que c'est du fond de vos loges que sont émanés d'abord dans
l'ombre, puis dans le demi-jour et enfin en pleine lumière, les sentiments
qui ont fini par faire la sublime explosion dont nous avons été témoins en
1790... ». Il conclut : « Je vous remercie au nom de ce grand
peuple qui a rendu la France et le monde témoins des vertus, du courage, de la
modération et de l'humanité qu'il a puisés dans vos principes, devenus ceux
de la République française. » Bientôt cependant
un certain nombre de Maçons écossais, las de la tutelle du Suprême Conseil,
affichent sur les murs un Appel à la Franc-Maçonnerie, puis fondent une
nouvelle obédience, — qui sera forte de sept ateliers —, la Grande Loge
Nationale française. Celle-ci, convaincue d'accomplir « la volonté du Grand
Architecte de l'Univers », rejette les Hauts Grades et proclame que la
Maçonnerie a pour « devoir sacré de concourir de toute sa puissance à la
consolidation de la République
». Fidèle à ses principes apolitiques, le
Suprême Conseil déclare aussitôt «
étrangères à la puissance écossaise »
les
loges qui se sont rangées sous la bannière de la nouvelle
Grande Loge. Celle-ci
sera dissoute par le Préfet de Police au début de 1851 :
peu sensible à ses
offres de service, le gouvernement de la République,
à l'exemple des régimes
précédents, « ne reconnaît une existence régulière qu'aux loges qui sont
placées sous l'obédience du rite français et écossais [c'est-à-dire du Grand
Orient] et du Suprême Conseil ». Les deux obédiences
ainsi reconnues « régulières » par l'autorité civile entretiennent alors entre
elles de bons rapports. En juillet 1851, le Suprême Conseil se félicite « des
relations fraternelles qui existent à Paris entre leurs divers ateliers ».
En province, quelques Vénérables du rite français refusent « d'accueillir
ou de reconnaître les Maçons ou Ateliers de l'obédience du Suprême Conseil
» ; mais le Grand Orient donne tous apaisements à celui-ci, qui de son côté
confirme que « les Ateliers Ecossais ne refuseront en aucune circonstance
d'accueillir les Maçons français du Rite moderne, soit en visiteurs isolés,
soit en corps ou par députation ». Vient le coup
d'état du 2 décembre 1851. Craignant « que l'autorité, dans les circonstances
actuelles, ne voie avec déplaisir la réunion semestrielle », le Suprême Conseil
renonce à célébrer la Saint-Jean d'hiver, cependant que le Grand Orient suspend
jusqu'à la fin de l'année toutes les réunions maçonniques. Plusieurs loges de
tendance républicaine n'en sont pas moins dissoutes par la police. Alors que le
Suprême Conseil, toujours dirigé par le libéral Decazes et son lieutenant le
légitimiste Viennet, demeure dans une prudente expectative, dès le 9 janvier
1852 l'Assemblée générale du Grand Orient se donne à l'unanimité un Grand
Maître en la personne de Son Altesse Royale le prince Murat, cousin de
l'Empereur ; puis le 15 octobre suivant anticipe sur la proclamation de
l'Empire en remettant au Prince Président une adresse enflammée qui s'achève
sur le cri de Vive l'Empereur ! En retour Napoléon Ill, comme on va
voir, ne lui ménagera pas ses faveurs... (7). (à suivre) (1)La floraison des sociétés secrètes politiques au début du XIX° siècle, et leurs rapports avec la Maçonnerie, ont été magistralement étudiés par Jean Baylot dans un ouvrage auquel ce paragraphe doit beaucoup : La Voie substituée, « Recherche sur la déviation de la Franc-Maçonnerie en France et en Europe, Liège 1968 (en dépôt aux Editions Vitiano). — Cependant l'auteur y érige en norme un postulat que ne paraissent pas confirmer les travaux de l'étude britannique des Quatuor Coronati : à savoir, que la Franc-Maçonnerie moderne aurait été « conçue pour conserver à l'usage éthique ou formatif les pratiques des confréries médiévales de constructeurs =, et leur idéal de « la Foi fécondant la science = (p. 25-26). Partant de là Jean Baylot — et c'est son droit — condamne comme « déviation tout ce qui dans l'histoire des Maçonneries latines s'est écarté de cet idéal et de cette norme, conçus par lui comme immuables. On s'attachera plutôt ici non à juger, mais à décrire les réactions de Frères qui étaient aussi des citoyens aux grands courants d'idées de l'époque, et aux attaques répétées de la hiérarchie catholique. (2) Cf. la thèse de René Le Forestier, Les Illuminés de Bavière et la Franc-Maçonnerie allemande, Paris 1914. (3) Les soirées de Saint-Pétersbourg, douzième entretien. Sur les Illuminés français, disciples de Martines de Pasqually et de Saint- Martin, cf. les beaux travaux de Robert Amadou et de M. Léon Cellier, la revue l'Initiation et les Cahiers de l'Homme-esprit. (4) Barruel (abbé Augustin) : Mémoires pour servir à: l'histoire du jacobinisme français, Londres, 1797-98, 4 vol. in-8' (nombreuses rééditions et versions abrégées). (5) ,Cf. G. de Bertier de Sauvigny : Le comte Ferdinand de Bertier et l'énigme de la Congrégation, Paris 1948 ;; La Restauration, Paris 1955 (Chap. ler). (6) II sera, peu après, rayé par le Suprême Conseil des contrôles de l'Ordre. (7) Sur tout ce qui précède on consultera avec fruit, outre les ouvrages déjà cités, l'Histoire de la Franc-Maçonnerie en France, de J.-A. Faucher et A. Ricker, (Paris 1967), et les deux volumes d'Albert Lantoine, Histoire de la Franc-Maçonnerie française, I, La Franc-Maçonnerie chez elle (1925), Il, La Franc Maçonnerie dans l'Etat (1935), où l'on trouvera une riche documentation. Nous avons aussi utilisé les Livres d'architecture inédits de la Grande Loge Centrale et de la Commission administrative du Suprême Conseil (1829-1838), les Règlements généraux de 1846 et 1869 (B.N., Fonds maçonnique), et le Memorandum édité par le Suprême Conseil de France pour la période postérieure à 184 8 |
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