GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 1T/1974 |
Charles Baudelaire Tout a été dit, tout a été écrit sur ce génial penseur, sur ce magnifique découvreur qui s'est battu pour Listz, Wagner, Corot, Manet, Courbet, Delacroix, Daumier. Mais on a tracé de celui pour qui l'art était aussi nécessaire que le pain bien des portraits exagérés. Baudelaire nous appartient encore ; il reste ce poète, ce critique dont l'influence reste indéniable sur notre époque, puisque plus particulièrement les surréalistes avec André Breton, ont mis en évidence ses intuitions de la poésie contemporaine LE MILIEU FAMILIALBaudelaire est né
dans un milieu très bourgeois ; il voit le Jour le 9 avril 1821, rue
Hautefeuille à Paris. Sa maison natale n'existe plus ; elle se trouverait
sensiblement à l'emplacement actuel de la librairie Hachette, Boulevard
Saint-Germain - Baptisé le 7 juin 1821 à Saint-Sulpice, le 10 février 1827 il
perd son père François : cet ancien chef des bureaux du Sénat a trente- quatre
ans de plus que son épouse. Le 8 novembre 1828, Madame Veuve Baudelaire se
remarie avec le chef de bataillon Jacques Aupick né à Gravelines le 28 février
1789. Les commentateurs ont Insisté sur l'inimité des deux hommes. Cependant
Baudelaire n'a pas toujours détesté son beau-père ; il l'a nommé « Mon ami », a
estimé son esprit comme on peut le voir par la lettre du 16 juillet 1839 écrite
à sa mère ou par celle du 12 août 1839 où il a félicité son beau-père pour son
avancement. Ce n'est qu'en 1841
que ces deux caractères s'affrontent et en mai de cette même année, Aupick fait
embarquer à Bordeaux ce jeune turbulent : le voilier part à destination de
Calcutta ; Baudelaire y acquiert son goût d'exotisme. Revenu en février
1842 de son voyage à l'île Maurice, Baudelaire atteint sa majorité le 9 avril
; il entre alors en possession de l'héritage paternel, resté indivis entre lui
et son frère Claude ; il touche un capital d'environ 75 000 F (il ne s'entend
guère avec son demi-frère qui, magistrat à Fontainebleau, y meurt le 23 janvier
1862). Ce n'est cependant
qu'en septembre 1844 que le beau-père, las de la conduite de ce fils qu'il
aurait voulu voir évoluer différemment, se décide à faire donner un conseil
judiciaire en la personne de Narcisse-Désiré Ancelle, notaire à Neuilly. Ses parents ont le
désir de sauvegarder cet héritage, de per. mettre à Charles de vivre par ses
petites rentes ; sans ce conseil judiciaire l'argent laissé par son père
François aurait très vite disparu. Toute sa vie Baudelaire recherche des
subsides ; constamment il emprunte des petites sommes à ses amis, se fait
pressant auprès de sa mère afin d'en retirer quelque bénéfice. La « sagesse
mondaine », selon l'expression de sa mère et du général Aupick, aurait été très
certainement que leur fils Charles ne s'acharne pas à poursuivre un vain idéal,
qu'il se mette réellement au travail au lieu de vivre dans l'oisiveté, en
compagnie d'une bohème tapageuse et d'une étrange compagne, une mulâtresse se
disant Jeanne Lemer, ou Jeanne Prosper, ou Jeanne Duval. Mais Charles a
détesté la « morale de comptoir » de la bourgeoisie. Et cependant grâce à sa
nonchalance apparente, à son refus de se plier à une situation bien établie,
nous bénéficions aujourd'hui d'une oeuvre considérable, sans doute assez mince
par le nombre de volumes publiés, mais dont l'intérêt n'a cessé de croître par
la pureté et la valeur intrinsèque de cette pensée. Il ne faut pas
exagérer l'agressivité du général Aupick, qui a été un parfait soldat et qui a
su s'élever grâce à son propre travail puisque tout enfant il a perdu ses
parents d'origine irlandaise et qu'il a été élevé par la famille de Louis
Baudard, juge de paix à Gravelines. Général, il commande ensuite l'Ecole
Polytechnique puis grâce à Lamartine il est nommé ambassadeur à Constantinople
(8 avril 1838), puis à Madrid (1852). Jacques Crepet campe cette silhouette : «
Eh bien ! non, ce n'était ni un ogre, ni un sot, ni une vieille baderne,
mais simplement un brave soldat un peu strict sur ses idées, sanglé dans sa
droiture comme dans son uniforme et la main prompte à atteindre son épée ». On ne peut que
regretter l'incompréhension mutuelle de ces deux hommes. LE NON-CONFORMISMECharles Baudelaire
a été soumis à toutes les contradictions ; il s'est révolté contre ce monde de
la bourgeoisie en conservant ion goût de l'équilibre et de l'honneur. Pour
afficher son cynisme, Il prône le dandysme, cette nouvelle façon de vivre qui
lui permet d'avoir une façade. Baudelaire porte un masque. Pourquoi et il a
besoin d'écrire à son beau-père en mission à Constantinople, le 8 décembre 1848
« Actuellement à vingt-huit ans, moins quatre mois, avec une immense
ambition poétique, moi séparé à tout Jamais du monde honorable par mes goûts et
par mes principes, qu'importe si aboutissant mes rêves littéraires, j'accomplis
de plus un devoir, ou ce que je crois un devoir au grand détriment des Idées
vulgaires d'honneur, d'argent, de fortune ». Baudelaire n'a pas voulu se
plier au conformisme, il a lutté non pas contre ce qui était établi, mais
contre tout ce qui était faux, falsifié — contre tout ce qui recevait des
honneurs et n'en méritait pas. Baudelaire est resté sincère et pur et comme le
note Armand Godoy son oeuvre est une « vocifération contre les turpitudes
humaines ». Dans les salons de
1846 il a ainsi exalté Delacroix, alors très discuté, mais il a éreinté Horace
Vernet, membre de l'institut et Directeur de l'Ecole de Rome LE PROCESMais cet odieux
procès des Fleurs du Mal — dû principalement aux maladroits articles de
Gustave Bourdin et de J. Habens dans les numéros du Figaro des 5 et 12 juillet
1857 — a contribué de faire à ce poète un spécialiste de la perversité prêtant
à tous les malentendus et à l'incompréhension générale. Ces six poèmes (Le
Lethé, Les Bijoux, Lesbos, Femmes Damnées, A celle qui est trop gaie, Les
Métamorphoses du vampire) qui comptent parmi les plus beaux du recueil, donnent
lieu à des rééditions colportées sous le manteau et dont les illustrations
manquent le plus souvent de goût. Le livre est sorti
le 11 juillet 1857 des Presses de PouletMalassis — qui a eu
pour emblème le
caducée, l'éditeur étant alors associé
à Eugène De Broise — et le 20 août il
comparait devant la 6e Chambre correctionnelle présidée
par Dupaty. La belle
plaidoirie de M° Chaix d'Est-Ange ne peut rien contre le
réquisitoire de Me
Ernest Pinard qui la même année a actionné contre
Madame Bovary. Aupick n'a pu
connaître ces nouvelles tribulations puisqu'il est mort le 18
avril 1857.
Charles Baudelaire s'est alors rapproché de sa mère et a
affirmé toute la
puissance de son amour filial durant des heures très
douloureuses pour lui. La première
édition
des Fleurs du Mal doit être vendue au rabais, mais en 1861
paraît cependant la
seconde édition. Les « Pièces condamnées
» sont réunies en volume, séparément,
à Bruxelles en 1869. Plus tard, une tolérance permet
à nouveau de les inclure
dans les éditions des Fleurs du Mal alors que le jugement du
Tribunal de la
Seine les a proscrites. LA REHABILITATION DES FLEURS DU MALEn 1949 la Société
des Gens de Lettres de France a demandé l'application de la loi du 25 septembre
1946 et c'est ainsi que le 31 mai 1949 la Cour de Cassation a réformé le
premier jugement et a réhabilité Les Fleurs. du Mal. A près de cent ans
d'intervalle devait-on donner de l'importance à une sottise que l'on oubliait
? A-t-on réparé un outrage fait à un homme qui a écrit avec sa vie, avec son
sang une oeuvre qui est restée longtemps incomprise ? Baudelaire a souffert le
mépris ; que lui importe maintenant dans sa tombe que d'autres hommes rachètent
une opprobre ? Ce jugement au demeurant tente plus de réhabiliter les juges et
une époque que Baudelaire lui-même, qui, trop grand, reste au dessus de nos
lois et de nos plates suspicions. LE DANDYSMEIl ne faut pas voir
Baudelaire sous la seule apparence de cet homme au regard perçant, au front
large et lumineux, à l'aspect sévère et glacial. Il est vrai que son œuvre est
empreinte du sentiment de la solitude, du spleen, mais le jeune Baudelaire a
aimé la toilette, le confort de son appartement coquet dans lequel il voulait
donner l'illusion de vivre en dilettante blasé. En poète, dans sa
recherche de la forme littéraire il a imaginé son climat, transformant
poétiquement sa vie, ses amours, sa pensée : les commentateurs ont pris à la
lettre ses écrits littéraires, pensant que l'auteur avait tout dévoilé. A la
base nous retrouvons un événement réel, mais grâce au travail alchimique de
Baudelaire tout prend une autre coloration. Dans Mon cœur mis à
nu il se dépeint partiellement : « Malgré la famille, — et au milieu des
camarades, surtout — sentiment de destinée éternellement solitaire », mais
il ajoute immédiatement : « Cependant goût très vif de la vie et du plaisir
». Dans ses Journaux
intimes, ses notes sur l'amour, par leur brièveté, leur sécheresse ressemblent
à des observations cliniques : « Aimer les femmes intelligentes est un
plaisir de pédéraste ». « Les nations n'ont de grands hommes que malgré
elles ». L'amour ressemble « à une torture ou à une opération chirurgicale
» — Dans Fusées XX : « Une foule de petites jouissances composent le
bonheur » — « C'est dans le mal que se trouve toute volupté ». Autant de fusées,
autant de boutades, autant de paradoxes. Pour comprendre une partie de ce
caractère complexe, lisons ses Curiosités esthétiques — Au chapitre 13 « Le
peintre de la vie Moderne », le paragraphe IX est consacré au dandy. Il faut là
encore faire la part de tout ce qui est voulu, calculé chez Baudelaire, mais
cependant quelques phrases peuvent nous laisser apparaître ce qu'a recherché
avec acuité ce prodigieux inventeur : « C'est avant
tout le besoin ardent de se faire une originalité, contenu dans les limites
extérieures des convenances. C'est une espèce de culte de soi-même qui peut
survivre à la recherche du bonheur à trouver dans autrui... C'est le plaisir
d'étonner et la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné ». Il affirme que le
dandysme confine au spiritualisme et au stoïcisme, et voici le mot lâché : « que
le dandy ne peut jamais être un homme vulgaire ». Cet être élevé dans
les sentiments les plus nobles, veut se révolter contre les institutions, il
veut être en marge de la société, il veut incarner un Arthur Rimbaud qui ne
pourra que se réclamer de lui, mais du dandysme il est obligé d'en faire une
sorte de religion car il ne peut parvenir à détruire l'ordre établi ; il le
remplace donc par quelque chose d'autre, cependant fort proche de tout ce qu'on
lui a appris : « C'est une gymnastique propre à fortifier la volonté et
à discipliner l'âme ». « Le caractère
de beauté du dandy consiste surtout dans l'air froid qui vient de
l'inébranlable résolution de ne pas être ému ; on dirait un feu latent qui se
fait deviner, qui pourrait mais qui ne veut pas rayonner ». La misogynie de
Baudelaire est feinte ; il s'en sert littérairement dans Fusée, dans Mon coeur
mis à nu, sans doute pour « épater le bourgeois » mais aussi parce qu'il aime
le paradoxe et qu'il veut briller dans les salons. Près de Madame Sabatier,
cette belle Présidente, il parle en jetant les gemmes de son esprit, parfois
avec quelque brutalité envers quelques faux génies qui ne comprennent rien à
l'humour étincelant et critique de Baudelaire. Jeune il a aimé le
bal (Lettre à sa mère du 22 novembre 1833), il a joué la comédie, et ie
portrait dressé par de Banville le dépeint largement : « Baudelaire était
partout et en toute occasion un incomparable charmeur, sachant amuser les
femmes, les toucher par son respect, en même temps qu'il tenait leur esprit en
éveil par des idées des plus étrangement féminines, et sachant aussi ravir les
hommes par ses hardiesses de pensées, dues au mépris de toute convention et une
absolue sincérité... ». Ce n'est donc pas
en prenant à la lettre les écrits de Baudelaire que l'on parvient à se faire
une idée précise de son caractère. Il a horreur de « prostituer les choses
intimes de famille » (lettre du 11 janvier 1858) . Des commentateurs ont été
jusqu'à rechercher la véritable influence de l'opium sur Charles Baudelaire —
alors que son expérience est surtout littéraire — d'autres ont émis des
opinions ingénieuses sur l'importance et la grosseur des seins de sa maîtresse
Jeanne Duval. C'est mal comprendre le processus poétique où un événement de la
vie quotidienne peut provoquer le choc créateur, mais aussi tout est
transformé, modifié, sublimé selon l'humeur de l'auteur. Baudelaire le
révolté, postule le fauteuil de Lacordaire à l'Académie Française en décembre
1861 (le fauteuil de Scribe est aussi vacant). Il faut toute l'insistance de
ses amis pour que le poète retire sa candidature le 10 février 1862 alors que
dans Mon coeur mis à nu, il a écrit à propos de la Légion d'honneur « Celui qui
demande la croix a l'air de dire si l'on ne me décore pas pour avoir fait mon
devoir, je ne recommencerai plus. — Si un homme a du mérite, à quoi bon le
décorer ? S'il n'en a pas, on peut le décorer, parce que cela lui donnera un
lustre. Consentir à être décoré, c'est reconnaître à l'Etat ou au prince le
droit de vous juger, de vous illustrer etc... D'ailleurs, si ce n'est
l'orgueil, l'humilité chrétienne défend la croix ». Baudelaire s'est
enfermé dans son système, et ses profondes déceptions ne sont que celles
d'autres artistes : aux profonds abattements succèdent heureusement des heures
paradisiaques. Il a voulu être le propre reflet d'un portrait qu'il a façonné ;
replié sur lui-même il n'a pas voulu dévoiler le fond de son âme. Comme Gérard
de Nerval il transcende ses propres sentiments, il a horreur de les mettre à la
portée de tous ; il altère ce qu'il est. Il porte un masque. Malgré les
nombreux commentaires sur sa vie amoureuse nous savons en somme fort peu de
chose : pourquoi ne pas respecter la vision qu'il a voulu nous en laisser ? LES INFLUENCESNous pouvons
rechercher comment il a su créer sa pensée, son métier, son style. Nous
songeons immédiatement à l'influence d'Edgar Poe et il est indéniable que
Baudelaire a reçu un choc lorsque le 27 janvier 1847 il lut dans la Démocratie
Pacifique Le Chat Noir traduit par Mme Isabelle Meunier. (Il ne semble pas
qu'il ait eu connaissance de la traduction d'Alphonse Borghers le Scarabée d'or
paru dans la Revue Britannique en novembre 1845) . Mais au demeurant
il a trouvé en Poe l'intellectuel auquel Il rêvait. Ses propres aspirations il
les retrouve ainsi matérialiSées par un autre. Il est séduit par la logique
mathématique du poète américain ; il est enthousiaste envers ces textes où
l'apport psychologique s'enchaîne dans une analyse implacable et logique.
Baudelaire, le sensuel, aime l'étrange, le surnaturel, l'Imaginaire. Il a
horreur des longs développements, des incidentes, tout ce que pratique en fait
le romantisme qu'il ne veut pas imiter, car il ne peut être à la remorque de
ses devanciers de génie tels Victor Hugo, Lamartine ou Vigny. Poe lui-même a d0
réagir contre Wordsworth, Coleridge ou Shelley. Dans son projet de préface aux
Fleurs du Mal, Baudelaire prend position fort nettement : « Des poètes
illustres s'étaient partagés depuis longtemps les provinces les plus fleuries
du domaine poétique... : je ferai donc autre chose. » Grâce à cette
réaction bien légitime Baudelaire non seulement donne audience à Poe mais il
influence aussi tout le roman moderne C'est pourquoi je
ne puis souscrire entièrement à la pensée de Paul Valéry qui dans une admirable
préface aux Fleurs du Mal parue chez Payot en 1933 affirme : « Le démon
de la lucidité, le génie de l'analyse, et l'inventeur des combinaisons les plus
neuves et les plus séduisantes de la logique avec l'imagination, de la
mysticité avec le calcul, le psychologue de l'exception, l'ingénieur
littéraire qui approfondit et utilise toutes les ressources de l'art, lui
apparaissent en Edgar Poe et l'émerveillent. Tant de vues originales et de
promesses extraordinaires l'ensorcellent. Son talent en est transformé, sa
destinée en est magnifiquement changée ». Il faut en effet se
souvenir qu'en 1847 Baudelaire a déjà écrit bien des poèmes, qu'il a affirmé
son goût pour les sujets macabres, pour le spleen, et l'horreur de soi-même. Ses Conseils aux
Jeunes Littérateurs en 1846 mentionnent qu'aucun point de la composition ne
peut être attribué au hasard ou à l'intuition, tout comme Poe le dit dans la
Genèse d'un poème (publié en avril 1859 dans la Revue Française) Déjà Baudelaire en
parlant de Delacroix pense « qu'il n'y a pas de hasard dans l'art, non plus
qu'en mécanique ; une chose heureusement trouvée est la simple conséquence d'un
bon raisonnement, dont on a quelquefois sauté les déductions intermédiaires ». Ces deux poètes, si
proches par leur pensée, vivent un même mouvement intellectuel ; s'ils veulent
survivre, ils doivent innover après leurs grands aînés aux talents encombrants
; tous deux ressentent l'influence de la science, et recherchent l'art pour
l'art. D'autres auteurs, en même temps que Baudelaire ont pris connaissance de
l’œuvre américaine sans en être frappés, car leurs tempéraments différaient. Il
convient de parler d'une affinité entre les deux hommes et non plus d'une
influence formelle. Sans doute Poe a-t-il permis à Baudelaire de prendre plus
rapidement conscience de lui-même et nous devons reconnaître une empreinte
psychologique sur un idéal de vie. Poe renforce les sentiments de Baudelaire et
permet leur cristallisation. Les véritables
influences sont plus lointaines ; nous en retrouvons les mêmes échos sur les
deux hommes. Baudelaire prend
l'allitération et l'assonance, ces artifices de versification, chez
Sainte-Beuve, lui-même épris des Lakistes anglais, et plus particulièrement de
Coleridge bien connu par Poe. Le goût de l'horrible et du macabre est dans Ann
Radcliffe et dans Lews, auteurs pratiqués par nos deux hommes ; et l'on ne
peut passer sous silence l'importance de Thomas de Quincey cet ardent défenseur
de la « Faculté divine et mystérieuse de rêverie ». LA THEORIE DES CORRESPONDANCES ET L'ESOTERISMEOn a souvent parlé
de cette théorie des correspondances chère à Baudelaire, puis à Rimbaud,
préconisée par Poe — Là encore les deux poètes connaissaient l'Economie du
Règne Animal de Swedenborg où l'on trouve ces principes qui conduisent vers la
vie éternelle. Il faudrait parler enfin de la profonde influence de
l'Illuminisme, de Louis-Claude de Saint-Martin, le « philosophe Inconnu » et de
l'abbé Constant qui sous le pseudonyme d'Eliphas Levi devait faire paraître le
Rituel de Haute Magie. Or Louis Menard, un bien curieux esprit, ami de
Baudelaire, s'est adonné aux sciences occultes et peut-être est-ce pour ces
raisons que Samuel Cramer, le héros de la Fanfarlo lit le vieil illuminé
suédois. De Maistre l'influence et Baudelaire lecteur de la Kabbale comprend
alors « le langage des fleurs et des choses muettes », Il parle souvent de
magie et bien des poèmes — (Don Juan aux enfers, la Vie Antérieure etc...)
reflètent des préoccupations ésotériques. Pour Baudelaire la prière est une
évocation magique et lorsqu'il parle de Satan on pense au langage d'un initié,
ce qui permet de mieux comprendre ce : O mon cher Belzebuth je t'adore ! si l'on veut
s'accorder sur la hiérarchie des puissances infernales selon les théories
martinistes ou occultes. Les incantations magiques de Baudelaire lient,
unissent les isolés avides de la même quête spirituelle. Cette morale de
l'effort, cette essence transcentale, diffèrent par leur recherche intérieure
du dandysme, école du sentiment de l'affectation extérieure. Baudelaire a
recherché des pouvoirs par le jeu d'une magie incantatoire, verbale et colorée.
N'exagérons pas l'âme mystique de Baudelaire qui n'a d'ailleurs pas voulu
dévoiler sa pensée religieuse, préchrétienne pourrait-on dire — mais retenons
cependant sa célèbre prière qui peut se référer à une conscience mythique
puisqu'il évoque l'essence invisible des ancêtres disparus afin que lui-même
devienne un grand poète : « Faire
tous les matins ma prière à Dieu, réservoir de toute force et de toute justice
; à mon père, à Mariette et à Poe, comme intercesseurs » Son père, sa
vieille servante « au grand cœur » et un poète qu'il n'a pas connu — une
trinité bien Baudelairienne. Ainsi ne parlons
pas de son satanisme, étiquette placée trop commodément sur une oeuvre qui se
réfère au paganisme, à la connaissance initiale, qui en possède l'esthétique et
qui reflète bien le sentiment d'éternité et de plénitude dans une conscience
cosmique. Dans cette oeuvre
de l'ambivalence n'oublions pas cette dramatique tristesse, ce repentir après
le péché originel. En insurgé Baudelaire a voulu savoir pourquoi l'homme était
damné, pourquoi Dieu avait permis ce désordre alors il dénonce notre monde : « cette
société sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l'homme ».
Voilà le drame de l'immortalité. SA RECHERCHESans doute
Baudelaire n'a-t-il pas la valeur logique de Poe, mais ses jugements sont
motivés et malgré les difficultés attachées à la critique d'art il a su
exprimer des idées révolutionnaires, encore valables de nos jours. La poésie
baudelairienne, avec ses arabesques et son harmonie à la ligne très pure, ne
contient plus de leçons d'histoire, de science, de morale, de politique ;
celles-ci restant dans le domaine de la prose. « Il y a dans
les meilleurs vers de Baudelaire, une combinaison de chair et d'esprit, un
mélange de solennité, de chaleur et d'amertume, d'éternité et d'intimité, une
alliance rarissime de la volonté avec l'harmonie, qui les distinguent nettement
des vers romantiques comme ils les distinguent nettement des vers parnassiens »
— (Paul Valéry) . Baudelaire n'a jamais exposé avec netteté sa théorie, mais
par son harmonie on découvre que tout est nombre, que les couleurs sont des
symboles, que les sons et parfums ont une valeur magique. Grâce à ses dons
exceptionnels servis par une intelligence critique peu commune, par la curiosité
de son esprit, Baudelaire a su créer une émulation sans précédent. Sa vie a été
très courte, son œuvre est peu importante et cependant . ce seul petit volume
Les Fleurs du Mal provoque une rupture. Le poète sans le vouloir forme une
école ; la poésie s'engage dans une nouvelle voie, et le Spleen de Paris
confirme ce tournant décisif. La recherche poétique bifurque grâce à
Baudelaire. Ce génie qui a tant
fait pour la gloire de Poe est cependant resté longtemps méconnu. Il doit fuir
ses créanciers, forcer les portes des journaux, des revues, des éditeurs pour
avoir quelque avance ; il doit quémander à sa mère qu'il adore — Il se réfugie
en Belgique le 24 avril 1864 à la recherche de conférences : un projet sans
lendemain, le succès étant médiocre et les honoraires bien inférieurs à ceux
qu'on fui avait promis. Heureusement dans
cette sorte d'exil il subit la jovialité et l'aide précieuse de
Poulet-Malassis, cet ami réactionnaire connu lors des déportations de juin 48.
L'éditeur a dû fuir en Belgique; il loge à Bruxelles dans une petite maison
dont l'adresse reste à notre mémoire grâce à l'épitre en vers du poète du
Spleen de Paris. Rue de Mercelis Numéro Trente-cinq bis Dans le faubourg d'lxelles, BRUXELLES Malgré son « talent
désagréable et impopulaire » (lettre du 23 décembre 1865), de son hôtel du
Grand Miroir à Bruxelles il écrit à sa mère le 11 février 1865 : « Je suis
convaincu, — tu trouveras peut-être mon orgueil bien grand — que, si peu
d'ouvrages que je laisse, ils se vendront fort bien après ma mort... Je ne rêve
plus la fortune. Je ne rêve que le paiement de mes dettes, et de pouvoir faire
une vingtaine de volumes... ». « Je ne sais combien de fois tu m'as
parlé de ma facilité. C'est un terme très usité, qui n'est guère applicable
qu'aux esprits superficiels — Facilité de concevoir ? ou facilité à exprimer ?
Je n'ai jamais eu ni l'une ni l'autre, et il doit sauter aux yeux que le peu
que j'ai fait est le résultat d'un travail très douloureux ». Mais ne
conviendrait-il pas aussi de transcrire sa magnifique lettre du 1 e janvier
1865 où l'on découvre son profond sentiment filial et enfin bien des traits
cachés de son caractère intime : « J'ai l'esprit
plein d'idées funèbres. Comme il est difficile de faire son devoir tous les
jours sans interruption aucune ! Comme il est difficile, non pas de penser un
livre, mais de l'écrire sans lassitude — enfin d'avoir du courage tous les
jours !... Combien de fois me suis-je dit : « Malgré mes nerfs, malgré le
mauvais temps, malgré mes terreurs, malgré les créanciers, malgré l'ennui de
la solitude, voyons, courage ! Le résultat fructueux viendra peut-être ». ...Aurai-je
le temps (en supposant que j'en aie le courage) de réparer tout ce que j'ai à
réparer ? Si j'étais sûr de cela ? C'est là pour moi maintenant une idée fixe,
l'idée de la mort, non pas accompagnée de terreurs niaises — j'ai tant souffert
déjà et j'ai été si puni que je crois que beaucoup de choses peuvent m'être
pardonnées, — mais cependant haïssable parce qu'elle mettrait tous mes projets
à néant, et parce que je n'ai pas exécuté encore le tiers de ce que j'ai à
faire dans ce monde ». Dans le Guigon (Le
Speen de Paris) il confirme sa pensée : « L'art est long et le temps est
court ». LE DRAME PHYSIQUEIl a souvent parlé
de ses maux occasionnés, pense-t-il, par la mauvaise nourriture belge. Mais
n'a-t-il pas écrit à Paris : « J'ai cultivé
mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant j'ai toujours le vertige,
et aujourd'hui, 23 janvier 1862 j'ai subi un singulier avertissement ; j'ai
senti passer sur moi le vent de l'aile de l'imbécilité ». Lorsque l'on songe
à la lucidité de Baudelaire, que de souffrances ! Lui-même analyse son mal,
entrevoit la paralysie qui le gagne. N'est-ce pas là une
des causes de cet éloignement et de cette froideur témoignés à Madame Sabatier
? Faut-il y voir une impuissance ou au contraire la sincérité d'un homme
malade qui ne veut pas contaminer une amie très chère ? Respectons son silence,
mais ne prenons pas trop à la lettre cette création littéraire de Portraits de
Maîtresses (Le Spleen de Paris) : « Sois donc imparfaite, misérable ! afin que
je puisse t'aimer sans malaise et sans colère » que l'on peut d'ailleurs
rapprocher de cette esquisse de la Maîtresse vierge : « La femme dont on ne
jouit pas est celle que l'on aime. Ce qui rend la Maîtresse plus chère, c'est
la débauche avec d'autres femmes. Ce qu'elle perd en jouissance sensuelles,
elle le gagne en adoration... » En mars 1866,
l'aphasie et l'hémiplégie terrassent ce prestigieux poète alors qu'il visitait
l'église Saint-Loup à Namur en compagnie de Félicien-Rops et de
Poulet-Malassis. Baudelaire est hospitalisé à l'Institut Saint-Jean et
Sainte-Elisabeth ; Madame Aupick y rejoint son fils. Ramené à Paris,
Baudelaire entre le 3 juillet 1866 à la maison de santé du Docteur Duval, Rue
du Dôme, à Passy. Il n'y meurt que dans la matinée du samedi 31 août 1867 après
avoir reçu la visite de ses nombreux amis consternés : Sainte-Beuve, Maxime du
Camp, Banville, Leconte de Lisle et la bonne Madame Sabatier. Sa mère se
rendait compte, tardivement, du génie de son fils. Le service
religieux est célébré le lundi, à onze
heures, en l'église Saint-Honoré de
Passy par une chaleur torride. L'inhumation a lieu au
cimetière Montparnasse,
dans le caveau où repose déjà son
beau-père, le Général Aupick. Théodore de
Banville et Charles Asselineau prennent la parole devant ce
mausolée où sous
l'épée qui décore le blason du
Général s'inscrit : « Tout par elle » —
Qu'aurait
pu penser Baudelaire ? Madame Aupick se consacre à l'oeuvre de
son fils et
meurt le 16 août 1871. LE DRAME MORALBaudelaire qui n'a
pu travailler « qu'entre une saisie et une querelle, une querelle et une
saisie » (lettre du 12 avril 1856) a parlé de son précieux recueil fait
avec « fureur et patience » et il précise le 9 juillet 1857 : « On me refuse
tout, l'esprit d'invention et même la connaissance de la langue française — Je
me moque de tous ces imbéciles, et je sais que ce volume, avec ses qualités et
ses défauts, fera son chemin dans la mémoire du public lettré, à côté des
meilleures poésies de Victor Hugo, de Théophile Gautier et même de Byron ».
Mais ce n'était pas là l'opinion la plus généralement admise ; il n'est qu'à
relire les articles nécrologiques, recueillis par Raoul Besançon pour la revue
Palladienne; les critiques entérinaient pour la plupart la stupide condamnation
; Jules Vallès, dans « La Rue » le traitait de « cabotin », « de forçat lugubre
de l'excentricité » et ne lui accordait pas plus de dix années d'immortalité
». Seul Barbey d'Aurevilly rendit justice au novateur. Sans doute nous
touchons là le véritable drame de Baudelaire qui a voulu cacher ses émotions
derrière une façade faite de cynisme, de dandysme, de révolté. Mais sous ces
exagérations souvent tapageuses, nous pouvons découvrir le vrai masque du
génial poète, le visage de la fraternité douloureuse, de l'amour qui veut se
dissimuler, qui a horreur d'étaler à tous des sentiments trop personnels, trop
humains..., qui déteste la grandiloquence, qui ne veut pas « faire épanouir
la rate du vulgaire ». Des petites
touches, des notes ténues révèlent l'esprit de cet artisan tenace et scrupuleux
: Empoignait ses outils, vieillard laborieux. Baudelaire a aimé
les travailleurs, leur visage, leurs travaux et il les a regardé vivre. Il a
craint de les mettre en scène, voulant s'écarter de la verbosité d'un Victor
Hugo, il n'a pas voulu étaler à tous ses sentiments dans la poésie, cet art si
délicat — mais il a au contraire dénoncé cette misère intérieure, le goût
humain pour le vice, pour la chute ; il a voulu lutter contre « la bêtise à
front de taureau ». Combien de tendresse, d'amour épanoui dans cette simple
boutade : Mon semblable, mon frère, qui peut se clore
par « l'homme finit pas ressembler à ce qu'il voudrait être » de l'Art
Romantique. L'IMMORTALITEAu demeurant c'est
en lisant, et en relisant ses admirables Fleurs du Mal — monument capital — que
nous comprendrons toute la grandeur d'âme de cet innovateur qui a su créer de
mystérieuses alliances entre les images et les sonorités. Ce poète volontaire,
initiateur d'un art poétique personnel, a été d'une sincérité absolue ; il a
recherché avec avidité, allant vers un art de plus en plus dépouillé, vers une
perfection qui était en lui, en cherchant à ressusciter magiquement l'extase.
Il a voulu que sa poésie régénère, qu'elle transmette ce message, cette vérité
transcendante qu'il connaissait et vivait. Par la supériorité aristocratique
de son esprit, il a voulu nous faire participer à sa joie salvatrice et nous a
restitué ainsi toute son émotion, toute son exaltation sensuelle, passée au
crible de son intelligence tenace, qui lui permet d'établir une corrrespondance
entre Ciel et Terre. Je me souviens !... J'ai vu tout, fleur, source, sillon Se pâmer sous son oeil comme un cœur
qui palpite... Alors tout ce qui a pu paraître énigme, contradiction, ambivalence devient chez Charles Baudelaire un sentiment ineffable, un amour de plénitude qui le lie finalement à tous les autres hommes, ses frères. |
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