GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 1T/1974 |
Histoire et Universalisme Les origines de la
Franc-Maçonnerie sont légendaires et peuvent, souvent, sembler marquées d'une
fantaisie surprenante. « Lorsque, dans les commentaires de son livre des
Constitutions, Anderson accapare Adam, ses fils et les fils de ses fils, il
provoque notre sourire v, écrit Albert Lantoine. « C'est peut-être, à
tort » , ajoute aussitôt l'historien, « car toute 'fantaisie dans un
récit doit, pour ainsi parler, nous mettre la puce à l'oreille, et nous rendre
circonspect pour la prise en considération d'autres éléments ». Il existe une
symbolique de l'histoire, comme des histoires, une vérité au deuxième degré.
Quel peut être le sens de cette légende, de ce souci d'enracinement d'au-delà
d'une époque connue, d'au-delà du temps ? Précisément, pensons-nous, le désir
de se situer dans une durée sans référence et sans contingence. Ce sera notre
propos de montrer ce que cette démarche a d'exceptionnel en Occident où
l'histoire et la politique ont pris rang d'une véritable théologie. Et aussi,
en quoi, la Tradition Maçonnique, échappant au temps, et à l'histoire, offre à
la réflexion une dimension supplémentaire. *
* * Il semble que
l'histoire, au sens où nous l'entendons aujourd'hui, soit une création typique
de l'Occident et spécialement du monde judéo-chrétien. On connaît, certes, en
Chine et ailleurs, des recueils des hauts faits des rois et des princes. On
conçoit, aux Indes, par exemple, un enchaînement cyclique des périodes. Le
Judaïsme puis le Christianisme vont introduire ces composantes fondamentales de
l'histoire : le temps et la liberté. Une alliance est conclue avec le Seigneur,
un message est adressé aux hommes. Quel parti vont-ils en tirer ? et quand ? C'est à partir de
la naissance de Jésus-Christ que nous comptons les années, à des fins non
seulement chronologiques mais aussi eschatologiques. « Le Christianisme,
regrette le philosophe Aldous Huxley, est demeuré une religion dans laquelle la
philosophie éternelle pure a été recouverte, tantôt plus, tantôt moins, d'une
préoccupation idolâtre d'événements et de choses dans le temps, considérés
comme des fins intrinsèquement sacrées et effectivement divines ». Lorsque le
Christianisme cesse d'être l'idéologie dominante, l'Humanisme prend le relais
et s'efforce, après la Révolution Française, notamment, d'organiser la société
sur des bases équitables. L'homme prend en main son propre destin et les
progrès techniques mettent à sa disposition les moyens matériels du bonheur sur
terre. On peut croire au progrès. A cet espoir d'un succès définitif à court
terme, le Marxisme apportera bientôt l'appui d'une analyse historique et, pour
beaucoup, scientifique. Enfin
l'Existentialisme dégage clairement notre pleine et entière responsabilité :
par le moyen du politique, c'est nous-même qui forgeons le destin de notre
espèce, responsabilité que nous nous devons d'assumer à la fois collectivement
et individuellement. Dés lors, la
politique envahit tout : l'Université, l'Ecole, le Foyer, la réflexion
personnelle qui devient essentiellement prise de position sur les problèmes
sociaux, économiques, etc. Le progrès des communications nous rend solidaires
de tout événement qui se passe de l'autre côté du monde. Quelques milliers de
journalistes et de chroniqueurs ont pour métier de recueillir l'information et
de nous la vendre sur le papier et sur les ondes. C'est un aspect, aussi, de la
civilisation de consommation. Pour que l'événement soit consommable, pour qu'il
échappe aux faits divers, il faut qu'il soit « signifiant ». Aussi, à peine la
nouvelle est-elle tombée des téléscripteurs, encore brute et chaude, sanglante
ou dérisoire, que nous les voyons la prendre en main, la pétrir, lui donner
forme pour l'intégrer dans le « sens de l'histoire ». Et si nous sommes
si fort attachés à notre transistor et notre quotidien, c'est que, dans cette
gigantesque tragédie qui a pour scène l'Univers, c'est l'histoire qui donne un
sens à notre vie : c'est elle qui distribue les rôles, les grands et les
petits, nous place du côté des bons ou des méchants. Mais comme elle ne nous
donne généralement qu'une place de spectateur nous souffrons de notre
impuissance : écrits, motions, manifestations font alors partie d'une thérapeutique
destinée à libérer notre conscience malheureuse. *
* * A cette façon de
voir et de vivre les choses, on peut faire deux procès : d'une part, de relever
d'un acte de foi plus que d'une analyse sérieuse de la réalité ; d'autre part,
d'être source d'appauvrissement au niveau de la réflexion individuelle. Expliquons-nous :
les constructions des historiens sont fort séduisantes. Les données sociales,
économiques, géographiques, jouent entre elles, en contre-point, comme les
lignes mélodiques d'une symphonie, pour aboutir à une apothéose. Reste que des
mêmes notes ils tirent des musiques fort différentes, selon l'époque, la mode
et le régime politique auxquels ils sont attachés. Car, dans maints pays, ils
sont les grands prêtres d'une nouvelle théocratie : celle des politiciens. A
leur demande, ils vaticinent et dans les entrailles d'on ne sait quel poulet,
ils lisent et disent le sens de l'histoire. Et chacune de ces nouvelles
religions a ses rites, ses lieux saints, ses chapelles et ses Judas, son
Orthodoxie, ses dogmes et ses hérétiques. Elles satisfont en nous ce double
besoin de haine et de communion ou plus exactement de communion dans la haine
qui doivent faire partie des besoins fondamentaux de l'homme. L'histoire, nous
dit-on, est grosse du bonheur de l'humanité et il nous appartient de la faire
accoucher. Malheureusement, il semble qu'elle aille de fausse couche en fausse
couche. Ou, chaque fois qu'elle met bas, c'est un monstre qu'elle enfante. Et
par quelle étrange fatalité, ces grands hommes dont elle fait ses saints, en
arrivent-ils presque toujours à faire fonctionner la guillotine ou le peloton
d'exécution, à moins qu'ils n'en soient eux-mêmes les victimes avant d'avoir pu
s'en servir ? Il est nécessaire,
certes, de conduire les hommes et d'administrer les cités mais c'est un rêve
dangereux et intellectuellement malhonnête de croire que la parousie est pour
demain et qu'elle résoudra le problème de la souffrance et de la mort. C'est un rêve, donc
une fuite devant le réel, une distraction au sens pascalien du terme ou
peut-être, pour employer un terme plus moderne, une certaine forme
d'aliénation. Peut-être reprendra-t-on un jour, à contre-pied, l'expression de
Lénine, en parlant de la politique : « opium du peuple ». Car la politique et
l'histoire ne rendent pas compte de la condition humaine dans sa totalité. On
cite quelquefois l'anecdote selon laquelle André Malraux, assistant dans sa
jeunesse à un Congrès Socialiste où l'on décrivait l'organisation parfaite de
la société de demain, se serait levé et aurait posé la question suivante : et
l'homme écrasé par le tramway ? « question qui soulevait le double problème de
l'absurde et de la mort. Problème insoluble
sans doute mais qui fait bien partie de la condition humaine. L'ordre social
n'apporte pas de réponse à l'angoisse métaphysique. Enfin, l'homme
n'est pas seul sur terre. En contemplation devant ses propres faits et gestes,
il finit par oublier le monde qui l'entoure : le mythe de Prométhée rejoint
celui de Narcisse. Enfermé dans ces cages en ciment et en bitume que sont les
villes, il oublie le ciel et la terre, son père et sa mère. Chaque matin le
soleil se lève, la rosée dépose une perle dans chaque fleur, sur chaque brin
d'herbe, les moissons croissent, les feuilles tombent : aucun téléscripteur ne
l'annonce, aucun commentateur n'en parle ; il s'agit pourtant d'événements
extraordinaires, tout proches de nous et dont notre vie dépend. Que penser du
jardinier qui, pour lire son journal, oublie ses salades et ses rosiers ? et
l'activisme éperdu qui nous agite n'est-il pas une sorte de fuite devant
l'essentiel ? *
* * Souvenons-nous de
l'enseignement de Jésus à Marthe et Marie. Marthe se plaignait que sa sœur,
attentive aux paroles du Christ, la laisse seule occupée aux soins domestiques
: « Marthe, Marthe, tu t'inquiètes et tu t'agites pour beaucoup de choses. Une
seule chose est nécessaire. Marie a choisi la bonne part qui ne lui sera point
ôtée. Tout ce qui est
historique est contingent, restrictif et sépare les hommes les uns des autres.
Les anciens Egyptiens, les Indous, les Chinois nous sont étrangers par leur
langue, leur costume, leur organisation sociale, leur système religieux ;
pourtant la joie et l'amour, la souffrance et la mort font partie de notre lot
commun. Fait aussi partie de ce lot commun, la vie religieuse, c'est-à-dire la
pratique de rites et la référence à des symboles qui, d'une tradition à
l'autre, montrent des convergences frappantes ; et si les théologies divisent,
les symboles rapprochent ; l'origine même du mot le dit, puisqu'il s'agissait
au départ de cette petite plaquette de bois ou sumbolon, que les Grecs anciens
brisaient en deux lors d'une séparation : lorsque plus tard on rapprochait les
deux extrémités, le fait qu'elles s'ajustent parfaitement authentifiait la
rencontre. Ce sont,
pensons-nous à la Grande Loge de France, ces considérations qui sont à la base
de l'Institution Maçonnique. Le même Anderson que nous citions au début de
cette chronique, indique dans la Constitution de 1723 que la Franc-Maçonnerie,
laissant à chaque individu les opinions qui lui sont propres, se propose de
réunir les hommes dans la religion sur laquelle ils sont tous d'accord : d'être
d'authentiques hommes de bien. C'est pourquoi, précise-t-il
encore, les querelles d'ordre personnel et, a fortiori, les discussions de
nature religieuse ou politique ne pénètrent pas dans le temple. Car, « en tant
que Maçons « et appartenant à la religion universelle mentionnée ci-dessus,
nous sommes de toutes les nations, de toutes les langues, de toutes les espèces
et « resolved against all Politics, as what never yet conduced to the
Welfare of the Lodge, nor ever will ». Ce qui peut se traduire par «
dressés contre la Politique qui n'a jamais contribué à l'épanouissement des
loges et ne le fera jamais ». Les Maçons se
réunissent dans un Temple. Certains Philologues prétendent que ce mot vient du
latin Temnere : couper. Le Temple c'est la part d'espace qui est mis à part du
reste du monde. Les anciens rituels maçonniques indiquent qu'il suffit de
tracer sur le sol, les limites de l'espace consacré pour établir
symboliquement un Temple. Celui-ci est ouvert
à tous : ceux qui, dans le cadre d'une religion établie, ont déjà trouvé leur
chemin, ceux qui cherchent encore le leur et ceux qui pensent qu'ils n'auront
jamais fini d'en chercher un. Dans le Temple
Maçonnique, la pratique des rites, dans la mesure où ceux-ci furent de tout
temps à la base d'une attitude religieuse, l'étude des symboles, dans la mesure
où ceux-ci furent de tout temps le support d'une médiation tournée vers le
spirituel la référence à une tradition immémoriale, permettent à l'individu
d'échapper un instant au siècle, au contingent, élargissent le champ de la
réflexion, mettent la personne en contact avec le cosmos et donnent à sa pensée
un goût d'éternel. FEVRIER 1974 |
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