GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 3T/1974 |
Discours
Sur la Mythologie André-Michel
chevalier de Ramsay n'a certes jamais fondé de rite ni de grades. Mais cet
Ecossais est sans doute le plus grand docteur de ce courant qui, au sein de la
franc-maçonnerie universelle, se plaît à expliciter le caractère initiatique,
ésotérique, en même temps que traditionnel, de l'Ordre, et qu'on nomme «
écossais », sans que la référence géographique ait d'autre sens que celui d'un
hommage rendu au premier pays des gentlemen-masons. Le grade de maître écossais
naquit à Londres, le courant écossais naquit en France. Le discours de
Ramsay est fameux. Il a été publié ici même dans une édition critique (1) et
l'on a souligné que si, souvent, en effet, l'auteur développe, il demeure
fidèle à l'histoire légendaire de la franc- maçonnerie, telle que James
Anderson la mit au point en tête des premières constitutions de la maçonnerie
moderne. « Universae
religionis vindex et martyr », « défenseur et martyr de la religion
universelle » : c'est l'épitaphe que Ramsay lui-même s'était composée. Cette
religion universelle », cette « religion catholique », selon l'expression
synonyme d'Anderson — l'accord reste entier —, cette religion commune à tous
les maçons, Ramsay en donne la plus juste idée dans son Discours sur la
mythologie qui sera réédité ci-après (2). Mon premier dessein
avait été d'insérer dans mon Livre des Notes détachées : mais comme la lecture
de ces remarques critiques détourne trop l'attention de l'Histoire principale,
j'ai cru devoir les réunir dans un discours suivi, que je divise en deux
parties. Dans la première,
je montrerai que les Philosophes de tous les temps, et de tous les pays, ont eu
l'idée d'une Divinité suprême, distincte et séparée de la matière. La seconde
servira à faire voir que les vestiges des principaux dogmes de la Religion
révélée, sur les trois états du monde, se rencontrent dans la Théologie de
toutes les Nations. PREMIERE PARTIE De la Théologie des païens Je commence d'abord
par les Mages ou les Philosophes persans. Selon le témoignage d'Hérodote, les
anciens Perses n'avaient ni statues, ni temples, ni autels. « Ils appellent
folie, dit cet auteur, de croire comme les Grecs que les
Dieux ont une figure, et une origine humaine. Ils montent sur
les plus hautes montagnes pour sacrifier. Il n'y a chez eux
ni libations, ni musique, ni offrandes. Celui qui fait le
sacrifice, mène la victime dans un lieu pur, et invoque le Dieu auquel il
veut sacrifier, ayant la tiare couronnée de myrthe. Il n'est
pas permis au sacrificateur de prier pour lui en particulier ;
mais, il doit avoir pour objet le bien de toute la Nation, et il se
trouve ainsi compris avec tous les autres. » Strabon rend le
même témoignage aux anciens Perses. « Ils n'érigeaient ni statues, ni autels,
dit cet Historien. Ils sacrifiaient dans un lieu pur, et fort
élevé, où ils immolaient une victime couronnée. Quand le Mage en avait
divisé les parties, chacun prenait sa portion. Ils ne
laissaient rien pour les Immortels, disant que Dieu ne veut autre chose
que l'âme de la victime. » Les Orientaux
persuadés de la Metempsychose, croyaient que la victime était animée d'une
intelligence, dont les peines expiatrices finissaient par le sacrifice. Il est vrai que les
Perses, ainsi que les autres païens, adoraient le feu, le soleil et les astres
; mais on verra qu'ils les regardaient uniquement comme des images visibles et
des symboles d'un Dieu suprême, qu'ils croyaient être le seul maître de la
nature. Plutarque nous a
laissé dans son traité d'Isis et d'Osiris, un fragment de la Théologie des
Mages. Cet historien philosophe nous assure qu'ils définissaient le grand Dieu
Oromaze, le principe de lumière qui a tout opéré, et tout produit. Ils
admettaient encore un autre Dieu, mais subalterne, qu'ils nommaient Mythras ou
le dieu Mitoyen. Ce n'était pas un Etre coéternel avec la Divinité suprême,
mais la première production de sa puissance, qu'il avait préposé pour être le
Chef des Intelligences. La plus belle
définition de la Divinité qui se trouve parmi les anciens, est celle de
Zoroastre. Elle nous a été conservée par Eusèbe dans sa Préparation
évangélique. Cet auteur n'était pas trop favorable aux païens. Il cherchait
sans cesse à dégrader leur philosophie. Cependant il dit avoir lu mot pour mot
les paroles suivantes dans un Livre de Zoroastre qui existait de son temps, et
qui avait pour titre « Recueil sacré des Monuments persans ». « Dieu est le
premier des incorruptibles, éternel, non engendré. Il n'est point composé de parties. Il n'y a rien de semblable ni
d'égal à lui. Il est auteur de tout bien, désintéressé, le plus excellent de
tous les êtres excellents, et la plus sage de toutes les Intelligences. Le père
de la justice et des bonnes lois ; instruit par lui seul, suffisant à lui-même,
et premier producteur de la Nature. » Les auteurs
modernes des Arabes et des Persans, qui nous ont conservé ce qui reste de
l'ancienne doctrine de Zoroastre parmi les Guebres et les Ignicoles, assurent
que les premiers Mages n'admettaient qu'un seul principe éternel. Abulfeda, cité par
le célèbre Docteur Pocok, dit que selon la primitive doctrine des Perses « Dieu
était plus ancien que la lumière et les ténèbres et qu'il avait
existé de tout temps, dans une solitude adorable, sans compagnon
et sans rival. » Saristhani, cité
par M. Hydde, « dit que les premiers Mages ne regardaient point le bon et le
mauvais principe comme coéternels, mais qu'ils croyaient que la
lumière était éternelle, et que les ténèbres avaient été produites par
l'infidélité d'Ahriman, chef des Génies. » M. Bayle dit dans
son dictionnaire que les anciens Perses étaient tous Manichéens. Il aurait sans
doute abandonné ce sentiment, s'il avait consulté les auteurs originaux. C'est
ce que ce célèbre critique ne faisait pas toujours. Il avait un génie capable
de tout approfondir ; mais il écrivait quelquefois à la hâte, et se contentait
d'effleurer les matières les plus graves. D'ailleurs on ne peut justifier cet
auteur d'avoir trop aimé l'obscurité désolante du Pyrrhonisme. Il semble dans
ses ouvrages être toujours en garde contre les idées satisfaisantes sur la
religion. Il montre avec art et subtilité tous les côtés obscurs d'une
question, mais il en présente rarement le point lumineux, d'où sort l'évidence.
Quels éloges n'eût-il pas mérité, s'il avait employé ses rares talents plus
utilement pour le genre humain ! Telle est la
Théologie des anciens Perses, que j'ai mise dans la bouche de Zoroastre. Les
Egyptiens avaient à peu près les mêmes principes que les Orientaux. Rien n'est plus
absurde que l'idée qu'on nous donne ordinairement de leur théologie. Rien aussi
n'est plus outré que le sens allégorique que certains auteurs ont voulti
trouver dans leurs hiéroglyphes. D'un côté il est
difficile de croire que la nature humaine puisse jamais être assez aveuglée
pour adorer des insectes, des reptiles, et des plantes qu'on voit naître et
périr tous les jours, sans y attribuer certaines vertus divines, ou sans les
regarder comme des symboles de quelque puissance invisible. Dans les pays les
plus barbares, on trouve quelques connaissances d'un Etre supérieur, qui fait
l'objet de la crainte, ou de l'espérance des sauvages les plus grossiers. Quand
on supposerait qu'il y a des peuples tombés dans une ignorance assez profonde
pour n'avoir aucun sentiment de la Divinité ; il est certain que l'Egypte ne
saurait être accusée de cette Ignorance. Tous les historiens sacrés et profanes
parlent de ce peuple comme de la plus sage de toutes les Nations ; et l'un des
éloges que le Saint-Esprit donne à Moïse et à Salomon, est qu'ils étalent
instruits dans toutes les sciences des Egyptiens. L'Esprit divin aurait-il loué
ainsi la sagesse d'une Nation tombée dans une barbarie assez grossière pour
adorer les oignons, les crocodiles et les reptiles les plus méprisables. D'un autre côté
certains auteurs modernes veulent trop exalter la théologie des Egyptiens, et
trouver dans leurs hiéroglyphes tous les mystères du christianisme. Après le
déluge, Noé ne laissa point sans doute ignorer à ses enfants, les grands principes
de la religion sur les trois Etats du monde. Cette tradition a pu se répandre
de génération en génération parmi tous les peuples de la terre ; mais il ne
faut pas conclure de là que les païens eussent des idées aussi claires sur la
Nature divine et sur le Messie qu'en avaient les Juifs. Cette supposition, loin
de rendre hommage aux Livres sacrés, les dégrade. Je tâcherai de garder le
juste milieu entre ces deux extrémités. Plutarque dans son
Traité d'Isis et d'Osiris, nous apprend que la théologie des Egyptiens avait
deux significations. L'une sainte et symbolique. L'autre vulgaire et littérale,
et par conséquent que les figures des animaux qu'ils avaient dans leurs temples
et qu'ils paraissaient adorer, n'étaient que des hiéroglyphes, pour représenter
les attributs divins. Suivant cette
distinction, il dit qu'Osiris signifie le principe actif ou le Très-saint ;
Isis, la sagesse ou le terme de son opération ; Orus, la première production
de la puissance, le modèle selon lequel il a tout produit, ou l'archétype du
monde. Il serait téméraire
de soutenir que les païens aient jamais eu aucune connaissance d'une trinité de
personnes distinctes, dans l'Unité indivisible de la Nature divine. Mais il est
constant que les Chaldéens et les Egyptiens croyaient que tous les attributs de
la Divinité pouvaient se réduire à trois : Puissance, Intelligence et Amour.
Ils distinguaient aussi trois sortes de mondes : le monde sensible, le monde
aérien et le monde étheréen. Dans chacun de ces mondes ils reconnaissaient
encore trois principales propriétés, figure, lumière et mouvement ; matière,
forme et force. C'est pour cela que les anciens philosophes regardaient le
nombre de trois comme mystérieux. En lisant avec
attention le Traité de Plutarque, les ouvrages de Jamblique, et tout ce qui
nous reste sur la religion des Orientaux et des Egyptiens, on verra que la
mythologie de ces peuples regarde principalement les opérations internes, et
les attributs de la divinité ; comme celle des Grecs, ses opérations externes,
ou les propriétés de la Nature. Les Orientaux et les Egyptiens avaient l'esprit
plus subtil et plus métaphysique que les Grecs et les Romains. Ces derniers
aimaient mieux les sciences qui sont du ressort de l'imagination et du
sentiment. Cette clef peut servir beaucoup à l'intelligence des anciennes
mythologies. Plutarque conclut
ainsi son Traité d'Isis et d'Osiris : « Comme l'on dit que celui qui lit les
Ouvrages de Platon, lit Platon ; et celui qui joue la comédie de Ménandre, joue
Ménandre ; de même les anciens ont appelé du nom des Dieux les différentes
productions de la Divinité. Plutarque avait dit plus haut qu'il faut prendre
garde de ne pas transformer, dissoudre et dissiper la Nature divine en
rivières, en vents, en végétations, en formes et en mouvements corporels ; ce
serait ressembler à ceux qui croient que les voiles, les câbles, les cordages
et l'ancre sont le pilote ; que le fil, la trame et la navette sont le
tisserand. Par cette
conduite insensée on blasphémerait contre les Puissances célestes, en donnant
le nom de Dieu à des natures insensibles, inanimées et corruptibles. Rien de ce
qui n'a point d'âme, poursuit-il, rien de matériel et de sensible ne peut être
Dieu. Il ne faut pas
croire non plus que les Dieux soient différents selon les différents pays,
Grecs et Barbares, Septentrionaux et Méridionaux. Comme le Soleil est commun à
tous, quoiqu'on l'appelle de divers noms en divers lieux ; de même il n'y a
qu'une seule Intelligence souveraine, et une même Providence qui gouverne le monde, quoiqu'on l'adore
sous différents noms, et quoiqu'elle ait établi des puissances inférieures pour
ses ministres. Voilà, selon Plutarque, la doctrine des premiers Egyptiens sur
la Nature divine. » Origène qui était
contemporain de Plutarque, suit les mêmes principes dans son livre contre
Celse. Ce philosophe païen se vantait de connaître la religion chrétienne,
parce qu'il en avait vu quelques cérémonies, mais il n'en pénétrait point
l'esprit. Origène s'exprime ainsi : « En Egypte les philosophes ont une
science sublime et cachée sur la Nature divine, qu'ils ne montrent au peuple
que sous l'enveloppe de fables et d'allégories. Celse ressemble à un homme qui,
ayant voyagé dans ce pays, et qui n'ayant jamais conversé qu'avec le vulgaire
grossier, croirait entendre la religion égyptienne. Toutes les Nations
orientales, ajoute-t-il, les Perses, les Indiens, les Syriens cachent des
mystères secrets sous leurs fables religieuses. Le Sage de toutes ces religions
en pénètre le sens, tandis que le vulgaire n'en voit que le symbole extérieur
et l'écorce. » Ecoutons à présent
Jamblique qui avait étudié à fond la religion des Egyptiens. Il vivait au
commencement du troisième siècle, et était disciple du fameux Porphyre, selon
le témoignage de S. Clément et de S. Cyrille d'Alexandrie. On lisait encore
alors plusieurs livres égyptiens qui n'existent plus aujourd'hui. Ces livres
étaient respectés par leur antiquité. On les attribuait à Hermès Trismégiste,
ou à quelqu'un de ses premiers disciples. Jamblique avait lu ces livres que les
Grecs avaient fait traduire. Voici ce qu'il dit de la théologie qu'ils
enseignaient. « Selon les
Egyptiens, le premier Dieu exista dans son unité solitaire avant tous les êtres. Il est la source et
l'origine de tout ce qui est intelligent ou intelligible. Il est le premier
principe, suffisant à lui-même, incompréhensible et le père de toutes les
essences. » Hermès dit encore,
continue Jamblique, « que ce Dieu suprême a proposé un autre Dieu nommé Emeph, comme chef de tous les esprits éthéréens, empyréens et célestes
; que ce second Dieu qu'il appelle conducteur, est une sagesse qui transforme
et qui convertit en elle toutes les intelligences. Il ne préfère à ce Dieu
conducteur que le premier intelligent et le premier intelligible, qu'on doit
adorer dans le silence. » Il ajoute « que
l'Esprit producteur a différents noms, selon ses différentes propriétés ou
opérations ; qu'on l'appelle en langue égyptienne Amoun, en tant qu'il est sage
; Ptha, en tant qu'il est la vie de toutes choses, et Osiris, en tant qu'il est
l'auteur de tout bien. » Telle est, selon
Jamblique, la doctrine des Egyptiens ; par-là il est manifeste qu'ils
admettaient un seul principe et un Dieu Mitoyen somblable au Mythras des
Perses. L'idée d'un esprit
préposé par la divinité suprême pour
être le chef et le conducteur de tous les
esprits, est très ancienne. Les docteurs hébreux
croyaient que l'âme du Messie
avait été créée dès le commencement
du monde et préposée à tous les ordres des
intelligences. Cette opinion était fondée sur ce que la
Nature finie ne peut
pas contempler sans cesse les splendeurs de l'essence divine ; qu'elle
est
obligée d'en détourner quelquefois la vue, pour adorer le
Créateur dans ses
productions, et que dans ces moments il fallait un chef qui conduise
les esprits
par toutes les régions de l'immensité, pour leur en
montrer les beautés et les merveilles. *** Pour connaître à
fond la théologie des Orientaux et des Egyptiens, examinons celle des Grecs et
des Romains qui en dérive originairement. Les philosophes de la Grèce allaient
étudier la sagesse en Asie et en Egypte. Thalès, Pythagore, Platon, y ont puisé
leurs plus grandes lumières : les traces de la tradition orientale sont presque
effacées aujourd'hui • mais on nous a conservé plusieurs monuments de la théologie
des Grecs. Jugeons des maîtres par leurs disciples. Il faut distinguer
les dieux des poètes d'avec ceux des philosophes. La poésie divinise toutes
les différentes parties de la Nature, et donne tour à tour de l'esprit au
corps, et du corps aux Esprits. Elle exprime les opérations et les propriétés
de la matière par les actions et les passions des Puissances invisibles, que
les païens supposaient conductrices de tous les mouvements et de tous les
événements qu'on voit dans l'univers. Les poètes passent subitement de
l'allégorie au sens littéral, et du sens littéral à l'allégorie, des Dieux
réels aux Dieux fabuleux ; c'est ce qui cause le mélange de leurs images,
l'absurdité de leurs fictions, et l'indécence de leurs expressions justement
condamnées par les philosophes. Malgré cette
multiplicité de Dieux subalternes, ces poètes reconnaissaient cependant qu'il
n'y avait qu'une seule divinité suprême ; c'est ce que nous allons voir dans
les très anciennes traditions qui nous restent de la philosophie d'Orphée. Je
suis bien éloigné de vouloir attribuer à ce poète les ouvrages qui portent son
nom. Je crois avec le célèbre Grotius, que les pythagoriciens qui
reconnaissaient Orphée pour leur maître, sont les auteurs de ces livres.
Quoiqu'il en soit, comme ces écrits sont plus anciens qu'Hérodote et Platon et
qu'ils étaient fort estimés parmi les païens, nous pouvons juger par les
fragments qui nous en restent de l'ancienne théologie des Grecs. Voici l'abrégé que
fait Timothée cosmographe de la doctrine d'Orphée ; cet abrégé nous a été
conservé dans Suidas, Cedrenus et Eusèbe. « Il y a un Etre
inconnu, qui est le plus élevé et le plus ancien de tous les Etres, et le
Producteur de toutes choses, même de l'Ether et de tout ce qui est au-dessous
de l'Ether. Cet Etre sublime est Vie, Lumière, Sagesse ; ces trois noms
marquent la même et unique Puissance qui a tiré du néant tous les Etres
visibles et invisibles. » Il paraît par ce
passage que l'idée de la création, c'est-à-dire de la production des
substances, n'était pas inconnue aux philosophes païens ; nous la trouverons
bientôt dans Platon. Proclus nous a
conservé encore ce merveilleux passage de la théologie d'Orphée : « L'univers
a été produit par Jupiter. L'Empyrée, le profond Tartare, la Terre et l'Océan,
les Dieux immortels et les Déesses, tout ce qui est, tout ce qui a été, tout ce
qui sera, était contenu originairement dans le sein fécond de Jupiter et en est
sorti. Jupiter est le premier et le dernier, le commencement et la fin. Tous
les Etres émanent de lui. Il est le Père primitif et la Vierge immortelle. Il
est la vie, la cause et la force de toutes choses. Il n'y a qu'une seule
Puissance, un seul Dieu, et un seul Roy universel de tout. » Je finis la
théologie d'Orphée par ce passage fameux de l'auteur des Argonautiques, qui a
suivi la doctrine d'Orphée. « Nous chanterons d'abord un hymne sur l'ancien
chaos, comment le ciel, la mer et la terre en furent formés. Nous chanterons
aussi l'amour parfait, sage et éternel, qui a débrouillé ce chaos. » Il paraît par la
doctrine de la théogonie, ou la naissance des Dieux qui est même que la
cosmogonie, ou la génération de l'univers, que les anciens poètes rapportaient
tout à un premier Etre de qui tous les autres émanaient. Le poème de la
théogonie d'Hesiode parle de l'amour comme du premier principe qui débrouilla
le Chaos. « De ce chaos sortit la nuit ; de la nuit, l'Ether ; de l'Ether,
la lumière ; ensuite les étoiles, les planètes, la terre, et enfin les Dieux
qui gouvernent tout. » Ovide parle aussi
le même langage dans le premier livre de ses Métamorphoses : « Avant qu'il y
eut, dit-il, une mer et une terre ; avant qu'il y eut un ciel qui enveloppât le
monde, toute la nature était une masse informe et grossière que l'on nomme le
Chaos. Les semences de toutes choses étaient dans une perpétuelle discorde ;
mais une divinité bienfaisante termina tous ces
différends. » Il est évident par ces paroles que le poète latin, qui a
suivi la tradition grecque, distingue entre le chaos et Dieu qui le débrouilla
avec intelligence. Je dois remarquer
ici cependant que la mythologie grecque et romaine sur le chaos est bien plus
imparfaite que celle des Orientaux et des Egyptiens, qui nous enseignent qu'un
état heureux et parfait a précédé le chaos ; que le bon principe n'a pu rien
produire de mauvais ; que son premier ouvrage ne pouvait pas être la confusion
et le désordre ; et enfin que le mal physique n'a été qu'une suite du mal
moral. L'imagination des poètes grecs enfanta d'abord la monstrueuse doctrine
de Manès sur les deux principes coéternels ; une intelligence souveraine et une
matière aveugle ; la lumière et les ténèbres ; un chaos informe et une divinité
qui se débrouille. Je quitte Hesiode
et Ovide, pour parler de la théologie d'Homère et de Virgile son imitateur.
Quiconque lira attentivement ces deux poètes épiques verra que le merveilleux
qui règne dans leurs fables est fondé sur ces trois principes : 1° Qu'il y a un
Dieu suprême qu'ils appellent partout le Père et le Maître souverain des hommes
et des dieux, l'Architecte du monde ; le prince et le gouverneur de l'univers,
le premier Dieu et le grand Dieu. 2° Que toute la Nature est remplie
d'intelligences subalternes qui sont les ministres de cette divinité suprême.
3° Que les biens et les maux, que les vertus et les vices, que les
connaissances et les erreurs viennent de l'action et de l'inspiration
différente des bons et des mauvais génies qui habitent l'air, la mer, la terre
et le ciel. Les poètes
tragiques et lyriques parlent comme les poètes épiques. Euripide reconnaît
hautement la dépendance de tous les êtres d'un seul principe : « O I Père et
Roy des hommes et des dieux, dit-il, pourquoi croyons-nous, misérables mortels,
savoir ou pouvoir quelque chose ; notre sort dépend de votre volonté. » Sophocle nous
représente la divinité comme une intelligence souveraine qui est la vérité, la
sagesse et la loi éternelle de tous les esprits : « La nature mortelle,
dit-il, n'a point engendré les lois : elles viennent d'en haut : elles
descendent du ciel même. Jupiter olympien en est le seul Père. » Pindare dit « que
Chiron apprenait à Achille à adorer au-dessus de tous les autres dieux, Jupiter
qui lance la foudre. » Plaute introduit un
dieu subalterne parlant ainsi : « Je suis citoyen de la cité céleste, dont
Jupiter, père des dieux et des hommes, est le chef. Il commande aux nations, et
nous envoie par tous les royaumes pour connaître les mœurs et les actions, la
piété et la vertu des hommes. C'est en vain que les mortels tâchent de le
corrompre par les offrandes et les sacrifices. Ils perdent leur peine, car il a
en horreur le culte des impies. » « Muses, dit
Horace, célébrez en premier lieu, selon la coutume de nos pères, le grand
Jupiter qui gouverne les mortels et les immortels, la terre, les mers et tout
l'univers. Il n'y a rien « de plus grand que lui, rien de semblable, rien
d'égal à lui. » Je finis ce que
j'ai à citer des poètes par ce passage merveilleux de Lucain. Lorsque Caton
arrive au temple de Jupiter Ammon, après avoir traversé les déserts de la Lybie,
Labienus veut le persuader de consulter l'oracle. Voici la réponse que le
poète met à la bouche de ce philosophe Heros :
« Pourquoi me proposez-vous, ô Labienus, de demander à l'oracle si l'on doit
mieux aimer mourir libre les armes à la main, que de voir la tyrannie triompher
dans sa Patrie ; si cette vie mortelle n'est que le retardement d'une
immortalité heureuse ; si la violence peut nuire à un homme de bien ; si la
vertu ne nous rend point supérieurs aux malheurs et si la vraie gloire dépend
des succès : nous savons déjà ces vérités et l'oracle ne peut pas nous faire
des réponses plus claires que celles que Dieu nous fait à tout moment dans le «
fond de notre cœur. Nous sommes tous unis à la divinité, elle n'a pas besoin de
paroles pour se faire entendre et elle nous a « dit en naissant tout ce que
nous avons besoin de savoir. Elle n'a pas choisi les fables arides de la Lybie
pour y ensevelir la « vérité, afin qu'elle ne soit entendue que d'un petit
nombre de personnes. Elle le fait connaître à tous. Elle remplit tous les «
lieux, la terre, la mer, l'air, le ciel. Elle habite surtout dans l'âme des
justes. Pourquoi la chercher plus loin ? » Passons des poètes
aux philosophes, et commençons par Thalès Milesien, chef de l'école ionique.
Il vivait plus de six cents ans avant l'ère chrétienne. Nous n'avons aucun de
ses ouvrages ; mais voici quelques-unes de ses maximes, qui nous ont été
conservées par les auteurs les plus respectables de l'antiquité. « Dieu est le
plus ancien de tous les Etres. Il a produit l'uni vers plein de merveilles. Il
est l'intelligence qui a débrouillé le chaos. Il est sans commencement et sans
fin et rien ne lui est caché. Rien ne peut résister à la force du destin ; mais
ce destin n'est autre que la raison immuable et la puissance éter« nelle de la
Providence. » Ce qu'il y a de
plus surprenant en Thalès, c'est la définition de l'âme. Il l'appelle « un
principe ou une nature que se meut elle même, pour la distinguer de la matière.
» Pythagore est le
second grand philosophe après Thalès, et le chef de l'école italique. On sait
l'abstinence, le silence, la retraite et la grande pureté de mœurs qu'il
exigeait de ses disciples. Il avait senti que l'esprit seul ne peut atteindre à
la connaissance des choses divines, à moins que le cœur ne soit épuré de ses
passions. Voici les idées qu'il nous donne de la divinité. « Dieu n'est ni
sensible, ni passible, mais invisible, purement intelligible et souverainement
intelligent. Par son corps, il ressemble à la lumière, et par son âme à la
vérité. Il est l'Esprit universel qui pénètre et qui se répand par toute la
Nature. Tous les êtres reçoivent leur vie de lui. Il n'y a qu'un seul Dieu, qui
n'est pas, comme quelques-uns se l'imaginent, placé au-dessus du monde, hors de
l'enceinte de l'univers : mais étant tout entier en soi, il voit tous les êtres
qui remplissent son immensité. Principe unique, lumière du ciel, père de tous,
il produit tout, il arrange tout, il est la raison, la vie et le mouvement de
tous les êtres. » Il enseignait
qu'outre le premier principe, il y avait trois sortes d'intelligences, les
dieux, les héros et les âmes. Il regardait les premiers comme les images
inaltérables de la souveraine intelligence ; les âmes humaines comme les moins
parfaites des susbstances raisonnables ; et les héros comme des êtres mitoyens
placés entre les deux, pour élever les âmes à l'union divine. Il nous représente
ainsi l'immensité comme remplie d'esprits de différents ordres. Thalès avait la
même idée. Ces deux sages avaient puisé cette doctrine en Egypte, où l'on
croyait que c'était borner la puissance divine, que de la supposer moins
féconde en intelligences, qu'en objets matériels. C'est là le vrai
sens de cette expression fameuse attribuée aux pythagoriciens, que l'unité a
été le principe de toutes choses, et que de cette unité était sortie une
dualité infinie. On ne doit pas entendre par cette dualité deux des personnes
de la Trinité chrétienne, ni les deux principes de Manès ; mais un monde
d'intelligence et de corps qui est l'effet dont l'unité est la cause. C'est là
le sentiment de Porphyre. Il doit être préféré à celui de Plutarque, qui veut
attribuer à Pythagore le système manichéen, sans en donner aucune preuve. Pythagore
définissait l'âme comme Thalès, un principe qui se meut lui-même. Il soutenait
de plus « qu'en sortant du corps, elle se réunit à l'âme du monde ; qu'elle
n'est pas un Dieu, mais l'ouvrage d'un Dieu éternel et qu'elle est immortelle à
cause de son principe. » Ce philosophe
croyait que l'homme était composé de trois parties, de l'esprit pur d'une
manière éthérée, qu'il appelait le char subtil de l'âme et d'un corps mortel ou
grossier. Il était encore redevable de cette idée aux Egyptiens, qui l'avaient
donnée peut être aux Hébreux, dont la théologie distingue l'esprit pur, le
corps céleste et le corps terrestre. Les pythagoriciens
appellent souvent le char subtil ou le corps céleste, l'âme, parce qu'ils la
regardent comme la vertu active qui anime le corps terrestre. C'est ce qui fait
croire à ceux qui n'approfondissent point leur philosophie, qu'ils regardaient
la substance pensante comme matérielle. Rien n'est plus faux. Ils distinguaient
toujours entre l'entendement ou l'esprit pur et l'âme ou le corps éthéréen. Ils
regardaient l'un comme la source de nos pensées ; l'autre comme la cause de nos
mouvements et les croyaient deux substances différentes. Anaxagore, comme nous
verrons bientôt, redressa cette erreur. Les anciens poètes
grecs avaient déguisé cette opinion. Ils appelaient le corps céleste le
simulacre, l'image ou l'ombre, parce qu'ils s'imaginaient que ce corps subtil
en descendant du ciel pour animer le corps terrestre, en prenait la forme,
comme la fonte prend celle du moule où on la jette. Ils disaient qu'après la
mort, l'esprit revêtu de ce char subtil s'envolait vers les régions de la Lune,
où ils avaient placé les champs Elysées. Selon eux, il arrivait là une seconde
mort par la séparation de l'esprit pur d'avec son char. L'un se réunissait aux
Dieux et l'autre restait dans le séjour des ombres ; c'est pour cela qu'Ulysse
dit dans l'Odyssée, « qu'il aperçut
dans les champs Elysées le divin Hercule, c'est-à‑dire son image (continue le
poète), car pour lui il est avec les Dieux immortels et assiste à leurs
festins. » Pythagore
n'adoptait point la fiction poétique de la féconde mort. Il enseignait que le
pur esprit et son char subtil étant nés ensemble, étaient inséparables et
retournaient après la mort à l'astre d'où ils étaient descendus. Je ne parle point
ici de la métempsychose, elle ne regardait que les âmes qui s'étaient dégradées
et corrompues dans les corps mortels. J'en parlerai dans la seconde partie de
ce discours. Je finis l'article
de Pythagore par le sommaire que saint Cyrille fait de la doctrine de ce
philosophe. Nous voyons clairement, dit ce Père, que Pythagore soutenait qu'il
y avait « un seul Dieu, principe et cause de toutes choses, qui éclaire
tout, qui anime tout, de qui tout émane, qui a donné l'être à tous et qui est
l'origine du mouvement. » Après Pythagore
vient Anaxagore de la secte ionique, né à Clazomene, et maître de Périclès,
héros athénien. Ce philosophe fut le premier après Thalès dans l'école ionique
qui sentit la nécessité d'introduire une souveraine intelligence pour la
formation de l'Univers. Il rejetta avec mépris et réfuta avec force la doctrine
de ceux qui soutenaient que la nécessité aveugle, et les mouvements fortuits
de la matière avaient produit le monde. Il tâcha de prouver qu'une intelligence
pure et sans mélange préside à l'Univers. Selon le rapport
d'Aristote, les raisonnements d'Anaxagore étaient fondés sur deux principes :
1° « que l'idée de la matière ne renfermant pas celle de force, le mouvement
ne peut pas être une de ses propriétés. Il faut par conséquent, disait-il,
chercher ailleurs la cause de son activité. Or ce principe actif, en tant que
la cause du mouvement, il l'appelle l'Ame, parce qu'il anime l'Univers. » 2° « Il
distinguait entre ce principe universel du mouvement et le principe pensant, il
appelait ce dernier entendement. Il ne voyait rien dans la matière qui fût
semblable à cette propriété, de là il concluait qu'il y avait dans la Nature
une autre substance que la matière. Mais il ajoutait que l'âme et l'esprit
étaient la même substance, qu'on distinguait selon les opérations et que de
toutes les essences, elle était la plus simple, la plus pure et la plus exempte
de mélange. » Ce philosophe
passait à Athènes pour un athée parce qu'il niait que les astres et les
planètes fussent des dieux. Il soutenait que les premiers étaient des soleils
et les autres des mondes habitables. Le système de la pluralité des mondes est
très ancien. Platon accuse
Anaxagore d'avoir expliqué tous les phénomènes de la Nature par la matière et
le mouvement. Descartes n'a fait que renouveler ce sentiment. Il me semble que
c'est avec grande injustice qu'on attaquerait le philosophe de Clazomene, ou
son imitateur, puisque l'un et l'autre posent pour principe que le mouvement
n'est pas une propriété de la matière et que les lois du mouvement sont
établies avec connaissance et dessein. En supposant ces deux principes, il me
paraît que c'est avoir une idée plus noble et plus digne de la divinité, de
soutenir qu'étant présente à son ouvrage, elle donne la vie, l'être et le
mouvement à toutes les créatures ; que d'imaginer avec les péripatéticiens des
intelligences subalternes, des formes substantielles, des êtres mitoyens et
indéfinissables, qui produisent tous les différents arrangements de la matière.
Aristote et son école, en multipliant les causes fécondes, ont dérobé à la cause
première sa puissance et sa gloire. Socrate suit de
près Anaxagore. On dit vulgairement qu'il a été martyr de l'Unité divine, pour
avoir refusé son hommage aux Dieux de la Grèce ; mais c'est une erreur. Dans
l'apologie que Platon fait de ce philosophe, Socrate reconnaît des Dieux subalternes
et enseigne que les astres 'et le soleil sont animés par des intelligences à
qui il faut rendre un culte divin. Le même Platon dans son dialogue sur la
sainteté, nous apprend que Socrate ne fut point puni pour avoir nié qu'il y eût
des Dieux inférieurs, mais parce qu'il déclamait hautement contre les poètes
qui attribuaient à ces divinités des passions humaines et des crimes énormes. En supposant
plusieurs divinités inférieures, Socrate n'admettait cependant qu'un seul
principe éternel. Xénophon nous a laissé un excellent abrégé de la théologie de
ce philosophe. C'est peut- être le plus important morceau qui nous reste de
l'antiquité. Il contient les entretiens de Socrate avec Aristodème qui doutait
de l'existence de Dieu. Socrate lui fait remarquer d'abord tous les caractères
de dessein, d'art et de sagesse répandus dans l'univers, et surtout dans la
mécanique du corps humain. « Croyez-vous, dit-il ensuite à Aristodème,
croyez-vous que vous soyez le seul être intelligent ? Vous savez que vous ne
possédez qu'une petite parcelle de cette matière qui compose le monde, une
petite portion de l'eau qui l'arrose, une étincelle de cette flamme qui l'anime
; l'intelligence vous appartient-elle en propre ? L'avez-vous tellement retirée
et renfermée en vous-même, qu'elle ne se trouve nulle part ailleurs ? Le hasard
fait-il tout, sans qu'il y ait aucune sagesse hors de vous ? » Aristodème ayant
répliqué qu'il ne voyait point ce sage Architecte de l'Univers, Socrate lui
répond : « Vous ne voyez pas non plus l'âme qui gouverne votre corps et qui
règle tous ses mouvements ; vous pourriez aussi bien conclure que vous ne
faites rien avec dessein et raison, que de soutenir que tout se fait par hasard
dans l'Univers. » Aristodème ayant
reconnu un Etre souverain, doute cependant de la Providence, parce qu'il ne
comprend pas comment elle peut tout voir à la fois. Socrate lui réplique : « Si
l'Esprit qui réside dans votre corps, le meut et le dispose selon sa volonté ;
pourquoi la Sagesse souveraine qui préside à l'Univers ne peut-elle pas aussi
régler tout comme il lui plaît ? Si votre oeil peut voir les objets à la
distance de plusieurs stades, pourquoi l’œil de Dieu ne peut-il pas tout voir à
la fois ? Si votre âme peut penser en même temps à ce qui est à Athènes, en
Egypte et en Sicile ; pourquoi la Sagesse divine ne peut-elle pas avoir soin de
tout, étant présente partout à son ouvrage ? » Socrate sentant
enfin que l'incrédulité d'Aristodème venait plutôt de son coeur que de son
esprit, conclut par ces paroles : « O !
Aristodème, appliquez-vous sincèrement à adorer Dieu ; il vous éclairera et
tous vos doutes se dissiperont bientôt. » Platon disciple de
Socrate suit les mêmes principes. Il vivait dans un temps où la doctrine de
Démocrite avait fait de grands progrès à Athènes. Le dessein de toute la
théologie est de nous donner des sentiments nobles de la Divinité ; de nous
montrer que les âmes n'ont été condamnées à animer des corps mortels que pour
expier les fautes commises dans un état précédent et d'enseigner enfin que la
religion est le seul moyen de nous rétablir dans notre première grandeur. Il
méprise tous les dogmes de la superstition athénienne et tâche d'en purger la
religion. Le principal objet de ce philosophe est l'homme immortel. Il ne
parle de l'homme politique que pour montrer que le plus court chemin de
l'immortalité est de remplir pour l'amour du beau les devoirs de la société
civile. Platon dans un de
ses Dialogues définit Dieu la cause productrice qui fait exister ce qui
n'était pas auparavant. Il semble par-là qu'il ait eu une idée de la création.
La matière selon lui n'était éternelle que parce qu'elle était produite de tout
temps. Il ne l'a jamais regardée comme indépendante de Dieu, ni comme une
émanation de la substance ; mais comme une véritable production. Il est vrai
que dans son Timée Locrien il appelle quelquefois la substance divine une
matière incréée mais il la distingue toujours de l'univers sensible, qui n'en
est qu'un effet et une production. Il n'est pas
surprenant que Platon aidé de la seule lumière naturelle ait connu la création.
Cette vérité ne renferme aucune contradiction. En effet quand Dieu crée, il ne
tire pas l'être du néant comme d'un sujet sur lequel il opère ; mais fait
exister ce qui n'était pas précédemment. L'idée de puissance infinie suppose
nécessairement celle de pouvoir produire de nouvelles substances, aussi bien
que de nouvelles formes. Faire exister une substance qui n'existait pas
auparavant, ne paraît pas plus inconcevable que de faire exister une forme qui
n'était pas auparavant ; puisque dans l'un et l'autre cas on produit un être
nouveau. Ce passage du néant à l'être embarrasse également dans tous les deux.
Or comme on ne nie pas qu'il y ait une force mouvante, quoiqu'on ne conçoive
pas comment elle agit, de même il ne faut pas nier qu'il y ait une puissance
cicatrisante, parce que nous n'en avons pas une idée claire. Revenons à Platon.
« Il appelle Dieu le souverain Architecte qui a créé l'Univers et les Dieux
et qui fait tout ce qu'il lui plaît dans le ciel, sur la terre, et aux enfers.
» Il considère la
Divinité dans la solitude éternelle avant la production des êtres finis. Il dit
souvent après les Egyptiens « que cette première source de la Divinité est
environnée de ténèbres épaisses ; que nul mortel ne peut les pénétrer et qu'il
ne faut adorer ce Dieu caché que par le silence. C'est ce premier principe
qu'il appelle en plusieurs endroits l'Etre, l'Unité, le Bien souverain. Le même
dans le monde intelligent, que le soleil dans le monde visible ». C'est
selon Platon cette fontaine de la Divinité que les poètes nommaient Coelus. Ce philosophe nous
représente ensuite le premier être comme sortant de son unité pour considérer
toutes les différentes manières par lesquelles il peut se dépeindre au dehors.
Par-là se forme dans l'entendement divin le monde intelligible contenant les
idées de toutes choses et les vérités qui en résultent. Platon distingue
toujours entre le Bien suprême et cette sagesse qui n'en est que l'émanation. «
Ce qui nous présente la vérité, dit-il, et ce qui nous donne la raison, est
le Bien suprême. Cet Etre est la cause et la source de la vérité. Il l'a
engendrée semblable à lui-même. Comme la lumière
n'est pas le Soleil, mais son émanation ; de même, la vérité n'est pas le
premier principe, mais son émanation. Comme le Soleil non seulement éclaire les
corps et les rend visibles, mais encore qu'il contribue à leur génération, et à
leur accroissement ; de même le Bien suprême fait non seule ment connaître les créatures,
mais il leur donne aussi leur être et leur existence. » C'est cette émanation qu'il appelle
Saturne; ou le fils de Cœlus. Il considère enfin
la cause productrice comme animant l'Univers et lui donnant la vie et le
mouvement. Dans le dixième livre de ses Lois il prouve que la cause du
mouvement ne peut pas être corporelle, parce que la matière n'est point active
par elle-même et suppose un autre principe pour la mouvoir. Il nomme ce premier
moteur l'Ame du monde et Jupiter, ou le fils de Saturne. On voit par-là que la
Trinité de Platon ne renferme que trois attributs de la divinité et nullement
trois personnes. Aristote disciple
de Platon et prince des philosophes péripatéticiens, appelle Dieu « l'Etre
éternel et vivant, le plus noble de tous les Etres, une substance totalement
distincte de la matière, sans étendue, sans division, sans parties et sans
succession, qui comprend tout par un seul acte, qui demeurant immobile en soi
remue tout et qui possède en lui-même un bonheur parfait, parce qu'il se
connaît lui-même et se contemple avec un plaisir infini. Dans la
métaphysique il pose pour principe « que Dieu est une intelligence
souveraine qui agit avec ordre, proportion et dessein et qu'il est la source du
bon, du beau et du juste. » Dans son Traité de
l'âme, il dit que « l'Intellect suprême est par la nature le plus ancien de
tous les Etres, qu'il a une domination souveraine sur tous. Il dit ailleurs
que le premier Principe n'est ni le feu, ni la terre, ni l'eau, ni rien de
sensible, mais que l'esprit est la cause de l'univers et la source de tout
l'ordre et de toutes les beautés, aussi bien que de tous les mouvements et de
toutes les formes qu'on y admire. » Ces passages
prouvent qu'Aristote ne soutenait l'éternité du monde que comme d'une émanation
postérieure en nature à l'Intelligence divine, qui étant tout acte et toute
énergie, ne pouvait pas demeurer dans l'oisiveté. Outre cette
substance première et éternelle, il reconnaît plusieurs autres intelligences
qui président aux mouvements des sphères célestes. « Il n'y a, dit-il, qu'un
seul premier moteur et plusieurs dieux subalternes. Tout ce qu'on a ajouté sur
la forme humaine de ces divinités, sont des fictions faites exprès pour
instruire la multitude et pour faire observer les bonnes lois. Il faut réduire
tout à une seule substance primitive et à plusieurs substances subordonnées,
qui gouvernent sous elle. Voilà la pure doctrine des Anciens échappée du
naufrage des erreurs vulgaires et des fables poétiques. » (à suivre) |
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