GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 3T/1974 |
Descartes, Malebranche, la Philosophie des Lumières et la Franc-Maçonnerie moderne La franc-maçonnerie
moderne, dite spéculative, est née en 1723 avec les Constitutions d'Anderson.
Elle a connu au XVIlle siècle un développement rapide et considérable. Et si
certaines de ses idées, certains de ses principes viennent de ses antécédents
et de son histoire propre, il serait vain de nier qu'en même temps, elle
reflète des idées, qui elles, viennent de son époque, du milieu intellectuel
dans lequel elle baigne. Aussi, peut-on retrouver, chez les francs-maçons du
XVIIIe siècle les idées de leur temps. or celui-ci a subi dans son ensemble des
influences diverses et conjuguées : celles, entre autres de la pensée de Locke,
de la pensée de Leibniz et de Spinoza, celle très certainement de Malebranche
qui se veut lui-même disciple de Descartes. Dans son ouvrage
(1), publié récemment, M. Ferdinand Alquié procède à une confrontation des
thèses cartésiennes et malebranchistes et montre comment on peut trouver dans
la pensée du père de l'oratoire une des sources principales de la philosophie
des lumières, et ajouterons-nous, de certains thèmes qui deviendront chers aux
francs-maçons du XVIlle siècle. Malebranche a voulu
être avant tout un apologiste de la religion
chrétienne. Et il a cru que Descartes
lui fournissait le moyen de réaliser ce projet, de triompher des
libertins en
justifiant la foi par la raison. Or, on peut se demander, si l'oeuvre
de
Malebranche n'a pas entraîné une conséquence
radicalement différente, voire opposée. En effet,
utilisant le cartésianisme pour assurer la foi
chrétienne, Malebranche, ne
l'a-t-il pas en réalité transformé en une doctrine
où plus tard le déisme et
même l'athéisme pourront se reconnaître ? Les changements
imposés au cartésianisme ouvrent la voie aux conceptions des encyclopédistes.
Qu'il s'agisse de l'idée de Dieu et de celle de l'âme, du problème de la
causalité et de celui de l'ordre, des questions qui concernent le plaisir, le
bonheur et la grâce, l'influence de Malebranche est manifeste non seulement sur
les philosophes mais aussi sur les littérateurs du XVIIIe siècle. Examinons en
particulier l'idée de Dieu. Le passage du Dieu-Père, du christianisme au
Dieu-Architecte, cher aux philosophes du XVIlle siècle, et à beaucoup de
francs-maçons, se trouve déjà chez Malebranche. Le Dieu de Malebranche (comme
celui de Newton) tend à devenir un pur géomètre, un architecte qui a pensé et
ordonné le monde plus qu'il ne l'a créé. Ce Dieu est dépouillé de toute historicité
et de tout esprit chrétien ; il est assimilé simplement à l'Etre en général, à
l'Etre Infini et cet Etre Infini est lui- même assimilé à son tour à la Raison.
Plus qu'un Dieu-substance, il est un Dieu-lumière. Sa volonté créatrice se
confond avec sa sagesse ; cette « lumière universelle qui éclaire tous les hommes
», à une sagesse qui bientôt se confondra avec l'ordre même de la nature.
Disons qu'ici l'idée de Dieu n'est plus comprise comme une présence ontologique
mais comme une idée mathématique, qui traduit l'ordre de la nature. Du Dieu
chrétien nous sommes passés au Dieu géomètre et de celui-ci à la nature elle-
même. Cette nature se confondra avec les lois générales que Dieu a établies
pour construire et conserver son ouvrage. Il suffira donc de connaître les lois
de la nature pour connaître Dieu. On cessera de s'interroger sur la volonté du
Père pour diriger seulement son attention sur la lumière du fils. Le théisme se
transforme en naturalisme et le théocentrisme en une sorte d'anthropocentrisme. C'est ainsi que
chez Malebranche et plus encore chez les philosophes du XVIlle siècle l'hymne à
la gloire de Dieu devient un hymne à la gloire de la nature et un hymne à la
gloire de la sagesse ou de la raison humaine (voir par exemple la célèbre Prière
à Dieu de Voltaire dans le Traité de la Tolérance). Nous retrouverons
même dans la pensée de Malebranche une idée qui semble essentielle à la pensée
maçonnique : c'est l'idée d'ordre. S'il est vrai que Dieu ne pense et ne veut
que selon l'ordre et s'il est vrai que la raison, verbe de Dieu, est
connaissance de cet ordre, c'est en suivant la raison qui pense cet ordre que
l'homme pensera et voudra ce que Dieu pense et veut : « Laissons aux sages
de la Grèce et aux stoïciens cette vertu chimérique de suivre Dieu ou la
nature, pour nous, consultons la raison ». C'est donc la
raison qui nous fait connaître l'ordre et qui non seulement nous le fait
connaître mais aussi nous le fait aimer. Cette connaissance et cet amour de
l'ordre deviendront la vertu mère, fondamentale, universelle, source de toutes
les vertus : car il va de soi que cet ordre il ne suffira pas de le voir et de
le reconnaître, mais il faudra l'aimer, le réaliser, y conformer toutes nos
actions. « Apprends donc
aujourd'hui, dit le verbe au philosophe, que je ne suis pas seulement la vérité
éternelle mais encore l'ordre immuable et nécessaire, que comme vérité,
j'éclaire ceux qui me consultent pour devenir plus savants et que comme ordre
je règle ceux qui me suivent pour devenir plus parfaits. » La connaissance
et l'amour de l'ordre seront ici préférés à la foi. Car la foi sans
intelligence et sans lumière ne saurait nous rendre vertueux ; l'intelligence
est nécessaire pour éclairer et comprendre les évangiles. Et il est
significatif que Malebranche réduise la morale évangélique à deux
commandements fondamentaux : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout
votre cœur et de toutes vos forces et votre prochain comme vous-mêmes ». Il est
plus significatif encore que pour Malebranche, c'est en rentrant en soi-même
que l'on trouvera ce commandement « écrit de la main de Dieu ». Le sens
du texte sacré sera donné par la raison. Ainsi pour régler sa conduite il
suffira de consulter la seule lumière naturelle. Comme le remarque M. Alquié,
Descartes en sa théorie de la véracité divine subordonnait la conception
grecque de la vérité, fondée sur la clarté et l'évidence, à la conception
judaïque et chrétienne, reposant sur le témoignage. Malebranche renverse cette
hiérarchie et croit pouvoir accéder au vrai par une vision directe, qu'il
deviendra inutile de garantir en invoquant une parole reçue du dehors. La
morale en définitive ne se fonde plus que sur la raison. Il faudra donc
reconnaître à la raison deux usages : d'une part elle nous révèle la vérité,
c'est-à-dire les principes et les lois de la nature, d'autre part elle nous
découvre un ordre, qui certes par le monde se trouve souvent démenti. Le XVIlle
siècle abandonnant cette distinction essentielle, opérera la naturalisation du
malebranchisme. *** Cependant n'y
a-t-il pas à côté de ce malebranchisme explicite, un malebranchisme implicite
qui resterait fidèle à l'inspiration première de Descartes, à un souci
ontologique profond, fondamental ? A sa conception mécaniste du monde
Malebranche joint parfois une vision révélant une autre structure d'esprit. Dieu, nous dit-il,
a tellement pensé à Jésus-Christ en créant le monde que tout dans le monde en
est le symbole et l'emblème. Dans la nature tout est symbole de Jésus-Christ. «
Tout a rapport à lui à sa manière, depuis la plus noble des intelligences
jusqu'aux insectes les plus méprisés ». Par exemple le grain qu'on sème et qui
doit mourir pour ressusciter et donner son fruit est une figure naturelle de
Jésus-Christ qui est mort pour ressusciter glorieux. La vision qu'en de telles
images Malebranche nous propose du monde n'est plus mécaniste. Elle se rattache
au Moyen Age et M. Alquié se demande si son symbolisme n'alimentera pas le siècle
suivant quelques-unes des pensées de la franc-maçonnerie en particulier l'idée
de Grand Architecte de l'Univers et l'idée de Temple. De plus ce Dieu de
Malebranche, Dieu géomètre et architecte est en même temps le Dieu des
chrétiens, c'est-à-dire incompréhensible mais aussi qualifié, et transcendant.
Cet être transcendant, est par cela même isolé de son idée : l'acte par lequel
nous le saisissons, n'est pas analogue à celui par lequel nous comprenons le
rapport de deux idées. La saisie de l'Etre et sa connaissance seront séparés
comme seront séparés le problème de la puissance et de l'essence de Dieu, le
père devenant le principe des existences et le fils le lieu des essences
connaissables. Et c'est en ce sens
que Malebranche pourra dire que Dieu est connu de façon immédiate et sans idée,
dans une sorte d'expérience première, d'ordre ontologique. Il s'agit moins de
décrire Dieu que de dire simplement sa présence à l'âme. Ne trouverions- nous
pas là en partie l'origine de la franc-maçonnerie mystique et spiritualiste, et
en particulier celle de la philosophie de Louis Claude de Saint-Martin ? (2). Le sens ontologique
n'est donc pas complètement absent de la philosophie de Malebranche. En
particulier l'idée du monde ne saurait pour lui être confondue avec le monde ;
l'être des choses est au-delà de toute conceptualisation. L'existence ne
saurait se réduire à l'essence. Dès lors si l'être ne peut être atteint par
concept ou par raisonnement, ne peut-il pas être atteint par symboles Et ne
trouverions-nous pas là encore une des sources du symbolisme cher à la
maçonnique ? *** La philosophie de
Malebranche apparaît donc extrêmement riche et suggestive, en ses ambiguïtés
mêmes. Elle oriente et engage la pensée de son temps dans des voies
divergentes, parfois même opposées : celle du sensualisme et celle d'un
rationalisme naturaliste ; mais celles aussi du panthéisme et du spiritualisme. Cette richesse et
cette diversité, ces ambiguïtés, nous les retrouverons dans toute la
philosophie du XVIIIe siècle ; et par-là même, dans la mesure où une
institution comme la franc-maçonnerie réfracte les idées de son temps, nous
les retrouverons dans la pensée de la franc-maçonnerie, où très souvent se
côtoient et se mêlent le courant rationaliste et naturaliste et le courant mystique
et spiritualiste. On peut même se demander si la franc-maçonnerie véritable
n'est pas faite de ces deux courants, qui dès lors ne seraient plus
contradictoires mais complémentaires. Pourquoi pas ? La Franc-Maçonnerie
aurait ainsi réalisé dans son sein, l'Eglise
universelle. (2) Cf. Louis Claude de Saint-Martin : Dix prières (Edition de Robert Amadou). boles ? Et ne trouverions-nous pas là encore une des sources du symbolisme cher à la philosophie maçonnique ? |
P015-3 | L'EDIFICE - contact@ledifice.net | \ |