GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 3T/1988 |
Le respect de la vie
selon Albert Schweitzer (1) C'est
à trente ans
que Schweitzer décide d'abandonner la carrière
brillante, où il s'était
déjà
engagé, de professeur, de théologien,
d'exégète, de musicien et de musicologue
pour dire au Seigneur : Me voici (p. 98). Schweitzer alors devient
médecin et
part s'établir médecin au Gabon, dans les
conditions matérielles pénibles qu'on
sait. Exemple
magnifique,
certes, de philanthropie, digne de nous inspirer, qui mérite
à la fois qu'on en
vénère le héros et qu'on le propose en
modèle. Mais
prenons garde
: philanthropie, héroïsme, ce sont, dans
l'acception courante, vertus
humanistes, aux fondements intellectuel et surtout affectif tout
à fait
naturels. Il s'agit, chez Schweitzer, de bien autre chose, de bien
davantage. C'est
au Seigneur
et aux hommes souffrants que Schweitzer répond : Me voici.
Aux hommes
souffrants, oui, mais au Seigneur en même temps et, au vrai,
d'abord ; car le
premier et le second commandement de la Loi sont semblables et l'homme
souffrant c'est le Seigneur que Jésus lui-même
ordonne de voir en lui. Schweitzer
répond
parce qu'il a entendu l'appel du Seigneur — par et pour les
hommes souffrants —
et il répond au Seigneur en répondant aux hommes
qui souffrent. La
décision de
Schweitzer, en la trentième année de son
âge, la décision qui engendrera
l'hôpital de Lambaréné,
l’œuvre de Lambaréné, c'est
la foi qui en est la
racine. Cette décision, voici ce qu'elle n'est pas : ni coup
de tête, ni
manifestation de sensiblerie, ni saut dans l'absurde. Ce n'est pas un
acte de
justice humaine, ni d'émotion • ce n'est pas un
acte « socialiste «. Mais c'est
le choix, l'obéissance d'un chrétien, la
réponse d'un chrétien au Seigneur. Ainsi,
le sens de
l'hôpital de Lambaréné
n'apparaît qu'à la lumière de la
pensée et de la
spiritualité d'Albert Schweitzer. ** Pour
Albert
Schweitzer, la théologie chrétienne, et la
philosophie occidentale dont le
christianisme est pour lui indissociable, se
caractérisent par l'affirmation
de la vie et du monde, alors que, dans la pensée indienne,
Schweitzer
distingue, à la base, la négation du monde et de
la vie. Schweitzer
condamne
résolument cette pensée indienne selon laquelle «
la seule
attitude sage pour l'homme est donc de se replier sur soi-
même pour ne penser
qu'à son perfectionnement intérieur »
(p. 164). Et, fidèle à la conception qui
lui paraît la conception essentielle de la pensée
occidentale et chrétienne, il
insiste sur la nécessité de « penser
» la religion, et sur les aspects éthiques
fondamentaux de celle-ci, qu'il résume dans le
précepte du « respect de la vie
». Mais
ici encore
prenons garde : c'est le même homme qui avise les
chrétiens de répudier « la
prétendue pensée réaliste qui tend
à régner sur le plan spirituel comme dans la
vie matérielle » et qui précise : « Dans notre vision actuelle, qui affirme et exalte la vie, le christianisme est continuellement en danger d'être extériorisé. L'Evangile de Jésus nous parlant de l'attente de la fin du monde nous détourne de la large voie de l'action immédiate au service du Royaume de Dieu. Il nous mène sur le sentier de la méditation intérieure et nous exhorte à chercher dans un détachement de ce monde la force véritable de nous conformer à l'esprit du Royaume de Dieu » (p. 68). Et,
comme pour
fermer le cercle, c'est encore le même homme qui a construit
Lambaréné et qui,
à quatre-vingt-cinq ans, continue d'y soigner ses patients. Avons-nous,
par les
remarques précédentes, mis en évidence
une contradiction interne dans la pensée
de Schweitzer, ou une contradiction entre sa vie et sa
pensée ? Le croire
serait errer absolument. Mais de même que Schweitzer n'est
pas un philanthrope
ni un héros, au sens banal de ces termes, de même
nous avons voulu suggérer
tout de suite qu'il n'est pas inspiré par un «
vitalisme » d'essence plus ou
moins nietzschéenne, ni par un « activisme
» d'essence plus ou moins a-religieuse,
a-spirituelle. Bien au contraire, nous allons le voir. Quant
aux
apparentes contradictions, il suffit aussi pour les réduire
de considérer ce
que Schweitzer entend exactement par « respect de la vie
». «
Elever à sa
plus haute valeur toute vie susceptible de
développement, c'est le principe
absolu, fondamental de l'éthique, ainsi que le postulat
fondamental de la
pensée » (p. 174). Le respect de la vie
est donc un respect actif,
agissant. Mais
quelle est la
« vie » qu'il convient de respecter ? Dans un
précédent bulletin, le pasteur
Georges Marchai a très bien montré que cette vie,
selon Schweitzer, n'est pas
un courant vital immanent (exclusivement immanent)
à la matière, qui
comporterait son propre but comme sa propre origine. La
vie, dont Schweitzer
prêche et pratique le respect, c'est la vie divine qui, par
la création et dans
la création continuée, anime tous les
êtres mais qui culmine, au delà d'un
abîme, dans la vie divine au sens le plus rigoureux, que Dieu
offre de partager
— ou de mieux éprouver par une conscience et une
participation sans cesse
approfondies — à l'homme digne de ce nom,
fidèle à sa vocation et à sa
naissance. La
volonté de vie,
écrit Albert Schweitzer, « se manifeste dans
l'univers comme une volonté
créatrice, pleine d'énigmes obscures et
douloureuses. Elle se manifeste en
nous-mêmes comme une volonté d'amour, qui veut par
notre action résoudre le
problème qui se pose. La conception du monde
fondée sur le respect de la vie a
donc un caractère religieux. L'homme qui l'adopte et ne
donne la preuve par ses
actes est animé d'une piété
fondamentale » (p. 260). Le respect de la vie n'est
donc ni l'observance d'un tabou, ni l'exaltation d'une
prolifération
anarchique, ni la morale des forts, comme l'entend Nietzsche. C'est
bien plutôt
« l'éthique de l'amour élargi
jusqu'à l'universel » qui vaut « pour la
vie
naturelle et la vie spirituelle ensemble » (p. 256). La
doctrine du
respect de la vie est donc une doctrine religieuse, et même
mystique : « toute
conception profonde du monde est mystique en ce sens qu'elle conduit
l'homme à
une relation spirituelle avec l'Infini. La conception du respect de la
vie est
un mysticisme éthique qui a son origine dans la
pensée logique » (p. 259) ;
entendons : dans une religion pensée logiquement. Dans
cette forme de
mysticisme éthique, qui a pour objet la « vie
», il semble qu'un danger se
dissimule : celui du panthéisme. Nous
avons déjà
souligné la hiérarchie des manifestations
vitales, à quoi Schweitzer est si
sensible ; mais c'est Schweitzer lui-même qui
répudie explicitement toute
interprétation panthéiste de sa
pensée, de son christianisme. Le passage est
capital : « Tout christianisme vivant, écrit
Albert Schweitzer, est panthéiste,
en ce sens qu'il doit considérer que toute chose existante
est comme enracinée
dans la cause première de tous les êtres. Mais en
même temps, toute piété
éthique est supérieure à
toute mystique panthéiste en ce sens qu'elle ne
découvre pas le Dieu d'amour dans la nature, mais le
connaît seulement parce
qu'il se manifeste en nous comme volonté d'amour. La cause
première de I'Etre
telle qu'elle apparaît dans la nature demeure toujours pour
nous quelque chose
d'impersonnel tandis qu'à la cause première qui
se révèle en nous comme volonté
d'amour nous sommes liés comme à une
personnalité éthique » (pp.
263-264). Et
c'est pourquoi
l'apôtre du « respect de la vie », le
médecin de Lambaréné peut, sans aucune
contradiction, définir le christianisme comme une
« religion vivante de
méditation intérieure et d'amour » (p.
264). Le « respect de la vie » c'est
l'amour — et c'est l'amour au sens chrétien, la
charité surnaturelle, qui est
la présence de Dieu en l'homme, la leçon
vécue de Jésus, le message de
l'Evangile. Tout ce qui est nécessaire, c'est « la
connaissance de l'union spirituelle
avec Dieu par l'amour » (p. 263). A
qui possède, à
qui éprouve et respecte cet amour en lui-même
d'abord, s'impose l'exigence
éthique que la réflexion en déduit. Le
bon arbre porte de bons fruits. Cette
conception de
la religion selon Scheiwtzer, aucun chrétien, quelle que
soit sa confession, ne
peut la rejeter. On
peut — je crois
qu'on doit — critiquer, par exemple, l'eschatologie
conséquente, mais on ne
peut nier la rectitude spirituelle de l'exhortation de Schweitzer pour
une vie
intérieure et méditative, d'où
procède l’œuvre de
piété et d'amour qu'il nomme
le respect de la vie. Ce
primat de la
pensée, de la vie intérieure, de la
spiritualité chrétienne, on ignore, on
oublie trop fréquemment qu'il est la base même de
sa vie, de son action, de sa
doctrine. Ce
faisant, on se
condamne à ne rien comprendre à sa vie,
à son action ni à sa doctrine. Et l'on
risque aussi de ne pas entendre la leçon d'Albert Schweitzer. Que
faire en effet
pour suivre Albert Schweitzer ? Partir au Gabon ? Ce conseil ne
saurait,
d'aucun point de vue, être proposé comme un
conseil universel. Aider
financièrement l'hôpital ? Il est beau et il est
nécessaire que, de cette
manière-là, des hommes et des femmes
soutiennent l'action personnelle de
Schweitzer, surtout s'ils apportent leur aide dans l'intention
même qui anime
Schweitzer. Mais ce qui importe au premier chef, c'est de comprendre et
de
partager cette intention qui, pour chacun de nous, peut s'exprimer, se
réaliser
de manières très différentes, et pas
toujours en association matérielle avec
l'hôpital de Lambaréné. Aux
amis d'Albert
Schweitzer, il convient avant tout de propager son message
chrétien de vie
spirituelle et d'amour, qui, par la grâce de Dieu, engendrera
chez chacun les
oeuvres qu'il appartient à chacun d'accomplir. En
fin de compte,
n'est-ce pas l'essentiel du christianisme qu'Albert Schweitzer nous
aide à
percevoir et pratiquer lorsque sa vie, son hôpital et ses
écrits semblent
tendre à l'exégèse sans cesse plus
pénétrante, sans cesse plus féconde
sur tous
les plans, de la parole du Seigneur : « Qu'ils aient la vie
en eux ? (1)
Extrait d'une
étude publiée dans les Cahiers de l'Association
française des amis d'Albert
Schweitzer, n° 4, décembre 1960, reproduit avec
l'aimable autorisation de
l'éditeur. Les indications de pages entre
parenthèses renvoient au livre de
Schweitzer, Ma vie et ma pensée, Paris. A. Michel, 1960. |
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