GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 4T/1974 |
Le Seigneur des Anneaux ou Seven for the Dwarf-Lords in their halls of stone Nine for the Mortal Men doomed to die One for the Dark Lord on his dark Throne In the Land of Mordor where the Shadows lie One Ring to rule them all, One Ring to find them, One Ring to bring them ail and in the darkness bind them In the Land of Mordor where the Shadows lie Trois anneaux pour les Rois Elfes sous le ciel Sept pour les Seigneurs nains dans leur demeure de pierre Neuf pour les hommes mortels destinés à mourir Un pour le Seigneur Ténébreux sur son sombre trône Au Pays de Mordor où s'étendent les ombres Un pour les rechercher, Un pour les trouver tous Un seul pour les ramener tous, et dans les ténèbres les lier Au Pays de Mordor où s'allongent les ombres. Lorsque le poème
liminaire est lu, on connaît toute l'histoire. De quoi s'agit-il ? Un Anneau,
l'Unique, forgé par le Seigneur Ténébreux dans le deuxième âge du monde, peut,
s'il revient à son propriétaire, gouverner les autres anneaux et les peuples
qui en dépendent. C'est l'anneau de pouvoir. Entre autres il permet au porteur
d'être invisible, sauf si le Seigneur Ténébreux le porte. Il ne permet
d'ailleurs d'être invisible qu'aux yeux humains. Quiconque le met à son doigt
est révélé au Seigneur Ténébreux et à son Œil. Parce qu'il est
l'Anneau de tous les pouvoirs, il corrompt tous ceux qui s'en servent, de la
même façon qu'il a corrompu Sauron, son créateur, devenu par sa création
Seigneur Ténébreux. Les HobbitsPar un hasard comme
il n'en existe que dans la littérature anglaise, cet Anneau est tombé entre les
mains d'un Hobbit. Il importe de préciser que les Hobbits sont un peuple de
serai-hommes (1,20 m en moyenne), qui vivent dans la Comté, extrême ouest de la
Terre du Milieu où se déroule l'histoire. Ces gens vivent dans des terriers
fort confortables, aiment la bonne chère, détestent l'aventure, passent leur
temps à se faire des cadeaux et pétunent sec. C'est même leur grande gloire en
ces temps du Troisième Age d'avoir découvert l'herbe à pipe. Ils représentent
le bon sens, comme plus tard les Elfes représenteront la beauté, les Nains le
travail et les Ents (1) la nature. Or donc un Hobbit, Frodo, hérite de son
oncle l'anneau de tous les pouvoirs. Il a pour ami un magicien qui devine peu à
peu que cet anneau est l'Unique, créé pour les gouverner tous. Après conseil,
il est décidé de détruire l'Anneau, afin de se libérer de ses maléfices.
Naturellement le seul endroit où l'on puisse le détruire se trouve au Mordor,
au pays du Seigneur Ténébreux, près de sa tour, Barad Dur, d'où il forge ses
complots. En un mot à la montagne du Destin. La QuêteTout cela n'a rien
de très initiatique. Pourtant si ! Tout y est. C'est les Nibelungen (2) à
l'envers. Il ne faut pas conquérir l'Anneau, mais le détruire. On ne veut pas
le pouvoir, mais la liberté. Liberté sujette à caution, nous le verrons plus
loin. Frodo part donc
pour la montagne du Destin. Il lui arrivera tout ce qu'il faut comme dans toute
saga qui se respecte : lutte contre des araignées géantes, contre des êtres
froids, il sera fait prisonnier, et semble céder à l'emprise de l'anneau.
Lutte contre les alliés du Seigneur Ténébreux, lutte contre lui-même ; autant
d'épreuves, autant de passages initiatiques. Il n'a en fin de compte qu'un seul
ami, son jardinier, Samwise. Cet ami il s'opposera au dernier moment à lui,
puis par hasard détruira l'anneau. Car, de lui-même, il ne le pouvait plus. Au
bout du livre, au bout du conte, au bout de la quête, cet anneau il le réclame
pour sien, et le détruit sans le faire exprès dans un ultime combat. Rien n'est plus
initiatique que de posséder le pouvoir absolu, de s'en rendre compte, d'y
succomber, de le rompre par destin. Une plaisanterie phylologiqueOn a déjà vu qu'il
s'agissait d'une épopée à l'envers. Nous pointons le bout de l'oreille.
L'auteur J.R.R. Tolkien était professeur de vieil anglo-saxon à Merton College,
à Oxford. Il y a en Grande- Bretagne un amour insensé pour les vieilles
légendes et dans certains coins du Pays de Galles, ou d'Ecosse, on a
l'impression de changer de siècle. A cinquante miles de Londres, nous sommes en
plein Moyen Age. Qu'il y ait des super-marchés et la télévision n'y change
rien. Au creux d'une sente, à l'abri d'une haie torse on change d'époque. Les
nains et les elfes viennent vous tendre la main, et en forçant un peu, il n'y
aurait rien d'étonnant à rencontrer un magicien dans un pub. Qu'a donc fait
Tolkien ? Comme son illustre prédécesseur, Lewis Carroll, professeur de
logique, il a pris un point de départ absurde et en a tiré toutes les
conséquences logiques. Mais Tolkien était philologue. Aussi a-t-il créé une
langue, celle des elfes ; partant une civilisation ; tout cela avec une
parfaite cohérence. Toutes les règles de grammaire sont établies, tous les
actes enregistrés. L'histoire d'une histoireEn effet dans ce
livre, on ne cesse d'apprendre ce qui s'est passé avant. Il y a les
généalogies, les hauts faits d'armes, les alliances, les récits millénaires,
etc. L'ensemble est toutefois maintenu dans un flou qui aiguise l'esprit du
lecteur. On apprend le passé par tranche. A tout prendre cette histoire est une
archéologie. On rappelle les
anciens temps, les luttes millénaires ; et les vieilles traditions côtoient le
présent. Ces mots, ces
légendes, ont été créés de toutes
pièces. Ce qui est raconté permet de « se
souvenir ». Ce qui est dit est éternel. C'est la
même lutte sauvage entre le
bien et le mal, Gandalf et Sauron, Ormuz et Arhiman, au cœur d'un
texte
purement fabriqué d'un bout à l'autre. J'ai comme
l'idée qu'ils ont dû bien
rire dans les cercles oxoniens, devant le succès fabuleux du
livre (50 000 000
d'exemplaires, traduit en 10 langues). Mais le rire n'a jamais
empêché la
gravité, surtout chez les Anglais. GandalfIl est le magicien
gris qui au cours de l'histoire devient blanc. En fait il existe une série de
magiciens suivant les couleurs, ce sont les grades de cet ordre. Le blanc est
le sommet, mais le noir ou le nécromancien est le plus puissant. Le noir, néant
de toute couleur, le blanc synthèse de toute teinte. Il existe un autre magicien,
Saroumane, le maître de l'Ordre, qui a trahi. Il a renoncé à la blancheur pour
devenir le multicolore. Il est passé du, règne de la qualité à celui de la
quantité. Gandalf le brisera, et alors ne s'occupera plus que du Noir, le
Seigneur Ténébreux. Gandalf deviendra
blanc après une lutte formidable contre un monstre dans une mine nocturne, dans
un gouffre sans fond. Il aura vu les choses du monde d'en dessous, innommables.
Il a vaincu et remonte à la lumière. Il est blanc alors, suprêmement initié. Mais ce n'est pas
tout. Gandalf sait que la destruction de l'Anneau signifie la fin du Tiers Age,
et l'avènement du Règne des hommes. (Dans la tradition aulique nous sommes le
quatrième âge). Donc sa propre fin, à long terme certes, mais sa fin quand
même. Et il l'accepte ! Comme disait Nietzsche « il entame son propre déclin »
afin que viennent le monde des hommes, qui seront face aux mêmes problèmes, mais
l'Anneau sera détruit. Pendant quelques millénaires vivront des êtres libres,
avant qu'une nouvelle démence ne vienne ensemencer de nouvelles batailles.
Gandalf est l'initié, car il sait ce qu'est mourir et qu'il le veut. Il est
passé par les sept couleurs, il est mort sept fois ; et il ne peut ignorer
qu'au-delà du blanc il n'y a rien, sauf le noir peut-être, mais le noir c'est
le néant. Il le sait et le veut. Deviens ce que tu es ; nous retrouvons ià le
mot ultime de l'Amor Fati (3). Passé et futurNous trouvons les
légendes ; temps passé, héros morts, fils de Roi qui arrivent sur les ailes de
la chanson. Nous trouvons les prophéties qui s'accomplissent, ainsi Aragorn, le
coureur du Nord, Roi de Gondor et d'Armor qui arrive à l'ultime instant de la
bataille qui oppose les armées de Rohan, et celles du Seigneur Ténébreux. Cela
était prévu dans les livres anciens, dans les livres futurs, et dans le texte
présent. La prophétie s'accouple avec la légende pour que naisse la gloire
formelle du texte présent. Entre-temps Aragorn a fait lever les fantômes de la
montagne des morts, grâce à eux il vainc ; il les délivre alors de leurs
serments, de leur géhenne. Autrefois ils avaient trahi. Avec le pardon de
l'homme libre ils peuvent dormir sans errer. Le passé, le futur, les morts,
tout est lié pour une initiation ultime. Comme Gandalf, Aragorn descend chez
les morts, en revient vivant. Il est alors vainqueur et peut régner. Cela ne
vous rappelle-t-il rien ! Ulysse, Orphée. Mais il s'agit de mots, Eurydice
c'est la phrase, et Pénélope peut coudre une tapisserie éternelle. L'épopée n'a
pas d'âge, parce qu'elle les transcrit. Aragorn est homme,
il connaît l'anneau. Lui seul pourrait le porter avec le Seigneur Ténébreux,
mais il périrait et serait corrompu peu à peu. Gandalf est magicien, il sait
le pouvoir. L'un va régner, l'autre périr. Nul n'est dupe, ils sont frères. En
face d'eux Sauron le Grand. L'OEil de MordorOn ne décrit jamais
Sauron, on ne connaît que son oeil qui perce les nuages, observe tout, devine
toutes les pensées secrètes. Cet oeil, magistralement décrit, presque
surréaliste, dont la pupille est le néant, aspire tout et tout s'y dissout.
Sauron c'est le mal. Il a été corrompu par l'anneau qu'il a créé, il a été
corrompu par le pouvoir. Le pouvoir corrompt tout et le pouvoir absolu corrompt
absolument. Il prévoit tout, dirige tout. Sauf la seule chose à laquelle son
essence ne peut penser, que l'on veuille détruire l'Anneau, le pouvoir.
L'absence d'être du néant (ce qui est un pléonasme) ne peut concevoir l'être :
qui dans ce cas est liberté; devenir du bien et du beau. Tolkien était
catholique converti. Et sa description du mal est dans la droite ligne de la
théologie thomiste. Le mal, c'est la puissance de négation. Il est donc vaincu
et par lui-même comme il convient. Quant au Mordor,
c'est le pays sinistre par excellence. Il y fait nuit sans arrêt, la fumée
envahit tout, et des armées passent sans cesse sur les routes. Le livre a été
écrit en 1937, que chacun trouve son Mordor. Mais le Mordor, qu'on ne s'y
trompe pas, est éternel. Sans cela il n'y aurait ni épopée, ni initiation. Le microcosme et
le macrocosme A dire vrai,
lorsque l'on lit des expressions comme « Terre du milieu », le « Tiers âge »,
les « choses du monde d'en dessous », etc., on peut se dire que ces combats
fabuleux et ces joutes millénaires pourraient fort bien se passer entre deux
fourmilières ou entre des galaxies. Le flou des expressions laisse à
l'imagination de chacun la possibilité d'errer. Les caractères sont éternels et
peuvent s'appliquer au plus petit, comme au plus grand. Compte tenu par
ailleurs des allusions permanentes aux sciences occultes, aux textes oubliés,
et à la science des nombres, le caractère initiatique de l'ouvrage est
évident. Initiation ambiguë certes, jaillie du seul jeu des mots, et du plaisir
d'un homme de les faire jouer, mais c'est peut-être ce plaisir et ce goût du
jeu, qui aideront l'auteur de ce livre, mort il y a quelques mois, à traverser
sans peur le pays de Mordor où s'étendent les ombres, dans lequel il erre
maintenant. (1) Les Ents sont le peuple des arbres qui garde la Forêt. (2) C'est le mythe de Siegfried, qui va conquérir l'Anneau des dieux germaniques. Cela a été mis en musique par Wagner < L'Anneau des Nibelungen », première partie de la Tétralogie. (3) Amor Fati. C'est un concept païen et nietzschéen qui représente l'acceptation du destin, quel qu'il soit et ne se borne pas à l'accepter mais va jusqu'à l'aimer. Aimer son destin devient la forme ultime de toute sagesse. Publié dans le PVI N°
16 - 4éme trimestre 1974 - Abonnez-vous
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