GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 4T/1974 |
La Franc Maçonnerie Ecossaise (suite) 1 Du coup d’Etat à l’année terrible (2) Le Second Empire a
été une période décisive dans l'histoire de la Franc-Maçonnerie française. Dans
les dernières années du règne les Loges allaient pour la plupart s'engager,
pour longtemps, dans des voies nouvelles. Dans l'esprit de nombreux Frères la
défense des libertés — liberté de conscience et libertés politiques —, le culte
de la raison et du progrès scientifiques allaient rejeter au second plan la
religiosité d'antan, l'attachement aux symboles et aux rites traditionnels.
Cette mutation, dont les premiers prodromes étaient apparus dès la
Restauration, s'accomplit par l'effet de causes multiples, que pour la clarté
de l'exposé on analysera tour à tour : politique du pouvoir issu du Coup
d'Etat, durcissement de l'attitude de la hiérarchie catholique, progrès dans
l'opinion française de la philosophie positiviste. LA FRANC-MAÇONNERIE
ET L'ETAT DE 1851 A 1870 A) L'Empire autoritaire
et le Grand Orient. On se rappelle que
sitôt après le Deux Décembre le Grand Orient de France unanime avait offert au
prince Lucien Murat, cousin germain de Louis-Napoléon, la Grande Maîtrise
vacante depuis qu'en 1814
il avait hâtivement « démissionné » d'office de cette charge le roi Joseph. Le Prince Président
avait confié l'Intérieur à son fidèle compagnon Victor Fialin, le futur duc de
Persigny, qui était Maçon. Dès le 25 mai 1852, dans une circulaire aux Préfets,
Fialin s'employait à rassurer les Frères sur les dispositions du pouvoir
envers l'Ordre ; il déclarait compter sur son nouveau chef pour ramener à la
règle les Loges « égarées », l'autorité publique ne devant intervenir qu'en
dernier ressort. Aussitôt Murat lui faisait écho, en rappelant aux Maçons du
Grand Orient son devoir « de frapper sévèrement tous ceux qui mettraient en
danger par une conduite contraire à nos règlements l'existence de notre Ordre
tout entier ». Bref, chaussant les bottes de son oncle, le Prince Président ne
demandait qu'à protéger la Maçonnerie, par napoléonide interposé, pourvu
qu'elle se cantonnât dans des activités purement philanthropiques. Mais on n'était
plus en 1804, et Lucien Murat n'était pas Cambacérès. On a dit quels
profonds échos les idéaux humanitaires de la Révolution de février avaient
naguère éveillés dans les Loges. Après le Deux
Décembre, nombre de Maçons avaient été
proscrits en tant que républicains ;
aussi les avances de Persigny furent-elles généralement
accueillies avec
défiance. Au sein du Grand Orient, le malaise s'aggrava
rapidement devant
l'autoritarisme et les initiatives souvent discutables du Grand
Maître :
telles la révocation du chef du secrétariat Hubert, un
Frère universellement
estimé, ou l'acquisition de l'hôtel de Richelieu, rue
Cadet, qui allait pour
longtemps obérer les finances. Mais surtout Muiat
s'était mis en tête de
réformer les Constitutions que l'obédience s'était
données en 1849.
Conformément aux traditions de la Maçonnerie
symbolique, celles-ci
réunissaient tous les pouvoirs entre les mains du Grand Orient,
c'est-à-dire
des Vénérables ou Députés des ateliers ; le
pouvoir législatif était exercé
directement par l'Assemblée générale,
l'administration confiée à des chambres
créées dans son sein, le pouvoir exécutif
délégué au Grand Maître assisté d'un
Conseil. Or Murat vint à bout de faire voter par un Convent
constituant, en
octobre 1854. un article aux termes duquel le Grand Maître
devenait « le chef
suprême de l'Ordre..., le pouvoir exécutif, administratif
et dirigeant ». Ce devait être une
victoire à la Pyrrhus. Déjà de nombreux ateliers, réfractaires à la mainmise du
gouvernement sur l'obédience, avaient cessé de se réunir ou de cotiser au
Grand Orient, et dès avril 1855 le nouveau Conseil du Grand Maître devait en
suspendre 74 pour ces motifs. D'autre part, pour accéder au pouvoir suprême,
Murat avait dû accepter que le Grand Maître fut désormais élu non plus à vie,
mais pour sept ans. Son septennat
devait donc prendre fin le 30 octobre 1861. Le Grand Orient ne comptait plus
alors que 175 loges en activité, cent de moins qu'en 1852 ; et l'absolutisme du
Grand Maître, son obstination à réduire l'Ordre au rang d'une simple société de
secours mutuels, suscitaient une opposition croissante. Un incident étranger à
la Franc-Maçonnerie allait mettre le feu aux poudres. Le ter mars 1861, au
Sénat, Murat se prononçait ouvertement en faveur du pouvoir temporel du Pape.
C'était son droit ; mais c'était aussi le droit du Grand Orient de se donner un
Grand Maître dont les conceptions fussent mieux en harmonie avec celles de ses
membres et de l'opinion libérale, généralement acquise à la cause de l'unité
italienne : par exemple le prince Jérôme- Napoléon, le populaire Plonplon. Peu
avant le convent convoqué pour le 20 mai 1861, le traditionaliste Journal des
Initiés du Frère Riche-Gardon préconisait en ces termes la candidature de ce
dernier : « Elire pour
Grand Maître le prince Napoléon, qui soutient dans les pouvoirs de l'Etat les
principes les plus rapprochés de ceux de notre sainte institution ; ou élire le
prince Murat, lequel s'est déclaré itérativement pour un pouvoir qui fait
mettre les Francs-Maçons aux galères, partout où son influence peut l'obtenir
: voilà l'alternative. » Murat n'hésite pas
à suspendre aussitôt Riche-Gardon, la loge dont il était le Vénérable, et
d'autres Frères coupables de lui préférer un autre candidat. Dès l'ouverture du
Convent il apparut qu'il avait fait la quasi-unanimité contre lui, et l'on
décida de commencer par élire le futur Grand Maître. Murat suspendit
l'Assemblée et fit appel à la police ; les députés passèrent outre, et
Jérôme-Napoléon fut élu à une majorité écrasante. Murat osa annuler le vote, et
le 23 mai fit reporter l'élection à fin octobre... par arrêté du Préfet de
Police ! Le 10 octobre, un nouvel arrêté préfectoral la renvoyait au printemps
suivant. Une délégation alla
aussitôt protester auprès de Persigny. Elle fut bien accueillie ; et le 16 une
circulaire ministérielle invitait les Loges à solliciter du gouvernement leur
reconnaissance et une autorisation officielle, les Préfets à les autoriser sans
délai et à les protéger, au même titre que les conférences de Saint- Vincent de
Paul et d'autres sociétés catholiques. Murat cependant
réussit encore à faire entériner par Persigny la nomination de cinq Grands
Conservateurs, chargés par lui d'assurer l'intérim de la Grande Maîtrise après
l'expiration de son septennat. Or cette mission revenait statutairement au
Conseil du Grand Maître, qui principalement composé de membres élus par le
Convent refusa de s'incliner et protesta derechef. Persigny jugea alors à bon
droit qu'une telle situation, apparemment issue d'une compétition entre deux
princes de la famille impériale, ne pouvait s'éterniser sans scandale. Il y mit
fin par une initiative inouïe — mais bien dans la manière de l'Empire
autoritaire —, en faisant signer par l'Empereur, le 11 janvier 1862, le décret
que voici : « Article 1 — Le
Grand Maître de l'Ordre maçonnique en France, jusqu'ici élu pour trois ans
(sic) en vertu des statuts de l'Ordre, est nommé directement par nous pour la
même période. « Article 2. — Son
Excellence le maréchal Magnan est nommé Grand Maître du Grand Orient de France.
» Magnan, qui n'était
pas Maçon, se vit conférer le jour même les 33 degrés de l'Ecossisme. Deux
loges seulement refusèrent de se soumettre à son autorité ; et Riche-Gardon
lui-même, tout en publiant une « Manifestation pour réserver les droits séculaires
de l'initiation maçonnique en présence du décret impérial... », ne voulut
voir en celui-ci qu' « une erreur toute de bienveillante sollicitude ».
Une fois éliminé l'impopulaire Murat, la mainmise du gouvernement sur un Grand
Orient à la vérité amoindri paraissait donc plus assurée que jamais... B) Le Rite
Ecossais sous l'Empire autoritaire. D'une telle emprise
le Suprême Conseil avait su jusque-là préserver les ateliers de son obédience,
en veillant, comme il l'avait toujours fait, à ce qu'ils ne se mêlassent point
de politique, et en adoptant quant à lui une attitude réservée, mais courtoise,
à l'égard de pouvoir civil : c'est ainsi qu'en 1858, à la suite de l'attentat
d'Orsini, il avait adressé au ministre de l'Intérieur 300 F pour l'Asile
impérial de Vincennes, et autant pour l'Orphelinat du Prince impérial... Et il
ne semble pas qu'en dix ans il eut été amené à prendre d'autres sanctions que
la suspension « pour trois lunes », en avril 1855, de la loge écossaise
parisienne constituée deux ans plus tôt sous le titre distinctif de Saint
Vincent de Paul. Surtout préoccupé de bienfaisance et de questions proprement
maçonniques — révision du rituel du 18° Degré, réglementation des loges
d'adoption — le Rite avait pendant toute cette période étendu — on y
reviendra;— ses relations internationales, et poursuivi la croissance régulière
amorcée sous le règne de Louis-Philippe : constituant en dix ans seize nouveaux
ateliers à Paris, dix-sept en province, trois dans les possessions françaises
d'Outre-Mer, et sept en divers pays étrangers. Quand le sage et libéral duc
Decazes, Grand Commandeur depuis 1838, s'était éteint en octobre 1860, son
Lieutenant l'académicien Viennet, légitimiste et voltairien, lui avait succédé
de plein droit, lui-même remplacé par le Frère Guiffrey qui était, selon le
Journal des Initiés (3), « le type bien rare du catholique sincèrement libéral
», marguillier de sa paroisse et président d'une conférence de Saint-Vincent de
Paul... Bref, sous l'Empire autoritaire, l'obédience écossaise avait réussi, en
se tenant à distance du pouvoir et de la politique, à vivre en paix et à se
développer harmonieusement : c'est ce que Viennet constatait à la fête de la
Saint-Jean d'hiver de 1861. Aussi bien le Préfet de Police venait-il de lui
confier « que le gouvernement avait décidé de laisser aller le Rite Ecossais
tant qu'il serait de ce monde, et qu'après cela on aviserait ». Il est vrai que
Viennet était alors âgé de quatre-vingt-sept ans... Mais ce solide languedocien,
ancien officier de cavalerie, homme de caractère, n'avait rien perdu de sa
combativité ni de son habileté tactique. Il allait lui être donné d'en
administrer la preuve, en consolidant définitivement l'indépendance du Rite en
France. * * * On se rappelle que
par son décret du 11 janvier 1862 l'Empereur se réservait la nomination « du
Grand Maître de l'Ordre maçonnique en France », puis nommait le maréchal Magnan
Grand Maître « du Grand Orient de France ». Dès le 1 er février
Magnan, s'appuyant sur l'article ter, ordonnait aux Loges Ecossaises de
l'obédience du Suprême Conseil de se réunir à celles du Grand Orient. Viennet
répondit aussitôt : « Que l'Empereur explique son décret suivant vos désirs,
je me démets à l'instant de mes fonctions... mais tant qu'il restera un Maçon
du trente-troisième degré, il deviendra le chef de l'Ordre... En définitive
l'autorité publique aura seule le pouvoir d'interrompre cette succession.
Alors la soumission sera immédiate, car nos statuts nous imposent l'obligation
de nous soumettre. » Les choses en
restèrent là pour un temps. Mais au cours d'une audience que Viennet avait
sollicitée en sa qualité de directeur de l'Académie française, Napoléon III lui
témoigna son désir d'une fusion entre les deux obédiences. Viennet répondit
intrépidement que les Constitutions du Rite s'y opposaient, mais que l'Empereur
avait le pouvoir d'en prononcer la dissolution. Sa Majesté « eut la bonté
de ne pas agréer ce moyen, en ajoutant qu'elle préférait une fusion. » Le 30 avril, Magnan
adressait par-dessus la tête de l'intraitable vieillard une circulaire « aux
Vénérables et Présidents d'Ateliers de l'ex-Suprême Conseil » (sic), en
indiquant que la fusion serait un fait accompli le 8 juin. Viennet répliqua le
14 mai par une circulaire circonstanciée aux ateliers du Rite, qui fut
contresignée par tous les membres du Suprême Conseil. Le 23, Magnan lui communiquait
un décret par lequel il prononçait lui-même la dissolution de celui-ci. Le 25,
Viennet répondait en ces termes, dont M. Chevallier note à bon droit
l'imperatoria brevitas « Monsieur le
Maréchal, Vous me sommez,
pour la troisième fois, de reconnaître votre autorité maçonnique, et cette
dernière sommation est accompagnée d'un décret qui prétend dissoudre le
Suprême Conseil du Rite Ecoss.. Anc,.. et Acc... Je vous déclare que je ne me
rendrai pas à votre appel et que je regarde votre arrêté comme non avenu [...].
L'Empereur seul a le pouvoir de disposer de nous. Si Sa Majesté croit devoir
nous dissoudre, je me soumettrai sans protestation ; mais comme aucune loi ne
nous oblige d'être Maç.. malgré nous, je me permettrai de me soustraire, pour
mon compte, à votre domination. » Dès le lendemain la
Grande Loge Centrale du Rite approuvait son attitude et celle du Suprême
Conseil. Le Grand Orateur Genevay avait « ajouté quelques chaleureuses paroles
en faveur de la Liberté de conscience menacée par les prétentions du maréchal
Magnan ». « Cette discussion, observait-il, va plus loin que la
Franc-Maçonnerie ! » Et de noter que le Temps, la Presse,. le Siècle, l'Opinion
nationale et la Gazette de France avaient manifesté leur sympathie au Suprême
Conseil. Au sein même du
Grand Orient plusieurs trouvaient que le maréchal avait été trop loin, et l'on
parla de démission. Au cours de la réunion tenue le 3 juin par le Conseil du
Grand Maître, Magnan refusa pourtant de se retirer ; mais il reconnaît l'échec
de ses tentatives pour annexer les loges de l'obédience du Suprême Conseil, et
aussi celles du Rite de Misraïm, qui lui avait répondu à peu près dans les
mêmes termes que Viennet. C) La libéralisation de l'EmpireBien meilleur
diplomate que Murat, Magnan dès son installation avait su se faire pardonner
l'irrégularité de sa désignation en annulant toutes les sanctions prononcées
par son prédécesseur, en protestant de sa volonté d'être « un Grand Maître
très constitutionnel..., bienveillant, affectueux pour tous, et, en un mot, un
véritable Maçon ». Il devait tenir sa promesse de faire rentrer les Frères du
Grand Orient « dans tous leurs droits ». Dès juin 1862 l' «
Assemblée législative » révisait les Constitutions autoritaires de 1854 en
confiant les pouvoirs d'administration et de contrôle à un Conseil de l'Ordre
de 33 membres, tous élus. Magnan avait déclaré que ce serait faire de lui « un
Grand Maître fainéant », mais qu'il se soumettrait à la décision de la
majorité. L'année suivant
Magnan, autorisé par le Conseil de l'Ordre, demandait la reconnaissance du
Grand Orient comme association d'utilité publique. En lui conférant la
personnalité civile, cette reconnaissance eût permis à l'obédience de
contracter un emprunt qui eût assaini sa situation financière, obérée par
l'achat de l'hôtel de la rue Cadet. Le gouvernement ne demandait qu'à
l'accorder, jouant ainsi un bon tour à plusieurs oeuvres catholiques. Mais au
dernier moment la demande fut retirée par Magnan à la suite d'un vote hostile
du Convent, peu soucieux de soumettre l'Ordre à la tutelle légale du
gouvernement. En 1864 enfin le
maréchal obtint de l'Empereur qu'il rendît à l'Assemblée du Grand Orient son
droit séculaire d'élire le Grand Maître. Le Convent, reconnaissant, le confirme
aussitôt dans son office à l'unanimité moins trois voix. De ce jour le
pouvoir impérial, — dont la politique générale prenait alors une orientation
plus libérale — cessa pratiquement de s'immiscer dans la vie des loges et des
obédiences. C'est d'ailleurs qu'allaient venir les orages. (à suivre) (2) Cf., outre les ouvrages d'Albert Lantoine, Jean Baylot, Faucher et Ryckert cités dans le précédent numéro, l'étude très complète de M. Pierre Chevallier, Histoire de la Franc-Maçonnerie française, tome, Il, Paris, Fayard, 1974. Publié dans le PVI N° 16 - 4éme trimestre 1974 - Abonner-vous à PVI : Cliquez ici |
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