GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 4T/1975


Discours moral, prononcé le 23 Août 1765,

par l'Orateur de la loge des " Amis réunis " (1)

T. V. Maîtres, Mes Chers Frères,

L'objet le plus digne d'un Ordre quelconque, est de faire des heureux ; l'association qui remplit le mieux ce but, semble s'élever au-dessus de l'humanité, et mériter la préférence sur toutes les sociétés qui dans l'enchaînement des liaisons civiles, n'ont pour base que le désoeuvrement, l'ennui de la solitude, et le besoin de se faire au moins des connaissances. La Maçonnerie étend ses soins bien au-delà ; sa gloire, sa récompense est dans la satisfac­tion de ceux qui adoptent ses règles ; elles ont la Justice pour mobile, la vertu pour point de vue, la paix, l'innocence et le plaisir en aplanissent toutes les difficultés : point de remords, point de craintes, de complots, de séditions ; les Maçons ignorent tout ce qui peut déranger l'harmonie ; l'amour de l'ordre lui soumet tous les cœurs, et cimente sa puissance : tel est exactement, mes chers Frères, la noble prérogative du lien qui nous unit, l'intérêt qui divise le reste des hommes, n'a point de prise sur des cœurs qui par état se vouent à l'amitié la plus sincère, à la charité la plus active ; si j'ai bien connu nos préceptes, ils se réduisent à ce double sentiment que j'appellerais mieux l'exercice géminé d'une vertu qui se reproduit sous mille formes agréables et avantageuses.

Le ton du siècle a consacré des mots respectables, qui jour­nellement n'expriment aucune idée précise ; le nom d'ami devenu une épithète de convention, n'annonce ni la sensation que l'on éprouve, ni la façon de penser que l'on désire ; un véritable ami, cet être si rare, si précieux, et si consolant, ne se trouve plus que chez ce petit nombre d'hommes vertueux que la corruption n'a pas encore gagné, ou qui échappent à la contagion, en se réfugiant dans nos loges : tout y rappelle habituellement la valeur de ce terme, dont nous apprécions l'étendue, les devoirs et les douceurs. Soigneux d'écarter tout ce qui pourrait y porter atteinte, l'Ordre a pris à cet égard les précautions les plus prudentes : l'exclusion du beau sexe n'était peut-être pas la moins nécessaire. L'amour et l'amitié sont difficilement d'accord, les prétentions de l'un nuisent aux droits de l'autre ; partout où la rivalité commence, la bonne intelligence finit. L'amitié ne veut que des partisans, l'amour ne cherche que des victimes. La raison trop faible, garantit rarement des pièges qu'il sait tendre ; les jeux, les plaisirs le précèdent et masquent au premier coup d’œil les soins cuisants, les regrets qui le suivent : en vain la plus austère morale déclame contre ce tyran, et retrace tous les maux qu'il a faits sur la terre : notre aveuglement est tel que nous ne voulons nous instruire que par notre propre expérience, nous nous flattons toujours d'être plus habiles ou plus heureux : telle est l'opinion des hommes ordinaires, dont la mesure est toujours le volume d'amour-propre, dont chaque individu ose hardiment le caresser. Les Maçons au contraire qui voient tout de l’œil de la vérité, qui ne s'enorgueil­lissent jamais, qui ne s'en font accroire sur rien, n'ont pas assez présumé de leurs forces pour s'exposer aux dangers de l'occasion, et par une précaution prudente, ils ont écarté de l'enceinte respectable de leurs travaux, cette belle partie de l'Univers, ce sexe agréable et terrible dont la séduction pourrait exposer l'âme aux risques de l'indiscrétion, aux pièges de la curiosité, à la fougue des passions violentes, qui peut-être étoufferaient un sentiment plus tranquille, plus doux, celui de l'amitié, le seul que nous désirions, et qui nous convienne : les fatales équivoques que la calomnie du profane a semé à ce sujet sur la conduite des Frères, ne peuvent nous nuire ni nous affecter ; la honte en retourne sur ses auteurs, et tandis que, hors de loge, nous rendrons toujours à la Reine d'Amathonte le culte pur qui lui est dû ; tandis que le Maçon laborieux, actif et sage, multipliera ses offrandes, sans mêler jamais aux roses de l'amour des fleurs indignes d'être unies à ses guirlandes ; qu'il borne ses hommages dans le temple de la vertu à la Déesse du sentiment ; que l'amitié seule y règne despotiquement pour sa gloire et son bonheur.

Soigneuse d'éloigner tout ce qui peut y porter atteinte, la Maçonnerie n'a rien oublié : nos conversations ont des bornes prescrites ; tout objet de contestation est proscrit, controverse politique, idiomes étrangers, dissertations profanes, germes fu­nestes d'opinions, de schismes et de systèmes ; nous vous lais­sons à des hommes dont le désir semble celui de ne s'accorder jamais ; nous voulons être toujours à l'unisson. La médisance, cette fille chérie du siècle, qui depuis la naissance du monde paraît être le pis aller du désœuvrement est absolument bannie de nos assemblées ; nous y respectons les absents, et nous n'y disons jamais mal de personne ; en cela bien différents du profane, qui nous déchire, sans nous connaître, nous ne nous échappons jamais sur son compte, quoique nous le connaissions bien : l'ironie piquante, la saillie aiguë, la satyre amère ne repose jamais sur les lèvres d'un vrai Maçon, parce qu'elle n'est jamais dans son cœur : l'envie de briller, d'amuser, ou de plaire ne nous fait jamais égayer le propos aux dépens du prochain. Nous savons à merveille, qu'en attaquant la réputation ou les ridicules d'un tiers, on est presque sûr d'être applaudi et toujours écouté. On ne se refuse guère au plaisir d'entendre dégrader des gens dont quelquefois le mérite fait ombrage : celui qui se charge de cet emploi vil fait adroitement sa cour à ceux qui l'écoutent ; il les élève, pour ainsi dire, en abaissant les autres. Mais dans ce cas le discoureur est un lâche, l'auditeur un complaisant indigne. Ce commerce de critique, de censure, de médisance, souvent de calomnie, est le plus grand fléau de l'humanité. Ces monstres odieux guidés par l'envie, soutenus par l'ignorance, foulent aux pieds l'innocence ; et la vérité triste et abattue ne peut jamais réparer entièrement le tort que lui font ces ennemis cruels. De leur bouche impure coule un fiel, qu'elle répand à son gré, et qui laisse toujours après lui quelques traces des impressions qu'il a faites : en vain pour légitimer cette méthode barbare ose-t-on avancer que la charité elle-même exige que l'on corrige les hommes, et que le moyen le plus sûr est de leur faire apercevoir leurs torts sous l'enveloppe du badinage, de la plaisanterie, et même de la satyre : la charité des Maçons n'a pas ce caractère ; elle est douce, compatissante, tranquille, patiente ; elle éclaire ses frères, les instruit, les corrige, mais sans jamais les flétrir, les choquer, les aigrir ; indulgente sur leurs fautes, autant qu'attentive à leurs besoins, son rôle est de ramener par la persuasion, et de secourir par une assis­tance secrète, honnête, généreuse, qui n'humilie ni ne chagrine. A la noblesse de ces procédés, mes chers Frères, pourrait-on méconnaître celle de notre institution ? A la beauté de nos pra­tiques, à leur utilité, n'aperçoit-on pas le prix de l'union et de l'ensemble ? Aux charmes de notre morale, au sérieux de nos travaux, ne devine-t-on pas facilement le but de notre association ? Il n'est énigme que pour ces génies lourds, esclaves des surfaces, et malheureusement fixés dans les limites que nos crayons semblent circonscrire ; génies étroits qui jamais ne s'élancent hors de la sphère des images que l'on met sous leurs yeux ; mais qui même en s'y bornant, acquéreraient encore les qualités du cœur si précieuses, qui nous distinguent et nous honorent : car tel est en effet, mes Frères, l'avantage réel de la Maçonnerie, que même en décomposant son tout, pour le réduire aux simples notions qu'elle offre aux premiers grades, aux explications symbo­liques dont elle essaye ses prosélytes ; il en résulterait toujours l'amour des vertus qu'elle prescrit, qu'elle fait faire aimer, et dont la pratique et l'habitude s'amalgament avec notre propre existence. Peut-être, mes vénérables Frères, dans ce faible essai vous ai-je mieux exprimé ce que l'Ordre doit être que ce qu'il est effective­ment ; mais condamneriez-vous la pureté d'une doctrine, d'un culte quelconque, d'après l'abus et les torts de quelques-uns de ses Ministres : les erreurs particulières de quelques Maçons qui nous vilissent peut-être, qu'il faudrait connaître, convaincre, ou expul­ser, ne nuisent point à l'Ordre en général, ses principes n'en sont pas altérés, et j'ai la satisfaction particulière de les voir maintenus avec pureté dans cette respectable loge. C'est sur la conduite de ceux qui la composent que j'ai calqué les préceptes de morale, que ce discours d'instruction m'a permis de vous détailler : puis­siez-vous, toujours fidèles à des devoirs que vous connaissez et que vous remplissez si bien, ne jamais oublier le nom des trois principales colonnes qui soutiennent l'édifice. Entreprenons avec force tout ce qui conduit au bien ; conduisons-nous avec prudence et sagesse dans toutes les actions de la vie. La beauté de notre Ordre dépend de la perfection de notre oeuvre. Daigne, ô grand Architecte, protéger toujours les ouvriers de paix que je vois réunis pour la reconstruction de ton auguste temple ; répands sur eux la prospérité dont l'intarissable source est en toi. Fortifie leur zèle, échauffe leur cœur, anime leur esprit, soutient leur courage, décide leur succès. Enfants de la mère commune le limon qui les forma fut pétri par tes mains bienfaisantes ; ouvre-les avec profusion en leur faveur, et sans jamais permettre qu'ils abusent de tes graces, dirige l'emploi des trésors que tu leur réserves, aux fins indiquées par ta sagesse infinie, pour ta gloire, pour le bien de l'humanité, pour leur bonheur particulier, et pour l'accrois­sement de l'empire de la vertu, dont ils renouvellent à ton nom et en ta présence le vœu solennel, d'être sans relâche les plus zélés spectateurs. Houzé, houzé, houzé.

(1) Baron Tschoudi : L'Etoile Flamboyante.


Publié dans le PVI N° 20 - 4éme trimestre 1975  
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