GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 2T/1976 |
Ah ! Jeunesse... Je voudrais ce
matin faire pour une fois comme tout le monde, et dédier moi aussi mon propos à
la jeunesse. Les jeunes ! C'est
inouï à quel point notre société, que l'on dit vieillissante, s'y intéresse,
tantôt pour les blâmer, les dénoncer et les rejeter, tantôt pour les aduler,
les flatter et les annexer. Un jeune malappris
vous marche sur les pieds pour entrer avant vous dans l'ascenseur, vous pensez
in petto : « Cela n'a rien d'étonnant, ces jeunes, tous des voyous ! En revanche, vous
apercevez une accorte lycéenne qui aide un aveugle à traverser la rue, vous la
contemplez avec la larme à l'oeil et vous vous dites : « Ils ne sont pas si mal
que ça, les jeunes ! Pourquoi cette
généralisation impulsive ? Pourquoi vouloir à tout prix mettre toute une génération
dans le même sac ? Suivant votre humeur, les jeunes sont comme ceci ou comme
cela. Vous les voyez parfois indisciplinés et frondeurs, parfois
conventionnels, grégaires, sans originalité et sans volonté. Successivement et
contradictoirement, vous les prétendez studieux et opiniâtres, ou paresseux et
insouciants. Vous les trouvez à la fois fascinants et déroutants, intéressants
et odieux, sots et intelligents, éveillés et indolents. Est-ce que, par
hasard, vous n'auriez jamais été jeunes vous-même ? Bien sûr, ceux de
notre génération étaient moins nombreux, donc moins voyants. Ils se mêlaient
aux autres et se confondaient avec eux. Aujourd'hui, ils sont nombreux, très
nombreux. Cela ne sera malheureusement plus vrai dans une dizaine d'années.
Mais, pour le moment, leur accession à la vie active inspire à la fois de
l'inquiétude et de l'appétit. * * * De l'inquiétude
parce que s'ils se mettaient tous d'accord pour tout chambarder, l'équilibre
que chacun de nous s'est péniblement créé dans un monde où il est de plus en
plus difficile de se faire une place au soleil, serait brutalement remis en
cause et nous serions livrés à l'aventure. De l'appétit parce
qu'ils représentent une masse toute neuve et disponible. Quel pouvoir colossal
échoirait à un parti politique, à un syndicat, à un groupe de pression, à une
église, qui réussirait à mobiliser en un instant tous les jeunes. D'où ces appels du
pied indécents, ces clins d’œil complices, ces flatteries, ces sucreries, ces
cajoleries et ces promesses. Le loup de la fable
n'est pas mort et il rêve toujours, déguisé en mère- grand, de croquer le petit
chaperon rouge. Mais le petit
chaperon rouge a appris La Fontaine sur les bancs de la maternelle et il n'est
pas dupe des mômeries des adultes. On ne le prend pas sans vert et personne n'a
réussi jusqu'à présent à s'approprier d'un coup de filet toute la jeune
génération. * * * Or, savez-vous ce
qu'ils veulent, les jeunes ? Tout simplement qu'on ne les considère pas comme
des jeunes et qu'on les traite comme tout le monde. Un jeune voyou est un
voyou, un jeune délinquant est un délinquant, un jeune raisonnable est un être
raisonnable, un jeune aimable est un être aimable. Rien n'est plus ridicule que
de leur prêter globalement des traits de caractère, des tendances et des
penchants communs. Rien n'est plus absurde que de les traiter comme s'ils
formaient une race à part, une tribu cohérente, homogène et uniforme. D'ailleurs il y a
tant de jeunes vieillards et tant d'adultes immatures, comment voulez-vous
qu'on s'y retrouve et que du premier coup d'oeil on puisse décider qui est
vieux et qui est jeune ? Il y aurait bien un
procédé qui consisterait à compter le nombre d'années vécues par un être depuis
sa naissance et à tirer un trait au-dessous duquel on serait jeune et au-dessus
duquel on serait vieux. Mais où placer la barre ? C'est ici que le problème se
corse. Dans le théâtre de Molière les barbons avaient trente ans et Célimène en
avait vingt. Grâce aux antibiotiques, à la culture physique, au sport et à
l'hygiène alimentaire, nous vivons aujourd'hui beaucoup plus longtemps. Est-ce
à dire que nous restons jeunes plus tard ? Je n'en sais rien, ma foi, et je
vous laisse le soin de trancher la question. Mais il me vient à
l'idée de vous proposer une autre manière de calculer l'âge. Au lieu
d'additionner le nombre d'années vécues nous pourrions décompter celles qui
nous restent à vivre. Ainsi l'on saurait par exemple que celui qui a soixante
ans de vie devant lui est jeune, et celui à qui il ne reste que cinq années
avant de disparaître est vieux. Malheureusement, comme nous ignorons tous
l'heure de notre mort, il nous est impossible de savoir qui mourra le premier. Eh bien !
renonçons-y. Résignons-nous à ne pouvoir distinguer les jeunes et les vieux, et
décidons de vivre comme si nous étions tous éternels. * * * Lorsque vous aurez
adopté cette manière de voir, vous constaterez que les choses s'arrangeront
toutes seules. Il ne viendra plus à l'idée de personne de traiter quelqu'un de
vieux gâteux ni de jeune écervelé. Ce racisme de l'âge, aussi absurde et
ridicule que le racisme de peau, aura disparu sans effort et comme par
enchantement. C'est ce qui se
passe dans les Loges de la Grande Loge de France où la moyenne de l'âge de nos
membres se situe autour de 35 ans, où l'on voit des maîtres de 25 ans enseigner
des apprentis de 60 ans, et vice-versa. Personne n'en retire fierté ni dépit. Savez-vous à quoi
cela tient ? Tout simplement au fait qu'un initié véritable vit hors du temps
et de l'espace. Celui qui est parvenu à la maîtrise s'identifie à ce qui
l'entoure, à ce qui l'a précédé, à ce qui le suivra. Si je tentais de définir
d'un mot les trois stades de l'initiation, je dirais volontiers que le degré
d'apprenti correspond à la découverte, celui de compagnon à la construction et
celui de maître à la participation. Le maître-maçon est
en résonance avec le cosmos. Il ressent personnellement toutes les joies et
toutes les souffrances du monde. Il est parfaitement libre dans le monde pour
l'unique raison qu'il est solidaire du monde. Il est clairvoyant parce que le
bandeau de la relativité est tombé de ses yeux. Il est vivant parce qu'il est
universel et éternel. Mais ces trois
vertus : solidarité, clairvoyance, universalité, ne s'acquièrent pas par la
seule vertu d'une cérémonie initiatique, elles se cultivent et se développent
inlassablement par un effort de volonté sans défaillance ni interruption. Ce
travail de réflexion et d'action s'effectue dans le cadre vivifiant de la Loge
et se perpétue hors de la Loge dans l'immense chantier de construction que
représente l'univers. Vous apercevez à
quel point les préjugés de races, de nationalités, de croyances, de
générations, peuvent apparaître factices et dérisoires à des hommes qui, de
leur vivant, réussissent la gageure de penser et d'agir continuellement dans
les dimensions permanentes de l'éternel et de l'universel. C'est pourquoi il
n'existe chez les membres de l'Ordre maçonnique aucun conflit de races, de
classes, de croyances ou de générations. Cela ne veut pas
dire que nous soyons tous coulés dans le même moule. Bien au contraire,
l'ascèse maçonnique tend à la révélation, à l'affirmation et au développement
de la personnalité de chacun. Mais, dès lors que cette personnalité s'inscrit
en harmonie avec la loi universelle, sa réalisation ne suscite aucune réaction
antagonique des êtres et des choses du monde extérieur, mais constitue, au
contraire, un ferment de concorde, d'harmonie et d'équilibre. Telle est
l'explication de l'afflux dans nos Loges de ceux que vous appelez des jeunes,
et que nous appelons simplement des frères. Ce qu'ils découvrent chez nous
c'est ce climat incomparable de liberté dans l'ordre qui fait si cruellement
défaut dans les sociétés contemporaines. Elles sont en effet parvenues à un tel
point d'aberration qu'elles sont incapables de concevoir et d'organiser la
protection de la liberté et la perpétuation de la vie, autrement qu'en termes
de contraintes. Pour empêcher les méchants et les sots de corrompre ou de tuer
les éléments vitaux nécessaires à l'humanité, pour les retenir de se livrer à
des attentats contre les personnes et les biens, on n'envisage que de les
punir, les briser, les mettre hors d'état de nuire par la force et par la
violence. Mais hélas ! la preuve est faite désormais que plus les sociétés
renforcent leur appareil répressif, judiciaire et policier, plus le crime et la
violence se déchaînent. C'est parce que la
répression ne s'adresse qu'aux corps, et ne peut réformer les esprits. De temps
en temps nous en prenons conscience et l'on assiste alors à d'étranges
abdications, à de curieuses démissions. Des maîtres-chanteurs voient leurs
exigences satisfaites, des criminels dangereux sont rendus à la liberté sans avoir
accompli leur peine. Plutôt que de nous indigner, essayons de comprendre le
mobile profond de ces gestes de lâcheté apparente. La motivation en est simple
: Ceux qui détiennent l'autorité ont pris conscience que la répression ne
suffit pas à assurer l'ordre. La crainte ne suffit pas à prévenir le crime. La
violence ne parvient pas à éteindre la violence. Les lois, si bien faites
soient-elles, sont sans effet sans l'adhésion et le concours actif des citoyens
à leur application. Or, d'une part,
personne n'aurait l'outrecuidance de prétendre que les lois, trop souvent
refaites, sont parfaites et nul ne songe à dénier cette évidence que le
consensus social est en train de rouiller sous l'acide de rapports sociaux qui
se dégradent. Pourquoi ? Parce
que l'épreuve de force est permanente d'une part entre l'individu et la
collectivité et, d'autre part, entre les différents groupes qui constituent la
collectivité ; parce que le principal aiguillon de nos appétits n'est plus le
besoin mais l'envie ; parce que les relations entre humains ne sont plus régies
par notre communauté de nature qui nous impose de vivre en collectivité, mais
que la société, collectivité humaine organisée, source de vie et de progrès,
ayant atteint des dimensions inhumaines, est devenue une espèce d'entité
abstraite, de déesse maléfique, à la survie de laquelle les particuliers
doivent sacrifier leur liberté, leur bonheur et, si nécessaire, leur vie, comme
s'ils n'étaient que des rouages interchangeables au service d'une sacro-sainte
machine qu'il faut faire tourner à tout prix, envers et contre tous. * * * Décidément, il est
grand temps que nous nous rappelions que nous sommes des hommes, c'est-à-dire
des êtres de chair et d'esprit, gouvernés par la raison et le sentiment,
sensibles aux morsures de la faim et du froid mais aussi à celles du mépris et
de l'indifférence. Il est grand temps que nous nous décidions à vivre en hommes
parmi les hommes, nos frères. Pour que cette
prise de conscience s'effectue, pour que l'an 1976 marque le printemps du
renouveau de la vie, l'âge d'or de la concorde et de l'harmonie, il n'est nul
besoin de combats, de clameurs, de disputes, de contraintes, de menaces, de
sanctions, de punitions, de prêches et de sermons, ni même de rééducation. On
sait, hélas ! ce que ce vocable hypocrite cache de violence déguisée ! Il suffirait qu'à
compter d'aujourd'hui chacun de nous décide d'accorder aux autres le même
respect et le même amour qu'il voue à lui-même. Il suffirait que ceux qui
détiennent à un moment quelconque et à un titre quelconque une parcelle, même
infime, de pouvoir ou d'autorité cessent de se croire supérieurs de ce fait,
qu'ils ne considèrent pas autrui comme un objet inerte mais qu'ils s'efforcent
simplement de se mettre à sa place, quels que soient son âge, son sexe ou sa
condition. Il suffirait
surtout que chacun de nous décide de ne pas attendre que ce soit l'autre qui
commence. Alors,
miraculeusement, comme dans une Loge maçonnique, nous nous retrouverions, dans
la rue, au travail, au cinéma, comme en famille, entre nous, entre humains,
entre frères qui ont vécu longtemps séparés et qui se retrouvent enfin. Et l'humanité
connaîtrait alors une véritable, une incomparable, une éternelle jeunesse. JANVIER |
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