GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 2T/1976

Le Secret Maçonnique

Même pour ceux qui parmi vous connaissent le moins notre Ordre, l'idée de secret attachée à la Franc-Maçonnerie est familière. Ne dit-on pas en effet de l'Ordre Maçonnique qu'il fait partie des sociétés secrètes ; et les maçons eux-mêmes n'appellent-ils pas leurs cérémonies rituelles, d'où est exclu tout non-initié : mystères ? SI l'on songe enfin que dans nos pays latins, on ne fait généralement pas état de sa qualité maçonnique, le doute n'est alors plus permis, il y a un secret maçonnique.

Cette impression que l'on peut avoir de l'extérieur, je me garderai bien de la démentir car elle est dans une certaine mesure, exacte. Oui, il y a un secret maçonnique et il va de soi qu'étant moi-même Franc-Maçon je ne vais pas vous le révéler. D'ailleurs quand bien même le voudrais-je, je ne le pourrais pas. Pourquoi ?

C'est en répondant à cette première question que je me propose d'éliminer certaines idées fausses sur ce secret.

Rejetons tout d'abord ce qui a constitué jadis et constitue encore pour quelques esprits attardés une grossière calomnie : l'accusation de complot.

Dès la fin du XVIII° siècle en effet, la Franc-Maçonnerie fut accusée de travailler en secret à renverser les trônes et l'Eglise. A la suite de l'Abbé Baruel, les anti-maçons les plus virulents virent en elle l'instigatrice de la révolution française y compris la terreur, et comble de stupidité, quelques dizaines d'années plus tard, des maçons vaniteux et oublieux de leurs authen­tiques traditions, acceptaient avec ravissement que leurs ancêtres aient joué un pareil rôle. Ignorance historique, que de crimes on commet en ton nom ! N'en déplaise aux maniaques de l'ubiquité maçonnique, la devise de la Répu­blique : Liberté, Egalité, Fraternité n'est pas sortie de nos loges et il y eut beaucoup plus de maçons guillotinés que de maçons guillotineurs. Les maçons de ce temps étaient dans leur très grande majorité, royalistes, favorables certes à une évolution constitutionnelle de la monarchie, mais tout de même fidèles au trône. Quant à l'accusation de complot contre l'Eglise, elle est tellement peu fondée que la première Bulle d'excommunication « in eminenti « promulguée en 1738 par le Pape Clément XII, ne reproche que le caractère secret des réunions et, incapable de donner le moindre motif à la condamnation se réfugie dans la vague formule « pour des motifs de nous seuls connus «.

Quand on sait de plus qu'au moment où il signait ce texte, Clément XII était âgé de 86 ans, qu'il était aveugle et complètement sourd, que sa cour s'amusait à le comparer à une corne d'abondance d'où s'échappaient des Bulles et qu'enfin, il avait aussi utilisé cette vague formule pour condamner la tauro­machie en Espagne, cela laisse songeur...

Au cours du XIX* siècle, les loges de notre pays se sont certes déchris­tianisées, mais à qui la faute ? A n'en pas douter aux condamnations renou­velées du Vatican qui interdisaient aux catholiques l'entrée des loges et qui pour les pays latins privaient celles-ci d'une présence chrétienne. Y a-t-on pour autant comploté contre l'Eglise et contre l'Etat ? A cette question il faut répondre non.

Même dans les grandes périodes anticléricales de la Ill' République, les maçons dans leur ensemble n'ont voulu s'attaquer qu'à certains privilèges de l'Eglise et non à l'Eglise elle-même. Les discussions suscitées par les articles de la Loi de Séparation des Eglises et de l'Etat le prouvent, loi qui soit dit en passant, s'est révélée à l'avenir absolument providentielle aussi bien en ce qui concerne la subsistance matérielle des Eglises, que leur liberté, au point que celles-ci devraient considérer Emile COMBES et Aristide BRIAND (qui lui n'était pas maçon) comme de grands bienfaiteurs. Il y eu certes des excès et des prises de positions nettement antireligieuses, mais elles furent l'exception et disons-le tout net, personne aujourd'hui ne les considère comme d'inspiration maçonnique. Ou bien il faudrait considérer comme d'inspiration spécifiquement catholique la propagande antisémite et anti-dreyfusarde de l'époque. Quant à l'accusation de complot contre l'Etat, la valeur des hommes politiques maçons de cette époque, ainsi que leur patriotisme suffit à en démontrer l'absurdité.

Il semble qu'aujourd'hui on ait fait justice de tout cela. Entre l'Eglise et la Maçonnerie, le dialogue et la compréhension ont remplacé la méfiance et la haine. L'Etat, quant à lui, sait qu'il peut et qu'il doit nous respecter malgré certaines affiches de mai 1968 qui firent tout au plus croire au public que certains voulaient jouer les mouches du coche, ô combien attardées, de la Révolution gauchiste.

Si le complot ne constitue pas le secret maçonnique, celui-ci réside-t-il dans nos rituels et nos cérémonies ? Non, s'il s'agit des détails de leur dérou­lement. Certes un bon et fidèle maçon ne doit pas les révéler. Mais au cours de l'histoire et ce, très tôt, dès le XVIII' siècle, ces rituels ont été connus des profanes et automatiquement tournés en dérision. Pendant l'occupation alle­mande, fut produit sur ordre de Goebbels un film contre les Francs-Maçons ayant pour titre « Forces Occultes «. Celui-ci entre autres scènes choc, présente une initiation. Si dans l'ensemble, les détails du rituel sont respectés, les intentions des auteurs du film sont telles que l'impression de ridicule est de loin la plus forte. Et comme c'est le droit de chacun de se défendre contre la calomnie, la Grande Loge de France protesta, en grande partie pour cette raison, contre la projection de ce film à l'émission « Les Dossiers de I'Ecran ». Entendons-nous bien, nous n'estimions pas que le secret maçonnique était trahi par ce film de propagande nazie. Non, nous pensions simplement que l'image que l'on présentait de la Franc-Maçonnerie était déformée et ne pouvait qu'induire le public en erreur sur l'esprit de notre ordre.

Il me reste encore, avant d'aborder la partie positive de mon propos, à démystifier un faux secret : le prétendu occultisme affiché par certains maçons. Teinté tantôt d'antichristianisme, tantôt de notions mal digérées d'astrologie, il tient lieu d'intelligence à de rares esprits confus et brouillons. Ceux-ci donnent une fausse idée de la Maçonnerie et c'est de ce seul point de vue qu'ils nuisent à notre ordre. La pratique des sciences occultes demande en effet des têtes solides et des intelligences réelles, faute de quoi l'on se condamne à jouer les apprentis sorciers et à avoir une action destructive autour de soi avant de se détruire soi-même. Qu'on se rassure donc, on ne pratique dans nos loges ni invocations magiques ni envoûtements.

* * *

D'où vient alors la nécessité du secret maçonnique. A quoi lui-même correspond-il, puisque je l'ai dit, je n'ai ni la volonté, ni la possibilité de le communiquer ? Tout simplement de la nature même de l'initiation. A l'inverse du sacrement l'initiation ne confère pas une grâce « Ex opere operato », bien que comme lui elle veuille faire changer l'individu. Elle lui ouvre une voie, lui montre un chemin. Imaginons par exemple deux alpinistes placés devant la paroi abrupte d'une montagne. L'initié sera celui qui aura le regard assez perçant pour découvrir des traces de précédents passages et saura de plus les utiliser. Aux points d'appui qu'il aura pu repérer il ajoutera les siens propres et pourra ainsi mener à bien son ascension. Vous l'avez compris, même en utilisant ce que son prédécesseur a laissé, il ne peut compter que sur son effort personnel. Le profane qui se prépare à être initié se trouve un peu dans cette situation. La tradition de notre ordre va lui présenter un certain nombre de symboles lors de la cérémonie d'initiation, symboles qui d'ailleurs l'accompagneront tout au long de sa vie maçonnique.

Quelques explications lui seront certes données, car un symbole, tout en ouvrant la voie à de multiples réflexions ne veut pas pour autant dire n'importe quoi. Cependant l'action essentielle du symbole sur l'être même de l'initié ne sera possible et efficace que si celui-ci fait l'effort de volonté nécessaire. De lui, dépend la réalité de l'initiation.

Comment cet effort est-il fourni, quelle réaction suscite-t-il chez l'intéressé, à quoi aboutit-il, quel regard nouveau provoque-t-il sur le monde et sur soi ?

Voilà autant de questions dont les réponses relèvent du véritable secret maçon­nique. Secret qui existe donc pleinement, d'une part, parce que les réponses sont réelles, d'autre part parce qu'elles sont incommunicables. Seul celui qui vit ce genre d'effort peut savoir ce qu'il représente ; sans réelle participation, l'impression de l'extérieur ne peut qu'être inexacte. Si je reprends mon exemple de l'alpiniste, je ne puis m'empêcher de songer à toutes les critiques dont bien souvent ce sport est l'objet. Pourquoi tenter de telles ascensions, pourquoi utiliser les chemins les plus difficiles ? Temps perdu, énergies et vies gâchées, telles sont les conclusions auxquelles arrivent ceux qui jugent cette activité du dehors. Le même genre de remarques s'entend à propos des rites maçon­niques. Vus de l'extérieur ils sont plus ridicules qu'inquiétants, leur spectateur se trouvant dans l'impossibilité ontologique de les recevoir. C'est la raison fondamentale pour laquelle, la Franc-Maçonnerie ne voulant tromper personne les garde secrets. De plus il ne faut pas oublier que ces rites ont pour but de transformer un être. Les effets qu'ils produisent, pour être durables et conduire à une réelle évolution ne doivent être connus que par l'intéressé lui- même. Quel homme se laisserait totalement pénétrer par le symbolisme, interpeller par le rite dans le plus profond de son être, s'il savait que ses réactions étaient épiées par des regards étrangers et critiques. Pour tout témoin il faut qu'il n'ait que le Grand Architecte de l'Univers et lui-même, tout en se sentant soutenu par la présence fraternelle d'hommes qui ont subi et qui vivent la même initiation que lui. L'Eglise agit d'ailleurs exactement de la même façon en veillant au caractère secret des confessions. L'engagement solennnel que prend le prêtre, l'entretien privé au cours duquel le fidèle expose ses problèmes, constituent autant de garanties données à la personne humaine pour que les différentes phases au travers desquelles son être va passer pour se réconcilier avec Dieu, restent secrètes. Ainsi seront-elles vécues avec authenticité et efficacité.

Tout ce qui vise à l'évolution de l'être humain dans le sens d'une récon­ciliation avec Dieu ou encore, comme c'est le cas pour la Maçonnerie, dans le sens d'une recherche d'une meilleure harmonie avec les lois du Cosmos pour parvenir à la sagesse, tout cela ne peut s'accomplir valablement que dans le secret des cœurs.

* * *

Cette pratique du secret a deux conséquences sur lesquelles je voudrais conclure. La première est l'élitisme. Notre ordre n'est pas un mouvement de masse, sa méthode même le lui interdit. Ainsi, la Franc-Maçonnerie n'ira-t-elle jamais à vous, c'est vous qui devez venir à elle, si vous-mêmes vous vous sentez attirés par sa méthode et par son esprit. Et le fait que nous participions comme c'est le cas aujourd'hui à une émission de radio n'a rien à voir avec une quelconque propagande. Si le devoir d'un maçon est de répandre la lumière qu'il a entrevue dans la Loge de Saint-Jean, il reste tenu et limité par le secret.

Ne pouvant rien communiquer à des profanes des réalités essentielles de l'initia­tion, il ne peut entamer une réelle démonstration puisque les arguments les plus solides sont inutilisables. Tout au plus, ne bornera-t-il à suggérer et à susciter, ne voulant avoir affaire qu'à la liberté de jugement des profanes, et écartant délibérément toute possibilité de séduction ou encore d'illusion. Il est clair, dans ces conditions-là, que seul un petit nombre de gens peut se sentir concerné par une pareille démarche. La grande majorité des hommes est trop habituée à se faire asséner au grand jour de massives vérités avec force arguments et démonstrations. Parce que refusant grâce au secret, le viol psy­chique, la méthode initiatique des Francs-Maçons ne peut véritablement attirer qu'une minorité, située aujourd'hui parmi ceux qui refusent l'abrutissement collectif, dans lequel la civilisation moderne enferme de plus en plus.

Protection contre la vulgarité et la médiocrité, le secret maçonnique est aussi le seul fondement valable de la fraternité qui unit les maçons de toute la terre. Liés les uns aux autres par les mêmes rites d'initiation (même s'il existe différents rituels), confrontés à chacune de leur réunion aux mêmes symboles, placés tous ensemble du simple fait de leur expérience initiatique dans l'impossibilité de rien communiquer, ils ont fortement conscience d'appar­tenir à un ordre, à une famille dont les liens contrebalancent toujours toutes les pesanteurs religieuses, politiques ou sociales. Chacun d'entre vous à sans doute un jour fait l'expérience du sentiment de fraternité qui naît dès que l'on partage une épreuve avec quelqu'un, ou que l'on surmonte des difficultés analogues. La fraternité maçonnique est un peu de cette nature et ce qui la rend plus forte que n'importe qu'elle autre c'est la conscience qu'a le maçon de partager seulement avec ses frères, grâce au rituel, l'expérience de l'initia­tion. Là où le rituel n'est pas respecté, là où il n'y a pas de véritable initiation, la fraternité est alors ravalée au rang d'un copinage et le secret ne concerne plus que les bonnes affaires que l'on peut traiter avec tel ou tel. Plus que les anti-maçons, cette maçonnerie alimentaire a fait du mal à notre Ordre. Elle est aujourd'hui en voie de disparition, et ne concernant plus qu'une minorité, nous sommes en droit, je pense, de demander qu'on nous fasse la grâce de ne pas juger notre fraternité ni nos secrets à partir d'elle. La Franc-Maçonnerie aujourd'hui et la Grande Loge de France en particulier, reprennent force et vigueur. Chaque jour des hommes de plus en plus nombreux viennent à elles, non pour y faire des affaires loin des regards indiscrets, mais simplement pour mener à bien avec d'autres hommes qui partagent leurs préoccupations, la quête spirituelle qui est leur. Le secret apparaît alors comme une garantie du sérieux de la recherche ainsi entreprise. Les battements de coeur du monde sont faibles. On ne peut les entendre, que loin de l'agitation et du bruit dans le secret de nos loges et, dans la solitude de sa conscience dans le secret de son cœur.

MARS


Publié dans le PVI N° 21 - 2éme trimestre 1976  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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