GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 2T/1976 |
Rationalisme et Pensée SymboliqueLes
Francs-Maçons
de la Grande Loge de France aiment à dire qu'il y a
plusieurs demeures dans la
Maison du Père et que les chemins qui
mènent à la Vérité sont
divers et
multiples. Très
souvent dans
nos Loges, dialoguent ceux qui croient à la raison et
à sa valeur aussi bien
dans le domaine de la connaissance que de l'action et ceux qui pensent
qu'il y
a d'autres moyens et d'autres méthodes pour
découvrir l'ultime vérité et
régler
notre conduite humaine ; c'est-à-dire, ceux qui estiment que
le symbole,
l'imaginaire sont des outils dont l'homme en
général et le Franc- Maçon en
particulier ne sauraient se passer pour aller vers ce que nos vieux
rituels
appellent la Lumière. Ecoutons
aujourd'hui le dialogue amical de deux Francs-Maçons de la
Grande Loge de
France qui représentent chacun l'un de ces points de vue. * * * LE
RATIONALISTE. *
Oui, le Rationaliste que je suis accorde à la raison une
place primordiale dans
la recherche de la vérité, dans la
détermination de la conduite humaine. Il me
semble difficile de nier l'importance et la valeur de la raison que les
philosophes du 17° siècle appelaient «
Lumière Naturelle «, en particulier de
la raison scientifique. Celle-ci, c'est je crois indiscutable, a permis
à
l'homme de développer considérablement son savoir
et grâce à celui-ci
d'accroître son pouvoir sur la nature. Et l'on peut
légitimement penser que
grâce aux progrès que fait chaque jour la science,
l'homme arrivera à résoudre
la plus grande partie des problèmes qui se posent
à lui. Et
pour un Franc-Maçon
rationaliste, dire que la Franc-Maçonnerie a pour but de
répandre la lumière
parmi les hommes, c'est dire qu'elle se doit de développer
la rationalité au
plan de la connaissance comme au plan de l'action, de faire triompher
la raison
sur tout ce qui s'oppose à elle, c'est-à-dire sur
les « sens » et sur «
l'imagination •, sur le mysticisme et sur l'occultisme, de
faire triompher la
lumière sur les ténèbres. Le
SYMBOLISTE. * J'admets
parfaitement que lorsqu'il s'agit d'atteindre la
vérité objective, comme dans
la science, et d'agir avec efficacité dans le domaine
technique, la rationalité
est une exigence de la pensée. Mais faut-il en conclure que
la Raison
représente l'idéal et la forme achevée
de la pensée humaine ? Je crois que si
grande que soit sa valeur, la Raison est par essence limitée
et incomplète. La
Raison, c'est
essentiellement la reconnaissance des implications : si A, alors 8.
Elle nous
fait saisir les relations nécessaires, soit entre les
idées (raison
mathématique) soit entre les faits (raison
expérimentale), et en particulier
entre les buts que nous nous donnons et les moyens de les
réaliser. Mais
d'abord,
que peut-elle révéler sur ces buts
eux-mêmes, sur les fins de nos actes, et par
conséquent sur le sens même de notre existence ? Lorsque
Sganarelle demande à Don Juan : « Mais enfin,
à quoi croyez-vous donc ? »,
celui-ci répond : « Je crois que 2 et 2 sont 4, et
que 4 et 4 sont 8 ». Et il
manifeste ainsi l'essence pure du rationalisme : il est bien clair
qu'aucun
raisonnement de son valet ne pouvait lui prouver que le choix d'une vie
dissolue
est un mauvais choix. Comme
l'a montré
David Hume, la Raison peut nous indiquer des moyens, mais elle est par
elle-même incapable de nous fournir des fins : « Il
n'est pas contraire à la
Raison de préférer la destruction du monde entier
à une égratignure de mon
doigt •. En
somme, ce
serait trop peu dire que d'affirmer que la Raison laisse de
côté un domaine
d'une immense importance : il faut dire que la Raison ignore tout ce
qui a de
l'importance : les fins, les valeurs, ce qui donne un sens à
l'existence. Vous
me direz
peut-être que ce domaine est celui des sentiments, et non de
la pensée. Mais
peut-on admettre un tel clivage ? Peut-on admettre que la
pensée n'ait rien à
dire sur ce qui constitue l'essentiel de l'âme humaine ?
L'homme, si rationnel
qu'il soit dans sa science et sa technique, serait toujours un barbare
s'il ne
s'efforçait pas d'explorer, de déchiffrer aussi
le monde de la subjectivité,
qui est celui du sens des valeurs. D'ailleurs
le
monde des objets et des faits, auquel s'applique la Raison, n'est tout
compte
fait qu'un extrait du monde de la subjectivité : nous ne
connaissons les objets
qu'à travers les informations qui modifient notre
conscience. Il
en résulte
qu'à cette limitation dont j'ai parlé est
liée une autre limitation de la
Raison : elle est inapte à nous faire saisir la
Totalité de l'Etre, et chaque
être dans sa réalité vivante. Comme l'a
dit Ferdinand Alquié, « l'histoire qui
a conduit les hommes de l'animisme au mécanisme, si elle est
celle de nos victoires
sur l'objet, n'est assurément pas celle de notre
approfondissement de
l'être » (1). Je
vais prendre
un exemple que vous jugerez peut-être naïf : lorsque
la biologie nous a montré
la structure d'un végétal, nous a appris la
fonction de la chlorophylle et
révélé sa formule chimique, avons-nous
une idée de ce que cela signifie, « être
un arbre » ? Et pourtant, un arbre vit, et même
s'il n'a pas de cerveau, il
existe en lui-même, et son existence n'est pas sans
signification pour lui. La
Théorie du «
végétal-machine « n'est pas plus vraie
que la théorie des animaux-machines de
Descartes, qui était dans la logique du rationalisme
mécaniste, mais que notre
intuition de la vie nous fait rejeter comme une vision
évidemment tronquée et
mutilée de la réalité. *
Certes, j'en
conviens. Il est vrai que la raison scientifique ne peut rien dire qui
puisse
satisfaire notre curiosité sur ce genre de questions :
« A quoi peut ressembler
la subjectivité d'un végétal et d'un
animal ? «. C'est justement parce qu'il
n'y a rien à en dire de raisonnable et de sensé.
« Ce dont on ne peut parler,
il faut le faire » a pu dire Witgenstein, le fondateur du
positivisme moderne. Mais
si la raison
ne peut que se taire, je me demande quelle faculté pourra
nous donner une
réponse satisfaisante. * Il
est bien
certain qu'il y a des domaines dont la connaissance scientifique nous
est à
jamais impossible. Comme l'a dit Auguste Comte, la
métaphysique est un océan
pour lequel nous n'avons ni barque ni voile. Mais n'y a-t-il pas autre
chose,
dans la pensée et l'expérience humaine, que la
connaissance scientifique ? Je
crois que le
symbolisme est l'instrument qui permet à la
pensée (si l'on comprend bien que
la raison n'est qu'un aspect, une modalité
particulière de celle-ci) de
s'aventurer dans l'océan dont parle Comte. Non pas, sans
doute, pour en dresser
une carte exacte, mais au moins pour en pressentir les contours. Ce
n'est pas à
des Maîtres que j'apprendrai ce qu'est un symbole, en
entendant par là aussi
bien emblèmes (le compas et l'équerre,
l'étoile flamboyante...), les mythes (le
meurtre d'Hiram), les rites (les voyages initiatiques). Le
propre du
symbole, qui le distingue des signes en général
(et en particulier de tous
ceux, comme les signes mathématiques, qui sont les
instruments de la pensée
rationnelle) c'est que le signifié (ce qu'il
représente) ne pourrait pas, par
nature, faire l'objet d'une expérience directe où
il serait donné « en personne
«, ni non plus être défini d'une
manière parfaitement adéquate ; le symbole est
la seule façon pour ce signifié d'être
rendu présent, de se manifester dans la
pensée. Ainsi,
pour
prendre un seul exemple, qui n'est pas spécialement
maçonnique : « L'Arbre de
Vie » représente quelque chose de très
difficile à traduire en mots, qui serait
à peu près « la vie à
laquelle participent tous les êtres, qui s'enracine dans
un sol, un Grund, et se diversifie en formes de plus en plus libres et
aériennes ». C'est, j'en suis conscient, mal dit,
à la fois trop compliqué et
trop simple) et la traduction, nécessairement maladroite,
est elle-même à base
de métaphores ; mais c'est justement le propre du symbole :
il ne peut être
traduit (comme dit Pierre Emmanuel, expliquer un symbole, c'est peler
un oignon
pour trouver l'oignon), mais il donne à penser, en
indiquant, derrière les
apparences, derrière les objets, une dimension plus profonde
de signification.
Il est donc l'instrument privilégié d'une
connaissance métaphysique de la vie,
des valeurs, et de la réalité « en soin
du monde, dont la science purement
rationnelle ne connaît que la surface. *
Pour ma part, je
ne saurais attribuer au symbolisme comme méthode de
consaissance, et
l'importance et la valeur que vous lui attribuez. Ce symbolisme ne
m'apporte
que le demi-jour de la probabilité. Cette connaissance,
comme d'ailleurs toute
connaissance analogique, est vague et incertaine, justement parce
qu'elle
repose sur le symbole qui est par essence, équivoque et
ambigu. Certes tout
symbole signifie, mais que signifie-t-il ? Il donne le sens mais quel
sens ? Et
parmi la pluralité et la multiplicité des
significations, quelle est celle qui
correspond à la Vérité ? * Il
est certain
qu'on ne peut chercher dans la pensée symbolique, la rigueur
qui s'impose dans
le maniement des concepts scientifiques et des signes qui leur
correspondent.
Le symbolisme est plus près de la poésie que de
la science. Vous
me direz
que l'initiation maçonnique n'est pas destinée
à faire de nous des poètes, et
que d'ailleurs elle ne pourrait nous donner miraculeusement
l'inspiration
nécessaire ! Mais après tout, il n'est pas faux
de dire qu'en nous appre nant
à donner un sens à notre vie et à ce
qui nous entoure, la Franc-Maçonnerie nous
apporte une perception poétique de la
réalité. Nous sommes rationnels et
rationalistes — ou du moins nous nous efforçons de
l'être — dans l'exercice de
nos activités profanes, par nécessité.
Alors pourquoi être initié, si c'est
pour exercer encore notre simple raison ? L'opposition
profane/initiatique est,
au fond, très proche de l'opposition
rationnel/poétique. Si
d'ailleurs un
symbole, considéré isolément, est
ambigu, et d'un contenu plutôt vague, en
revanche un ensemble de symboles, ceux qui par exemple constituent
notre «
symbolique », est une représentation de la vie et
de la totalité — un modèle,
comme disent les savants — à beaucoup
d'égards plus juste et plus complète que
ne peut l'être une théorie scientifique (ou plus
précisément l'ensemble des
théories qui constitue « la science •
à une époque donné). On peut dire
d'une
symbolique ce que Samuel Butler disait de la religion : elle
est fausse dans
sa lettre mais vraie dans son esprit, alors que la science est vraie
dans sa
lettre et fausse dans son esprit. Considérons
par
exemple les tableaux des deux premiers degrés : le mot
« tableau » est bien
choisi, car ils sont, comme les mandalas bouddhistes, des tableaux de
la
totalité du monde, où rien n'est
oublié des éléments essentiels du
réel (on ne
pourrait pas en dire autant de la science matérialiste du
XIX° siècle) on y
trouve le Principe (le Triangle), le monde créé
par l'homme (le Temple), les
valeurs fondamentales (les trois piliers), le temps (les trois
fenêtres), le
travail humain (les outils), et le schéma du tableau
lui-même (le pavé mosaique),
tableau du tableau, qui symbolise assez bien la conscience). Ce
que j'appelle
un symbolique a donc une authentique valeur pour la connaissance ; elle
est
comme un code, une grille qui nous aide dans ce que j'appellerais une
lecture
du monde. * * * LE
RATIONALISTE. *
Mon Cher Ami, allons plus loin encore dans notre critique de certaines
formes
du symbolisme. Trop souvent la méthode symbolique
livre notre pensée à la
seule imagination, ce qui nous donne les
interprétations les plus
déréglées et
les plus délirantes. Peut-être parce que
l'imagination exprimant seulement
notre subjectivité est par définition totalement
indifférente à la nature de
l'objet. « Désordre dans le corps, erreur dans
l'esprit, l'un nourrissant
l'autre, voilà le réel de l'imagination
», a écrit Alain. Ajoutons
que nos
passions se nourrissent de cette imagination, cette « folle
qui se plaît à
faire la folle », cette « maîtresse de
fausseté et d'erreur «. Or,
le Franc-Maçon
est un homme qui cherche la Vérité, et pour cela,
ne doit-il pas impérieusement
écarter les illusions de l'imaginaire, ne doit-il pas se
purger des maléfices
des passions, ne doit-il pas se dépouiller des forces
inférieures de son moi,
pour s'élever par la raison à la
Vérité, la Lumière. Comme on l'a dit
très justement
: « Il n'y a de vérité que
là où il y a raison et on ne saurait parler de
vérité, là où l'on ne
trouve qu'incantations, affirmatives sans preuves ou
invérifiables descriptions « (2). LE
SYMBOLISTE. * Il
est bien vrai que le symbole, ambigu et obscur par nature, ouvre un
champ
dangereusement vaste aux élucubrations... Cependant,
dans
le cadre d'une Tradition (ou de ce que j'ai appelé une
symbolique) il y a une
certaine justesse à respecter dans
l'interprétation. Il est tout à fait faux
que chacun soit libre d'interpréter les symboles
à sa manière. C'est un jeu
trop facile, et pour lequel tout le monde se croit assez de talent. Un
bon
garde-fou, que nous négligeons trop à mon sens,
c'est la connaissance de
l'histoire des symboles, celle de leur origine, de leur
étymologie en quelque
sorte. L'aberration
qui
me semble la plus grave — et sur ce point je serais
résolument rationaliste —
c'est celle qui consiste à confondre les plans de la
réalité, et à prendre les
réalités purement « spirituelles
» qu'expriment les symboles pour des entités
physiques ? Ne confondons pas spiritualité et
spiritisme. Croire
par
exemple que lorsque nous formons la chaîne d'Union, un «
fluide » passe
de l'un à l'autre (et que garder les gants risquerait de
l'interrompre, comme
un courant électrique) c'est tout simplement croire
à la magie. La notion d' «
egregor » me semble suggérer dangereusement
quelque chose de ce genre. On a
beaucoup parlé, à propos du cas Uri Geller, des
phénomènes «
métapsychiques », ou
parapsychologiques : télépathie, clairvoyance,
télékinésie... Je
dirai
simplement que c'est toute la science, et aussi toute la pratique
difficile de
la vie quotidienne, qui constitue une immense expérience
contre la croyance à
la magie, fût-elle exprimée dans un vocabulaire
pseudo scientifique. Je
dirai même
qu'à mon sens, rien n'est plus contraire à
l'esprit même de la Franc-Maçonnerie
que la croyance à la magie : en effet, la
Franc-Maçonnerie spéculative retient
de l'opérative cette grande idée que rien de ce
qui a une valeur ne se réalise
autrement que par l'obéissance aux lois de la Nature
(symbolisées par la
Géométrie), dans une technique qui utilise des
instruments (levier, ciseau,
équerre...). A quoi servirait le levier si des pierres
pouvaient être soulevées
par télékinésie ? A quoi servirait la
connaissance de l'organisme, si les
maladies pouvaient être guéries par imposition des
mains ? La précision dans le
langage, si les pensées pouvaient être
communiquées par télépathie ? Pour
être juste,
je pense cependant qu'il y a un noyau de vérité
dans la croyance à ces
phénomènes, et qu'il est important de le
définir, car le rationalisme
mécaniste consiste précisément
à le méconnaître. La vie et la
pensée ne sont
pas en contradiction avec les lois de la physique : aucun
être vivant et
pensant n'échappe à la gravitation, et n'est
dispensé d'obéir au principe de
conservation de l'énergie ; néanmoins, se
conformer à ces lois n'est pas être
explicable par elles : il est bien vrai que si je soulève un
poids, une idée
s'est réalisée, en déclenchant la mise
en oeuvre de l'énergie chimique de mes
muscles. A l'origine du phénomène physique, il
faut bien admettre une
efficacité de l'idée et de la conscience. De
même, si je
communique avec autrui, ce ne peut être que par
l'intermédiaire d'ondes
sonores : mais mon intention de communiquer suppose bien quelque chose
comme
une intuition immédiate de l'existence d'autrui. La
« télékinésie
» est en somme un mauvais symbole de l'efficacité
de la pensée qui, si
mystérieuse qu'elle soit, n'en est pas moins
réelle ; et la télépathie est
un
mauvais symbole de la sympathie et de la communication des consciences. La
pensée
symbolique n'a rien à gagner à se confondre avec
le spiritisme et la pensée
magique. Elle ne s'oppose pas à une authentique
rationalité, si on entend par
là le rejet résolu de tout ce qui serait en
contradiction avec la raison.
Croire, comme je te fais, qu'il y a place pour un au-delà de
la raison, ce
n'est pas croire qu'il y a des phénomènes qui
contredisent la raison sur le terrain
des faits objectifs, où elle est reine. *
La pensée
symbolique ne s'oppose pas, me dites-vous, à une authentique
rationalité ! Je
serais assez de
cette opinion, en ajoutant qu'il y aurait, peut-être, une
manière de limiter
certaines interprétations délirantes, en les
intégrant, à une interprétation
rationnelle, scientifique du symbole ? N'est-ce
pas ce
qu'ont tenté Freud et les psychanalystes ? et «
L'étude du symbolisme ne
devrait-elle pas passer nécessairement par une
interprétation de type psychanalytique
? » * On
ne peut
méconnaître l'intérêt de la
psychanalyse, pour la compréhension du symbolisme.
Les rapports entre la psychanalyse et l'initiation
maçonnique sont d'ailleurs
vraisemblable : l'une et l'autre reposent sur la découverte,
dans l'âme
humaine, sous la conscience claire, d'une dimension obscure qu'il faut
à la
fois explorer, libérer et maîtriser. Les
images et
les symboles, ceux de nos rêves comme ceux des mythes et des
religions, sont
selon Freud les messagers de l'inconscient. Il
ne peut être
question de critiquer en deux minutes la théorie freudienne.
Je dirai seulement
que par certains aspects, et en particulier l'explication des symboles,
elle
est typique de ce qu'on appelle le réductionnisme,
c'est-à-dire la tendance à
expliquer une réalité en montrant que ce
« n'est que ». Une tentation
perpétuelle du rationalisme scientiste — dont
Freud n'est pas exempt — est
d'étendre à la totalité des
productions de l'esprit humain une démarche en
elle-même parfaitement légitime lorsqu'elle
s'applique à des objets précis
(comme les rêves ou les symptômes
névrotiques). Ainsi
le symbole
n'est pour Freud que l'effet-signe de la libido refoulée,
qui se satisfait
d'une manière imaginaire et déguisée ;
autrement dit, il se réduit à un
symptôme. On pourrait essayer d'interpréter
à la manière freudienne les
symboles maçonniques. Cela donnerait quelque chose de ce
genre : Le
cercueil
d'Hiram = le sein maternel, rendu accessible par le meurtre du
père. L'Orient
voilé =
la chambre des parents, lieu du secret et de la
révélation traumatisante... On
sent bien que
les symboles ne se laissent pas réduire aussi facilement
à n'être que les
effets-signes de la libido. Si d'ailleurs tout symbole renvoyait de
cette
manière monotone aux avatars de la libido, cela laisserait
subsister la
question : de quoi la libido elle-même est-elle le symbole ?
Car l'instinct
sexuel n'est pas une pure pulsion ; il est aussi signifiant. Un
poète de la
Renaissance, Baïf, disait de l'amour physique : «
quel doux plaisir, plein de
douces pensées... » ..
Jung, dont la
psychologie ressemble beaucoup à une Gnose initiatique, a
compris que quelque
chose dans le symbolisme résiste aux tentatives
réductrices de la psychanalyse
orthodoxe. Il y a un Inconscient collectif, constitué
d'archétypes, de grandes
images comme celle du Vieux Sage, (de la Grande Mère), de
l'Animus et de
l'Anima, dont on pourrait facilement trouver des incarnations
dans notre
symbolique. Le symbole résiste donc à cette tentative de rationalisation par réduction qui serait en fait la négation, la suppression de ce qu'elle prétend expliquer. *
Certes, j'en
conviens, mais peut-on assimiler toute pensée rationnelle
à une pensée
réductrice ? Peut-on également réduire
le rationalisme à sa caricature qu'est
le scientisme ? Certainement pas. Mais si la critique de
l'idéal d'objectivité
peut paraître légitime lorsque cet
idéal se transforme en scientisme
dogmatique, elle est illégitime lorsqu'elle tourne au
dénigrement systématique
de la pensée scientifique. Elle nous fait revenir
à un type de pensée
pré-critique, à l'irrationalisme, à la
valorisation systématique de
l'irrationnel qui caractérise si souvent la
pensée contemporaine. Ajoutons que
le rationalisme ne se réduit pas à cette seule
pensée scientifique et objective.
La raison peut ne pas être découverte seulement du
côté de l'objet mais
également du côté du sujet, comme nous
le montre la pensée des métaphysiciens
rationalistes du 17° siècle. Le Cogito de
Descartes n'est pas une subjectivité
ennemie de la raison mais est au contraire en son essence
même raison ; de même
le fameux « Conatus » de Spinoza s'il est
à la racine de mes amours et de mes
haines, de mes joies et de mes tristesses, est aussi désir
de compréhension
c'est-à-dire raison. Cette raison métaphysique
c'est le principe qui constitue
l'homme, dans sa vérité et c'est pour cela que ce
rationalisme peut répondre et
répond en fait aux problèmes posés par
la condition humaine, ceux des rapports
avec les autres et de l'homme avec lui-même, comme aux
rapports de l'homme avec
la nature et avec l'être ou les valeurs. Cette
découverte
philosophique de la raison que l'on peut retrouver chez Platon comme
chez
Descartes, chez Spinoza comme chez Kant, est inséparable
d'une démarche
subjective, d'une expérience vécue. Et c'est en
ce sens que l'on peut la
comparer à la démarche initiatique. L'une et
l'autre impliquent une ascèse,
c'est-à-dire un détachement. L'une et l'autre
obéissent aux mêmes principes et
demandent, patience, effort, travail, méthode. Elles sont
l'une et l'autre un «
apprentissage » qui comme tous les apprentissages demande du
temps. Cette
raison
philosophique comme cette démarche initiatique nous font
apercevoir que le
monde ne se réduit pas à celui de la chose, de la
matière, du fait ou de
l'histoire mais qu'il y a « l'autre monde » : celui
de la vérité, de la justice
et de l'Amour. Enfin, elles veulent nous conduire de ce monde-ci
à celui de la
Lumière, justement par cette lumière
elle-même. La démarche initiatique, la
démarche de la raison constituent cette
expérience essentiellement humaine qui
veut changer notre vie par la connaissance et par l'amour, ou tout au
moins par
la recherche de la vérité. * Mais
justement, la pensée des grands rationalistes
n'était-elle pas nourrie de
symbolisme ? Platon
a eu
recours aux mythes pour exprimer ses idées les plus
profondes ; pas seulement
ceux qu'il a inventés, mais ceux que lui fournissait la
tradition des mystères
orphiques et pythagoriciens. Spinoza connaissait la Kabbale ; Leibniz a
fait
partie de l'association de la Rose-Croix. Et surtout, la tradition
religieuse,
celle de la Bible, a été pour eux une source
d'inspiration permanente. Et
ce n'est pas
seulement le cas des métaphysiciens. Chez Newton, le Dieu de
la Bible a été une
source d'inspiration scientifique : pour lui, la Grande Machine de
l'univers,
unifiée par la loi de la Gravitation, manifeste avec
évidence la présence d'un
Grand Architecte On
dira que
Newton n'est pas un savant contemporain ; mais je peux citer Werner
Heisenberg
(3), l'un des créateurs de la physique atomique : «
Le problème
des valeurs, c'est l'ensemble des questions : que devons- nous faire ?
à quoi
devons-nous aspirer ? Ce problème, posé par
l'homme et
par rapport à l'homme,
c'est celui de la boussole qui doit orienter notre chemin à
travers la vie.
Cette boussole a reçu des noms très divers dans
les
différentes religions et
idéologies : le « bonheur », la
«
volonté divine », le « sens de la vie
», pour
n'en citer que quelques-uns ; j'ai l'impression que dans toutes ces
formulations,
il s'agit des relations des hommes avec l'Ordre Central du Monde...
Même dans
le domaine subjectif, l'Ordre Central intervient et nous refuse de
considérer
les structures de ce domaine comme le fruit du hasard ou de
circonstances
arbitraires. Or, dans la science, c'est ce même Ordre Central
qui
peut être
reconnu, lorsque nous sommes amenés à dire, comme
dans la
physique quantique «
la Nature a été créée selon
ce
dessein-là a. — Que veux-tu dire, demande Pauli,
lorsque tu affirmes que l'Ordre Central s'impose en dernier ressort ?
Que
signifie ici s'imposer ? — Je veux dire par là
quelque
chose de tout à fait
banal, par exemple que les fleurs repoussent dans les champs
après chaque
hiver, et qu'après chaque guerre les villes sont
reconstruites ;
autrement
dit, que du chaos renaît toujours l'ordre. » Finalement,
il
me semble que pensée symbolique et rationalisme peuvent se
retrouver dans la
reconnaissance de cet Ordre Central du Monde dont parle Heisenberg ;
ordre qui
est mystérieusement le même, que l'on se place au
point de vue de la valeur
morale, de la beauté ou de la vérité
scientifique. Dans
cette
notion, certains sont plutôt sensibles à
l'idée d'un Centre, de nature
spirituelle ; d'autres retiennent plutôt l'idée
d'un Ordre qui s'impose et se
manifeste dans les lois de la Nature et de la Raison. Mais
comme dans
tous les domaines, s'il y a conflit et antagonisme, c'est entre des
formes
dégradées : entre le scientisme
mécaniste et réducteur, forme
dégradée du
rationalisme, et le spiritisme, caricature de la pensée
symbolique. Tout en reconnaissant qu'une certaine tension dialectique existera toujours entre ces deux aspects complémentaires de la pensée humaine (qui sont comme le double visage du dieu Janus), il est parfaitement possible à la fois de « raison gardera dans la pensée symbolique, et de préserver, en usant de sa raison, le sentiment de la profondeur du réel. |
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