GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 4T/1976 |
Qu'avez-vous appris en franc-maçonnerie
Témoignage d'un franc-maçon « Qu'avez-vous
appris dans la Maçonnerie ? » Je me propose d'énumérer les richesses
offertes par l'Ordre Maçonnique et les heureuses acquisitions que j'ai pu y
faire. Mais je me sens soudain très pauvre : Qu'est-ce que j'ai bien pu
apprendre pendant ces années d'études passionnées et de méditations que je
croyais profondes ? Vanité dit l'Ecclésiaste. Il ne s'agit plus, en effet, de
traiter impersonnellement un sujet en se servant de réminiscences livresques,
et à l'occasion de citations explicites. C'est de moi qu'il s'agit, et de rien
d'autre. Alors, je suis rentré dans ma coquille et j'ai pensé qu'il valait
mieux dire en toute sincérité ce qui avait pu changer en moi. Je crois
d'ailleurs que c'est le meilleur moyen de ne pas répéter des banalités. Cet
exposé implique donc une situation de départ, une évolution, et le résultat
actuel déjà porteur de germes nouveaux. Je ne m'étendrai
pas sur la situation de départ. Un rationalisme intransigeant de jeunesse avait
abouti, après les doutes de l'adulte, à un mysticisme profond déterminé par un
événement personnel. Mais le refuge religieux s'était révélé insuffisant après
quelques années d'application laborieuse pour faire taire une raison contestataire
; justement soutenue par l'Ecriture Sainte elle-même et la patrologie. Les
interrogations qu'un rationalisme desséchant avait fait naître avant ma
conversion, se trouvaient multipliées et intensifiées après. Cette situation me
semblait sans issue : avant, j'étais perdu dans l'immensité de la conscience et
la multitude des voies qui s'offraient ; après le choix de l'une d'entre elles,
je me trouvais dans une impasse, sans même oser examiner les retours possibles,
en raison des interdictions innombrables qui me transformaient en renégat. Une
conférence du Grand Maître Richard Dupuy a eu raison de mes hésitations : j'ai
sauté le mur du fond de l'impasse, pour aller plus loin, vers l'inconnu. Le dépaysement fut
total. La signification de la Règle Maçonnique
m'échappait complètement. Ma
suffisance intellectuelle n'avait d'égale que mon apparente
modestie. Et je me
demande parfois si j'aurais persévéré longtemps,
sans la chaleur fraternelle
que je percevais confusément comme une trame invisible liant les
éléments les plus
disparates. Je cherchais vainement une doctrine dans les Constitutions,
le «
Livre de l'Apprenti » de Wirth, ou celui du « Symbolisme
» de Boucher. J'avais
du mal à voir dans ce symbolisme autre chose que des
représentations de vérités
courantes. Les interprétations développées
dans les écrits qui me tombaient
sous la main me semblaient parfois de « purs
dévergondages de l'imagination »,
selon le jugement sévère de Raymond Abellio qu'il m'a
été donné de lire par la
suite. C'est qu'il me manquait, en effet, la clé
indispensable pour y
pénétrer. Notre illustre Frère René
Guénon me l'a donnée. Il a été le pont
indispensable de mon entrée dans la gnose maçonnique,
aussi bien que dans la
gnose en général. Il me fallait en effet,
l'inébranlable assise de la «
philosophie perennis » sur laquelle est bâtie sa doctrine,
pour prolonger la
scolastique chrétienne exotérique sans la renier.
L'ontologie tronquée qui me
posait tant de problèmes demeurés sans réponse, se
trouvait logiquement
complétée par la métaphysique du
non-être. Les symboles maçonniques
s'éclairaient et devenaient outils de connaissance. Même
le sens analogique de
l'Ecriture qui était ma raison de vivre, se trouvait encore
rehaussé. Et les
paraboles des Evangiles avaient une autre résonance.
L'universalité des
religions se trouvaient enfin fondée, et la hiérarchie
visible de toute
institution traditionnelle réintégrée dans son
rôle, comme doit l'être toute
fonction exercée dans le sacré, ainsi que l'âne
chargé de reliques. Je prenais
enfin conscience du sacré dans notre Loge, et le Rituel
devenait à mes yeux ce
qu'il doit être, ce qu'il est. Et c'est là que la
morale ne devint plus la morale. Je me dois ici d'expliciter ce point. Ce n'est
pas sans un certain étonnement que j'entends parfois comparer la morale
maçonnique aux morales profanes ou religieuses. Une morale en vaut une autre, à
plus forte raison quand il nous est expressément signifié de suivre les lois de
la société profane à laquelle nous appartenons. Je ne pense pas qu'on puisse croire
le comportement du Maçon supérieur à celui d'un croyant sincère : c'est affaire
d'individu. Les champions sont en principe ce qu'on appelle des saints dans les
religions. Et il y en a d'authentiques. En quoi donc la morale du Maçon
est-elle supérieure aux morales exotériques ? Je crois que le mot n'a plus le
même sens. Bien que les racines signifient « mœurs » dans les deux cas, je
préférerais le mot « éthique » pour parler de la morale du Maçon. Je donne la
définition du dictionnaire : « l'éthique se distingue de la morale par une
exigence de systématisation, de mise en question et de recherche des
fondements, elle est donc souvent liée à une recherche métaphysique. Dans
l'usage actuel, on entend par éthique, une conception cohérente et personnelle
de la vie, alors que la morale désigne plutôt les exigences véhiculées par une
société ou une culture, et plus ou moins intériorisées par les individus qui en
font partie. » Il ne s'agit donc
plus de suivre la morale de tous, c'est-à-dire leurs mœurs, en en faisant sa
règle propre : la règle intérieure peut en être différente, parce qu'elle la
transcende tout simplement. Et suivre la morale de tout le monde n'empêche pas
d'avoir son éthique propre. La conséquence de
tout ceci est la libération spirituelle qui en découle nécessairement. Ce n'est
plus une liberté de choix de pensées, mais une liberté de penser au-dessus des
choix. Je peux appartenir à telle ou telle institution possédant une idéologie,
sans me rendre esclave de cette idéologie. Je dois en suivre les applications
comme membre dans la société, mais je suis au-dessus comme existant libre
intellectuellement, et uniquement rattaché à l'universel. La réalité ultime, et
qui est réalité des réalités, grimpe vertigineusement dans les essences et
transfigure instantanément la multiplicité. Il ne s'agit plus de se fixer dans
un choix horizontal, mais bien de choisir un niveau. Et quel niveau choisir
sinon celui qui est au-dessus. C'est donc une ascension sans fin. C'est la
vraie liberté sans aliénation d'aucune sorte, puisque les seules limites subies
ne me viennent plus des autres, mais de moi-même. C'est ce qui fait l'objet de
l'infinie gratitude que je porte à René Guénon et à l'Ordre Maçonnique. J'ai
souvent entendu critiquer la forme catégorique de l'enseignement guénonien.
Mais je trouve que la forme a peu d'importance lorsqu'on en mesure le fond. Le pessimisme
foncier de ses vues n'entraîne pourtant pas ma complète adhésion. Et c'est à ce
nouvel aspect que je voulais arriver. La libération n'est totale que dans la
mesure où l'on interprète soi-même le dépôt reçu, d'où qu'il vienne, et dans la
mesure où l'on ne se fixe pas dans quelque vérité que ce soit. Toute vérité
éclairée laisse entrevoir d'autres vérités dans sa pénombre. Cette quête
incessante implique non seulement le respect de la quête des autres, mais aussi
l'intérêt qu'on doit y porter. Je pense que c'est cela la tolérance maçonnique.
La diversité de nos opinions me semble être un gage de la validité de notre
démarche, car les voies ne peuvent être identiques. Si nous avons le même but,
nous partons cependant de positions différentes. Le symbole de la roue avec ses
rayons convergents illustre ce point à l'évidence. Il m'a fait comprendre
pourquoi je ne trouvais point un système doctrinal, et le leurre de l'idée
claire et distincte. Je pense que c'est une des caractéristiques essentielles
de la Maçonnerie spéculative, que je me permets de souligner comme le contraire
d'une décadence. Car la décadence est synonyme de vieillissement, et ce sont les
systèmes qui vieillissent. Je suis donc
progressivement venu comme un voleur, enfermant en moi à chaque tenue ce que
je pouvais prendre, apprendre, retenir et comprendre. Me réservant
d'inventorier mon butin les jours suivants, dans des méditations impromptues,
avec les remarques, objections et discussions que ma lenteur d'esprit ne m'a
pas permis de soulever à l'atelier. Aujourd'hui plus apprenti qu'hier et moins
que demain. Je me suis parfois demandé si le véritable rajeunissement dont
parlent les textes ésotériques n'est pas lié à cette ouverture constante de
l'esprit qui lui permet de contredire le passé. Et si l'on dit que le Maçon
doit être d'abord et avant tout disponible, il me semble que cette
disponibilité est la plus importante. Il est difficile de
mieux exprimer cette humilité intellectuelle que ne l'a fait Gaston Bachelard
dans « La Formation de l'Esprit Scientifique », dont voici un extrait :
« Le réel n'est jamais ce qu'on pourrait croire, mais il est toujours ce
qu'on aurait dû penser... En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve la
vérité en un véritable repentir intellectuel ! En fait, on connaît contre une
connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en
surmontant ce qui dans l'esprit même, fait obstacle à la spiritualisation.
L'idée de partir de zéro pour fonder et accroître son bien ne peut venir que
dans des cultures de simple juxtaposition où un fait connu est immédiatement
une richesse. Mais, devant le mystère du réel, l'âme ne peut se faire, par
décret, ingénue. Il est alors impossible de faire d'un seul coup table rase des
connaissances visuelles. Face au réel, ce qu'on croit savoir clairement
offusque ce qu'on devrait savoir. Quand il se présente à la culture
scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a
l'âge de ses préjugés. Accéder à la science, c'est spirituellement rajeunir,
c'est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé. » Bien que purement
profane et limité au seul domaine des sciences expérimentales actuelles, j'ai
trouvé ce passage admirable. Il donne, sous une forme moderne, la raison même
du renoncement spirituel. C'est la seule voie qui nous soit proposée en
définitive par toutes les traditions. Les caractères pénitentiels qui
accompagnent ce renoncement sont la conséquence logique de celui-ci et non un
moyen. Cette confusion a pu imprégner pendant des siècles certaines formes de
culture religieuse. Que diraient nos athlètes des stades si leurs dirigeants
réduisaient leur entraînement à une suite de sévices corporels ? Il est pourtant
notoire que leur préparation nécessite des efforts douloureux. Je pense avoir
abouti à la réalisation spirituelle. Et je ne peux que m'effacer pour laisser
parler ceux que je considère comme des Maîtres. Ananda K. Coomaraswamy
nous dit : « Aussi
longtemps que nous avons seulement connaissance de notre Soi immortel, nous
sommes encore dans le domaine de l'ignorance ; nous ne le connaissons
réellement que lorsque nous le devenons ; nous ne pouvons réellement le connaître
sans l'être... Il y a des modes de vie qui disposent à une telle réalisation,
et il y en a d'autres qui en détournent. » Et Maître Eckhart : « La Sainte
Ecriture insiste partout sur le fait que l'homme doit se détacher de lui-même.
C'est seulement dans la mesure où tu te détaches de toi-même que tu es maître
de toi que tu te réalises toi-même. Et c'est dans la mesure où tu te réalises
que tu réalises Dieu et tout ce qu'il crée à jamais. » |
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