GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 4T/1976 |
L'indépendance américaine et la loge parisienne « LES NEUF SŒURS » Peu
de Loges
maçonniques ont connu un tel rayonnement que la Loge des « Neuf
Sœurs ». Peu
de Loges ont
bénéficié, dans le milieu
maçonnique et dans le monde profane d'une telle
renommée et il fallait qu'elle soit exceptionnelle pour que
le bulletin de "La
Cohorte" organe très officiel des titulaires de la
Légion d'Honneur, dans son
dernier numéro, lui consacrât dix pages et de
multiples reproductions de
documents maçonniques. On
peut dire que la
Loge des « Neuf
Sœurs » a trouvé aujourd'hui, dans
l'histoire, la juste place
due au rôle qu'elle a pu jouer à la fois par la
personnalité exceptionnelle
des hommes qui la composaient et à l'influence qu'elle a eue
sur la société de
son époque. Le
bicentenaire de
cette Loge coïncide avec le bicentenaire de
l'indépendance des Etats-Unis et
on peut certes lier ces deux célébrations. Il
s'agit bien du
bicentenaire de la création officielle en 1776, car celui
qui devait être le
fondateur de la Loge : le mathématicien Lalande,
préparait cette création
depuis plusieurs années, avec Mme Helvetius qui tenait pour
sa part à réaliser
le voeu que son mari n'avait pu accomplir avant sa mort en 1771. Lalande
fort occupé
par la réorganisation générale d'une
Franc-Maçonnerie quelquefois interdite,
souvent mal tolérée, toujours
désordonnée, ne parvint au but qu'en 1776, et
déjà le Tableau de la Loge qui devait s'enrichir
considérablement comprenait
outre le grand mathématicien, le Frère de Merlay,
Président de la Chambre des
Comptes, l'Abbé Rémy, Avocat au Parlement, de la
Dixmerie, le Comte Persan, le
Marquis d'Ouarville, d'Alayrac, garde du Roi, les Abbés
Humbert, Matagrin,
Robin, du Rouzeau et Cordier, Ecuyer de Mme d'Artois, qui avait
lutté pour la
réalisation de l'Atelier pendant toutes ces
années de 1770 à 1776. Mais ce
n'était là qu'un cadre auquel viendront se
joindre les noms les plus
prestigieux de l'époque et pour n'en citer que quelques- uns
Garnier, de
nombreux avocats au Parlement dont de Sèze qui aura la
redoutable tâche de
plaider pour Louis XVI, Elle de Beaumont, de Chamfort, Greuze, de
l'Académie de
Peinture et Vernet, peintre du Roi, Houdon, le Dr Guillotin, Condorcet
qui se
voua avec son jeune Frère des "Neuf Soeurs", Legrand de
Laleu à la défense de
trois malheureuses victimes d'une erreur judiciaire. Ce genre
d'action de
bienfaisance faisait partie des obligations contractées par
les Frères des « Neuf
Sœurs », obligation nouvelle
à l'époque et dont la systématisation
était
un phénomène unique. Mais
tout cela
présente la sécheresse d'une
énumération et il faudrait évoquer la
réunion de
ces hommes dont nous n'avons cité que quelques-uns des plus
connus parce qu'il
faudrait y ajouter, peut-être, Florian, Diderot et Danton,
mais très certainement
Lacépède, Voltaire
immatriculé sous le N° 104 et celui qui
aujourd'hui nous
intéresse plus particulièrement le
Docteur Benjamin Franklin sous le N° 106 du
Tableau de la Loge. Ce
dernier et
célèbre Frère nous
intéresse plus spécialement car il joua un
rôle important
dans la Loge, participant activement à ses travaux non point
dans le sens où
nous l'entendons aujourd'hui mais créant un état
d'esprit, véritable animateur
avec Lalande de ce creuset de la pensée
libérale, prérévolutionnaire
et
universelle. Il
a été rappelé à
maintes reprises que chaque Frère entrant dans la Loge des
« Neuf Soeurs •
devait présenter un travail nouveau dans sa
spécialité, l'écrivain :
poème ou
oeuvre philosophique, le musicien : telle pièce de musique,
le peintre tel
tableau. NI la tourmente révolutionnaire, ni les
persécutions nazis n'ont
permis que parviennent jusqu'à nous le travail, la
"planche"; comme nous
disons, de Benjamin Franklin. Mais il n'en fut pas moins
Vénérable après
Lalande, c'est-à-dire en 1779. Benjamin Franklin
cosignataire et promoteur de
la déclaration de l'indépendance des Etats-Unis,
était profondément
Franc-Maçon, et il avait même avant
d'être initié fondé dès 1729
un club se
rapprochant des Loges que nous connaissons aujourd'hui. Des
amis choisis se
réunissaient chaque semaine, la discussion s'effectuait dans
le cadre d'un
règlement rigoureux et il écrivait : «
Nos
discussions doivent être soumises à la direction
d'un président et ne ressentir
que du plus sincère désir de Recherche de la
Vérité, sans que le plaisir de la
discussion ou la vanité d'avoir raison ne puissent entrer en
ligne de compte
dans nos discussions... » Rapidement
Benjamin
Franklin entra dans la Franc-Maçonnerie ; initié
en 1731 il était Vénérable de
la Loge de « Saint-Jean » à
Philadelphie en 1733 et en 1749, Grand Maître
Provincial, de Pennsylvanie. Le
« Docteur » Benjamin Franklin
assiste en 1760 à l'Assemblée
générale
de la Grande Loge d'Angleterre ès qualités de
Grand Maître Provincial mais il
est déjà de ceux qui, sujets britanniques loyaux,
auraient vu sans inconvénient,
compte tenu du développement de l'Amérique,
transférer de Londres à
Philadelphie, le siège du très noble Empire
britannique ! Mais
c'était une
idée que les Londoniens ne partageaient absolument pas ! Après
les incidents
aussi graves qu'insolites soulevés par les
problèmes des droits de timbre, le
1er Congrès réunit en septembre 1774, 12 colonies
à Philadelphie, ville de
Benjamin Franklin et les 56 délégués
outre le boycottage des produits
britanniques, décident d'une ébauche de
déclaration, de déclaration des
droits. Benjamin
Franklin,
effectue deux missions en France où il ne manque pas de
rencontrer Lalande
comme lui membre de l'Académie des Sciences. Leurs
objectifs, à des niveaux
bien différents, sont communs : c'est vers une morale de
Liberté, de Vérité et
de Bonheur qu'ils entendent diriger leurs efforts. Mais
ce n'est qu'en
octobre 1776 que Benjamin Franklin est envoyé par le
Congrès avec pour mission
de convaincre la France et plus particulièrement Vergennes
de prendre un parti
plus net. « L'Ambassadeur
particulier » débarque à
Auray, se dirige vers Paris et loue à Passy, une
petite maison, proche de celle de Mme Helvetius d'ailleurs, et devient,
soignant son personnage : bonnet de fourrure, vêtements
simples et bas de
coton, le symbole de l'Américain. Il
entre presque
aussitôt à la Loge des « Neuf
Sœurs », toujours par
l'intermédiaire de
Lalande et l'on prétend qu'il demanda Mme Helvetius en
mariage ? L'homme
qui avait
tout à la fois « capté la
foudre », promu la déclaration
d'indépendance des Etats-Unis, et... inventé
l'harmonica, fut durant ces neuf
ans, l'homme à la mode de Paris. Mais
aussi, homme
de vertu et de morale, il trouvait une coïncidence entre les
aspirations de sa
Loge des « Neuf sœurs »
parfaitement décrites en son manifeste, (et
c'était la première fois en France pour une Loge
Maçonnique) et cette
déclaration d'Indépendance, texte de haute
portée politique dont il avait vu à
son grand regret, le Congrès retirer un seul passage : celui
relatif à la
traite des Noirs. Cette
déclaration
d'indépendance où Chateaubriand voyait
naître : « une République d'un
genre inconnu (qui) annonçait un changement de l'esprit
humain »,
énonçait clairement : « Nous
tenons pour évidentes par elles-mêmes les
vérités suivantes : tous les hommes sont
créés égaux. Ils sont doués
par le
créateur de droits inaliénables, parmi ces droits
se trouvent la vie, la
Liberté et la recherche du Bonheur. Les gouvernements sont
établis par les
hommes pour garantir ces Droits ». La
« Déclaration
de principes de Morale » proposée
à la Respectable Loge des
« Neuf Sœurs », (un des
rares textes élaborés,
à une époque où
la Franc-Maçonnerie répétons-le, ne
travaille pas sur des textes, n'établit
point de rapports, tend beaucoup moins à la recherche
qu'aujourd'hui),
systématise sous l'angle moral, ces mêmes
idées : « L'homme est
doué de
facultés, soumis à des besoins... les Droits de
l'homme consistent dans le
libre exercice de toutes ses facultés, la satisfaction
complète de tous ses
besoins... de ce que tous les hommes ont les mêmes
facultés et les mêmes
besoins, il résulte qu'ils ont les mêmes droits et
qu'ils sont parfaitement
égaux... La société doit
garantir à tous ses membres l'exercice de leurs
droits ». Et elle ajoutait comme pour
adhérer plus étroitement à la
pensée du Docteur Franklin, l'Homme aux treize vertus : « Au-delà,
tous les sacrifices qu'un homme peut faire pour le bien de ses
semblables sont
volontaires ; ce sont des actes vertueux dont la pratique constitue la
bienfaisance » . Si
l'on fait la
synthèse de ces deux textes rédigés
vers la même époque, par des hommes de
même
formation philosophique c'est-à-dire où l'esprit
de la Franc-Maçonnerie domine,
on aboutit à ce que sera, en l'essentiel, la
déclaration des Droits de
l'Homme. Mais
on retrouve
aussi, au même moment cet autre grand Franc-Maçon
La Fayette qui avait affiché
dans sa chambre la Déclaration d'Indépendance des
Etats-Unis et s'exaltait à sa
lecture. Initié en 1775 avec le Prince de Broglie et le Duc
de Choiseul, il
connut bien des difficultés en Amérique. Il lui
avait fallu pour pouvoir jouer
un rôle la lettre de recommandation de Benjamin Franklin
à George Washington et
à son retour de France il rapportera au même
Franklin un message de Washington
du 5 mars 1780, le remerciant de lui avoir adressé le jeune
La Fayette. Ainsi
même dans l'action la plus directe, dans la guerre,
retrouve-t-on la trace du
« Docteur », du
Vénérable des « Neuf
Sœurs ». Mais
quel lien peut
unir, hommes et idées, Français et
Américains,
générosité et "Bienfaisanc"e »
comme nous le disions ? A y
réfléchir, il
n'y a place ni pour le hasard, ni pour quelque coïncidence
dans le croisement
de Lalande avec son inlassable acharnement, de Franklin
intrépide et populaire
créateur du « Nouveau
Monde », de La Fayette avec sa fougue
juvénile,
de Voltaire, Patriarche de la Liberté ! Ce
n'est point le
jeu de l'histoire qui les rassemble ; mais leurs volontés
réunies, leur
générosité, leur
sensibilité, leur amour des autres hommes, font l'histoire,
pétrissent l'événement, dressent les
textes nouveaux et impérissables. Cette
volonté
unique, cet Idéal commun, n'ont qu'une seule source : la
Franc-Maçonnerie
française du XVIII° siècle et cette Loge
précieuse, lumineuse entre toutes : la
Respectable Loge des « Neuf
Sœurs » La
Déclaration des
Droits de l'Homme à laquelle, les Etats ont aujourd'hui
quelque honte à ne
point adhérer fidèlement, trouve là
son origine, dans le grand élan
généreux,
volontaire et concerté de quelques Francs-Maçons
qui se réunissaient
régulièrement et humblement dans une
même Loge française au XVIII°
siècle comme
les Francs-Maçons des « Neuf
Sœurs »
continuent de le faire en 1976 avec
quelques milliers d'autres Francs-Maçons de la Grande Loge
de France. JUIN
1976 |
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