GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 1T/1977 |
Aperçu sur l’Histoire de la Franc-Maçonnerie On
ignore les
origines lointaines de la Franc-Maçonnerie, les historiens
demeurant sur ce
point dans le domaine des suppositions. Et il en est de
particulièrement
fabuleuses. N'a-t-on pas vu, dans sa création, rien moins
que la main de Dieu ?
Ne l'a-t-on pas attribuée à Adam
lui-même, à Moïse, à Nemrod ?
Certains, en
apparence plus sérieux, font remonter la fondation de cet
« Ordre sublime » au
Roi de Rome Numa Pompilius (715 avant Jésus- Christ), et
pensent que ses «
secrets » seraient venus jusqu'à nous par les
« Collegia » d'artisans romains
qui, implantés dans tout l'Empire, se seraient
perpétués au Moyen Age sous la
forme de groupements professionnels, confréries, «
guildes » ou corporations.
D'autres ajoutent que les Templiers s'affilièrent nombreux
à ces confréries de
métiers, surtout après la dissolution de l'Ordre
du Temple en 1312. I. — La Franc-Maçonnerie au
Moyen Age. Comme
l'ont pensé
deux anciens et prestigieux Grands Maîtres de la
Grande Loge de France, Michel
Dumesnil de Gramont et Antonio Coen (1), il existe en tout cas un lien
de
filiation entre la Franc-Maçonnerie moderne, dite
spéculative, et la Maçonnerie
« opérative » du Moyen Age. «
Au Moyen Age, le genre humain, a écrit
Victor Hugo, n'a rien pensé d'important qu'il ne l'ait dit
en
pierre ».
L'architecture était vraiment l'art royal. Ces grands
ouvrages
de pierre qui
continuent d'émerveiller notre temps
étaient
commandés et financés par la
Couronne, par l'Eglise, par des grands seigneurs, des
municipalités. Ils
exigeaient le concours d'une main-d’œuvre fort
nombreuse
qui venait souvent de
très loin, s'embaucher sur le chantier. Cette
main-d’œuvre était composée
d'hommes libres, non de serfs attachés à la
terre,
c'est-à-dire d'hommes
francs, échappant aux servitudes féodales et
royales. A
la tête de ces «
Francs-Maçons » se trouvait un Maître
d’œuvre qui avait autorité sur
les
ouvriers et prêtait le serment de faire respecter les
règlements. Il portait le
titre de Maître-Maçon et pouvait avoir des
assistants.
C'est sur le chantier
qu'était édifiée la Loge. Le terme
apparaît
pour la première fois, en
Angleterre en 1278 (Vab Royal Abbey), en France en 1283 (Notre-Dame de
Paris).
C'était un atelier couvert où l'on taillait,
sculptait,
préparait les matériaux
à mettre en oeuvre. C'était aussi un lieu de
repos et de
réunion en dehors des
heures de travail. C'était enfin, certainement, un lieu
d'enseignement : on y
apprenait les éléments de la
géométrie et
les principes de l'art de bâtir. Et
cet « art qui consistait à proportionner les
diverses
parties d'un monument, à
dresser ces flèches et ces clochers audacieux, à
courber
ces voûtes grandioses,
sous lesquelles le son prenait une ampleur plus harmonieuse,
semblait un art
magique » comme l'écrit Albert Lantoine. On
échangeait dans la Loge des «
secrets » d'ordre professionnel, comme la section
dorée,
mais aussi des secrets
d'un autre ordre, qu'il était interdit de noter par
écrit
mais que l'on
retrouve gravés dans la pierre comme le cercle, la pyramide,
le
sceau de Salomon,
l'étoile à cinq branches. Rapidement le mot Loge
vint
à désigner la
collectivité, l'ensemble des compagnons ouvriers qui
travaillaient au même
édifice. Etroitement soumise pour toute la durée
du
chantier à l'autorité du
Maître-Maçon,
cette collectivité tirait une force certaine de
l'habileté professionnelle de
ses membres, de leur nombre, des liens étroits que tissait
entre
eux l'intimité
quotidienne de la Loge. De plus, la mobilité
inhérente
à la profession
favorisait les liaisons entre chantiers et entraînait une
certaine
uniformisation des légendes et des coutumes du
métier.
Celles-ci seront mises
par écrit à partir du XIV°
siècle, en
Grande-Bretagne et aussi en Allemagne. On
possède une
centaine de versions manuscrites anglaises ou écossaises des
anciens Devoirs
(Old Charges). Parmi ces manuscrits, on peut citer l'un des plus
anciens, le
Manuscrit Cooke (1410 ou 1430). 1) une déclaration reconnaissant la dette de l'homme envers Dieu ; 2) deux versions successives de l'histoire légendaire du métier depuis les temps bibliques ; 3) les devoirs proprement dits; 4) une brève prière finale. Les
Devoirs
ressemblent beaucoup à ceux que prescrivaient dans d'autres
professions, les «
Ordonnances » des corporations municipales. Il semble qu'on
lisait au nouveau
membre de la Loge, l'historique du métier, puis on
l'exhortait à observer les
Devoirs, dont il entendait la lecture, la main posée sur le
Livre (la Bible),
tenu par un des plus anciens Maçons. Il promettait alors de
tenir secrets les
enseignements du Maître et tout ce qu'il apprenait en Loge. Plus
ancien encore
que le Manuscrit Cooke est le Manuscrit Reguis (1390), où
sont mises en vers
les légendes du métier. Selon ce
poème, la géométrie, fondement de
l'art de
bâtir, aurait été inventée
par Euclide en Egypte, pour reconstituer chaque
année le cadastre après la crue du Nil. En
Allemagne, on a
conservé les « Statuts et Règlements de
Ratisbonne, de la confraternité des
tailleurs de pierre », qui datent de 1459. Ils confirment
l'existence de «
Steinmetzen » regroupés en « Witten
» (Loges) et en « Haupthütten »
(Grandes
Loges), au nombre de cinq : à Strasbourg, Cologne, Vienne,
Zurich, Magdebourg.
Une première assemblée des maçons
allemands s'était tenue dès 1275 à
Strasbourg, où le maître
d’œuvre de la cathédrale, Erwin de
Steinbach, avait
été nommé Maître de tous les
Maçons. Une Loge strasbourgeoise de la Grande Loge
de France porte aujourd'hui son nom. Le
caractère
religieux et même catholique des « Old Charges
» britanniques (nous sommes
avant la Réforme) semble indiscutable. La plupart
des constitutions
manuscrites commencent par une invocation à Dieu et aux
trois personnes de la
Sainte Trinité. L'article premier des « Charges
General » enjoint au Maçon «
d'être un homme loyal envers Dieu et la Sainte Eglise et
d'éviter l'erreur et
l'hérésie ». De même, en
Allemagne, les règlements des tailleurs de pierre
commencent ainsi : « Au nom du Père, du Fils et du
Saint Esprit et de la
glorieuse Mère Marie... ». En
matière
politique, les anciens devoirs manuscrits font obligation aux
Maçons « d'être
les loyaux hommes-liges du roi, d'être loyaux envers
l'autorité civile ». Telle
nous apparaît
l'existence de la Maçonnerie avant le XVIe
siècle, dans toute l'Europe chrétienne
: un groupement de caractère à la fois
professionnel, religieux et culturel,
dont le lieu de travail et de réunion est, sur chaque
chantier, la Loge. II. — Le tournant des XVIe et XVIIe
siècles. Or,
au XVIe siècle,
l'Europe chrétienne voit son unité
brisée par la Réforme. Rappelons ici que
Luther est excommunié en 1520 et que la Confession
d'Augsbourg rejette
l'autorité du Pape. En 1534, l'acte de suprématie
fait du roi d'Angleterre le
chef de I'Eglise Anglicane. En 1536, Calvin publie «
l'Institution de la Religion
chrétienne ». Cette
crise, qui
est déjà une crise de civilisation, affecte les
hommes de cette époque dans
toutes leurs activités ; elle ravage les nations et
déchire les âmes. Les
conséquences de
la Réforme et de la Renaissance furent
considérables pour le « Métier
». Les «
secrets de l'art gothique » étaient
délaissés et semblaient oubliés. On ne
construisait plus guère d'églises ni de
monastères. Les Loges opératives
disparaissaient peu à peu, en Angleterre et en
Irlande comme dans l'ensemble
de l'Europe, où l'organisation des « Free Masons
» était en perte de vitesse. En
Ecosse,
cependant, l'autorité royale s'efforça de porter
remède à la crise du bâtiment.
Attachés à leurs traditions, les
Maçons du pays
s'étaient, faute de grands
chantiers, repliés sur les villes et les bourgs et
s'étaient mis à tenir Loge
dans des locaux urbains, construits, loués ou acquis
à
cet effet. Les Loges
devenaient permanentes et établissaient entre elles des
rapports suivis. Le
roi d'Ecosse nomma le Maître des travaux royaux, William
Schaw,
Surveillant
général des Maçons. En 1598 celui-ci
dota la
profession de statuts qui
reprenaient l'essentiel des coutumes et traditions du
métier. C'est à ce
moment que les Loges de ce pays commencent à admettre dans
leur
sein des
notables étrangers au métier lui-même.
Peu à
peu l'élément « accepté
» y
devient de plus en plus nombreux. C'est ainsi qu'en 1670, la Loge
d'Aberdeen ne
comprend plus sur 49 membres, que 10 Maçons de
métier.
Ajoutons cependant que
jusqu'au XVIIIe siècle, les offices de Maître et
de
Surveillant de la Loge
demeurèrent réservés aux
opératifs.
L'Ecosse est ainsi le seul pays où il subsiste
des Loges, aujourd'hui toutes pareilles aux autres, qui furent
fondées au XVIe
siècle par des Maçons «
opératifs ». En
1603, à la mort
de la reine Elisabeth, Jacques VI Stuart monte sur le trône
d'Angleterre sous
le nom de Jacques VI. Les relations vont s'intensifier entre le royaume
d'Ecosse et celui d'Angleterre. Les gentilshommes anglais voyageant en
Ecosse y
sont reçus dans des Loges, selon la coutume du pays. De
retour chez eux, ils y
tiennent loge à leur tour et reçoivent
Maçons d'autres gentilshommes et
notables. C'est ainsi que la plus ancienne réunion de
« Gentlemen-Masons »
anglais dont ont ait trace, se tint le 16 octobre 1646 à
Warrington dans le
Lancashire pour faire « Maçon » le jeune
et célèbre érudit Elie Ashmole et son
parent le colonel Mainwaring. Signalons que l'Angleterre se trouvait
alors en
pleine guerre civile. Or, la Loge comportait des anglicans, des
protestants «
non-conformistes » et même un « papiste
», des partisans du Roi et des tenants
du Parlement. Dès son apparition, la
Franc-Maçonnerie non-opérative mettait en
pratique l'idée de tolérance. Dans
ce pays
déchiré depuis un siècle par des
luttes confessionnelles et politiques, les
premiers Francs-Maçons anglais acceptés sont des
hommes de bonne volonté,
résolus à fraterniser en dépit de tout
ce qui pouvait les séparer en matière
politique et religieuse. La Loge Maçonnique
apparaît déjà comme une «
structure
d'accueil » pour des personnes qui sans elle «
seraient demeurées étrangères
». Ajoutons
que le
secret, dont s'entourèrent les « Free Masons
» attire rapidement vers les Loges
des amateurs d'alchimie, d'hermétisme,
d'ésotérisme biblique, alors nombreux
en Angleterre où on les appelait des Rose-Croix et qui vont
enrichir le vieux
fond « opératif » de rites et de
symboles empruntés aux traditions
philosophiques et aux mystères antiques. De
1646 à 1714
(mort de la reine Anne) l'essor de la Franc- Maçonnerie
restera cependant assez
modeste et les Loges anglaises peu nombreuses. A Londres on en
comptait au
moins quatre : Le Gobelet et les raisins, Le Pommier, la Couronne,
L'oie et le
Grill, qui tiraient leurs noms des tavernes où elles se
réunissaient. III. - La Franc-Maçonnerie moderneLe
24 juin 1717 en
la fête de la Saint Jean-Baptiste, les membres de ces quatre
Loges
s'assemblèrent, s'organisèrent,
étirent un Grand Maître, Anthony Sayer,
et
décidèrent de renouveler tous les ans la
même réunion. La Grande Loge de
Londres était née. Ses horizons se limitaient aux
environs de la capitale. Ses
fondateurs ne paraissent avoir été
animés d'aucune arrière- pensée
religieuse,
politique ou spéculative. Il s'agissait au départ
de maintenir des liens fraternels
entre les Frères et entre les Loges. En 1718, Sayer fut
remplacé à la Grande
Maîtrise par Georges Payne. Et en 1719 vint le tour du
pasteur Jean Théophile
Desaguliers, choix qui fut d'une importance capitale pour l'avenir de
la
Franc-Maçonnerie. Desaguliers,
fils
d'un pasteur huguenot, était né à La
Rochelle en 1683. Elevé en Angleterre,
pasteur anglican en 1717, il avait été lecteur de
philosophie expérimentale à
Oxford en 1713 et reçu membre de la « Royal
Society » en 1714, à l'âge de 31
ans. Sa Grande Maîtrise allait déterminer
l'entrée dans les Loges de Londres de
nombreux membres de l'illustre compagnie. Et le 24 juin 1721, l'un
d'eux, Sa
Grâce le Duc de Montagu, acceptait la Grande
Maîtrise. Ce très grand seigneur,
Pair d'Angleterre, allait faire sortir de l'ombre «
l'ancienne et honorable
confrérie ». Le
« Noble Duc » «
trouvant fautives toutes les vieilles Constitutions gothiques
» demanda à
James Anderson, un pasteur presbytérien
écossais, de les reprendre et d'en
proposer une nouvelle version. Le texte de celle-ci était
approuvé le 25 mars
1722 et les épreuves du livre édité
par le Frère John Senex furent produites
et approuvées à la Tenue de Grande Loge du 17
janvier 1723. La
Franc-Maçonnerie
Moderne était née. Après
la
constitution de la Grande Loge de Londres qui devient vers 1730 la
Grande Loge
d'Angleterre, l'Ordre Maçonnique va se
développer dans l'Europe et le monde. Très
rapidement la
Franc-Maçonnerie va s'implanter en France. La
première Loge française
officiellement connue serait « Le Louis d'Argent »
fondée probablement en 1726
par des Britanniques, et qui reçut patente de la Grande Loge
de Londres en
1732. « Le Louis d'Argent » avait élu
domicile rue des Boucheries à Paris et
prit plus tard le titre de « Saint Thomas ».
Signalons également, en 1732, la
fondation à Bordeaux de la « Loge Anglaise
» qui aura le n° 204 sur le
Matricule de la Grande Loge de Londres, en 1733 la fondation
à Valenciennes de
« La Parfaite Union », enfin en 1735, la Loge de
Bussy dite d'Aumont à Paris. Le
« New Book of Constitutions »
présenté en 1738 par Anderson, signale que la
Franc-Maçonnerie compte alors cinq Obédiences
indépendantes de Londres, à
savoir celles d'York, d'Ecosse, d'Irlande, de France et d'Italie, qui
travaillent sous les mêmes Constitutions et « font
preuve d'un zèle égal à
celui des Frères d'Angleterre ». Le
27 décembre
1736, le Comte Derwentwater, Pair d'Angleterre et catholique,
était élu Grand
Maître de la Grande Loge de France. Il
avait été
précédé dans cette charge,
dès avant 1735, par James Hector Macleane, Chevalier
Baronnet d'Ecosse, comme lui jacobite et catholique, et
peut-être dès 1729, par
le Duc Philippe de Wharton, qui avait été Grand
Maître de la Grande Loge de
Londres en 1722-1723. En
1737, vingt ans
après la Maçonnerie londonienne, la
Maçonnerie française sort de l'ombre. C'est
l'année du célèbre discours du
Chevalier de Ramsay, homme de lettres écossais
qui avait déjà souhaité la bienvenue
dans l'Ordre à « huit Ducs et Pairs et
à
deux cent personnes de la plus haute noblesse », parmi
lesquelles le Duc de
Villeroy, le Duc d'Aumont, le Comte de Tressan. « On ne
parle, écrit un
contemporain, que des nouveaux progrès que fait tous les
jours l'Ordre des «
Free Masons ». Tous, les grands et les petits se font
également recevoir ». Le
Duc de Luynes note à son tour : « Il est souvent
question parmi la jeunesse de
l'Ordre des Francs-Maçons, autrement dit des «
Free Masons ». Et un rapport de
police nous indique : « Il s'établit à
Paris un nouvel Ordre qui vient
d'Angleterre et qu'on nomme en anglais « Filtz (sic) Massons
» ce qui veut dire
en français « Franc-Maçon ». En
1738 ou 1739, le
Comte de Derwentwater est remplacé à la
tête de l'Ordre Maçonnique par un grand
seigneur français, Louis de Pardaillon de Gondrin, Duc
d'Antin, Pair de France, «
Grand Maître
Général et perpétuel des
Maçons dans le Royaume de France ». Le
Duc d'Antin
meurt en 1743, il est remplacé par un prince du sang, Louis
de Bourbon-Condé,
Comte de Clermont, qui restera en fonction jusqu'à sa mort
en 1771. C'est sous
le règne de ce Grand Maître que va se
développer en France l'Ecossisme, ou
Franc-Maçonnerie Ecossaise. Temple du XVIII'
siècle. Il
ne faut pas se
méprendre sur la signification de ce terme. Il
désigne aujourd'hui, sans
référence historique ou géographique
définie à l'Ecosse, divers systèmes
Maçonniques qui comportent en plus des trois
degrés, dits symboliques,
d'apprenti, compagnon et Maître Maçon, un -certain
nombre de hauts grades. Il
tire son nom du premier de ceux-ci, le Maître Ecossais, un
« ordre supérieur
de Maçonnerie » attesté dès
1733 à Londres, et qui sans doute fut ainsi
appelé
en hommage au rôle capital qu'avaient joué les
Maçons d'Ecosse dans la
conservation et la propagation des usages, rites et symboles de
l'ancienne
Maçonnerie opérative. Apparu en France quelque
dix ans plus tard, le Maître
Ecossais fut la cellule première de l'Ecossisme, qui allait
trouver dans le
Royaume un terrain d'élection, s'y développer
rapidement, et de là se propager
en Europe et en Amérique. Il y donnera naissance,
à l'aube du XIXe siècle, au
Rite Ecossais Ancien et Accepté, riche en tout de 33
degrés. A
la mort du Comte
de Clermont (16 juin 1771), la Grande Maîtrise est offerte
à Louis Philippe
Joseph d'Orléans, Duc de Chartres. Le
Duc de
Montmorency-Luxembourg qui le seconde en qualité
d'Administrateur général, est
en fait le vrai chef de l'Ordre. Mais bientôt,
irrité de la prépondérance que
les statuts de la Grande Loge de France accordaient aux
Maîtres de Loges parisiens,
de modestes roturiers pour la plupart, il fait convoquer à
Paris et érige en
Grande Loge Nationale une assemblée principalement
composée de Frères des
Provinces et des Loges militaires. Du
1e` mars au 26
juin 1773 des Francs-Maçons venus de la France
entière (parmi lesquels le
Prince de Rohan, le Marquis de Fitz James, le Marquis de
Clermont-Tonnerre),
tiennent un certain nombre de réunions dont sortira, le Zef
septembre 1773, le
Grand Orient de France, une nouvelle puissance Maçonnique. Le
Grand Orient de
France se dit « la seule et légitime Grande Loge
». Mais en face de lui la
plupart des Loges de Paris et un bon nombre de Loges des provinces
maintiennent
l'ancienne Grande Loge de France, maintenant dite « de
Clermont », du nom de
son ancien Grand Maître, et qui se proclame « seul
et véritable Grand Orient de
France ». La
dualité des
Obédiences ne semble pas avoir altéré
durablement les relations fraternelles
entre leurs ressortissants respectifs, ni nui au
développement de l'Ordre
jusqu'à la Révolution de 1789. En 1771 le nombre
de Loges relevant de la Grande
Loge de France était de 164, soit 71 à Paris, 85
en province, 5 aux colonies
(1). A la veille de la Révolution, le Grand Orient accuse le
chiffre de 629
Loges, 63 pour Paris, 442 pour la province, 38 pour les colonies, 69
militaires
et 17 à l'étranger. Quant à la Grande
Loge, dite de Clermont, elle comptait 376
Loges, soit 129 à Paris et 247 en province. L'Ordre
Maçonnique avait conquis
dans le pays, une place considérable : d'après
certaines estimations, on y
comptait de 70.000 à 80.000 Francs-Maçons. Les
nobles, les bourgeois
s'affiliaient en grand nombre et de nombreux savants,
artistes, écrivains et
philosophes ajoutaient au prestige de l'Ordre. L'ORDRE SOUS LA REVOLUTIONLa
Franc-Maçonnerie
française, divisée d'abord par des
questions de personnes, ensuite par
l'existence de deux puissances en compétition plus ou moins
ouverte, a subi
dans son ensemble et dans ses différents membres des
épreuves égales et rudes.
Si les maçons n'avaient pas eu, au siècle des
Lumières, de doctrine commune en
matière de politique, mais seulement une tendance
humaniste, libérale et
jusqu'à un certain point contestataire (cf. par exemple le
comte de Clermont et
le duc d'Orléans), ils se rencontraient, le plus
souvent, dans une opposition
à peu près constante à la monarchie
absolue. Ils ne tarderont pas à se trouver
en conflit d'idéologie dès l'ouverture des Etats
Généraux. C'est ainsi que le
Grand Maître duc d'Orléans soutient le vote par
tête et son administrateur
général le duc de Montmorency-Luxembourg le vote
par ordre. «
Même opposition
entre les frères « aristocrates » et les
frères « sans-culotte ». On en
rencontre beaucoup d'exemples. Un grand nombre des
émigrés avaient fait partie
des loges, tant à Paris qu'en province. D'autres
frères étaient d'ardents
révolutionnaires. Comme
dans les
guerres civiles de Grande-Bretagne, on trouve donc des
frères
aussi bien dans
le camp des montagnards que dans celui des royalistes. Mais le trait le
plus
commun qu'il soit possible de discerner en eux est le courage civique
et le
courage tout court. Si l'attitude du Grand Maître sous la
Convention lui valut
d'être répudié par les
Frères dont il
s'était désolidarisé, il faut
convenir
que le danger qui le menaçait était bien
susceptible de
lui inspirer une
résolution désespérée, et
que son courage
devant la guillotine peut encore lui
valoir une sympathie rétrospective. La
mère loge de
rite écossais philosophique Le Contrat Social, dont le nom
était déjà un
programme, diffuse dès le début de 1791 plusieurs
circulaires dans lesquelles
on trouve réunis pour la première fois les mots
de liberté, d'égalité et de
fraternité qu'elle qualifie de « devoirs civiques
», et elle met les Frères en
garde contre la violence d'où qu'elle vienne, qui n'a plus
rien de maçonnique.
Une de ces circulaires fut traduite en allemand par le frère
Dietrich, maire.
de Strasbourg, et diffusée par le frère Lemaire,
capitaine à l'armée du Rhin,
avec l'aide d'autres frères appartenant à des
loges militaires. Figurine du
XVIII' siècle. Les
travaux des
loges subissent évidemment des perturbations graves
sous la Convention.
Beaucoup d'entre elles pratiquent cependant, comme il est souvent
arrivé par la
suite dans l'histoire, une Maçonnerie de la
pénombre et du silence qui garde
le feu sous la cendre. Ainsi à Toulouse où on
signale l'initiation « d'une
partie de l'Etat-Major » ; à Marseille
où, dans la Loge La Parfaite
Sincérité,
le frère Joseph Clary présente son futur gendre
Joseph Bonaparte et l'ami de
celui-ci, Antoine Saliceti, Commissaire aux Armées
; à Lyon où la plupart des
Ecossais de rite rectifié, après avoir
pris parti contre l'Eglise romaine,
mais aussi contre le clergé constitutionnel, trouvent la
mort comme Antoine
Willermoz ou doivent s'exiler comme son frère
Jean-Baptiste ; à Paris enfin.
Ici, l'activité maçonnique est interdite pour
« modérantisme », mais elle se
poursuit cependant au sein de la loge des Amis de Sully devenue La
Montagne,
par exemple, mais surtout au Centre des Amis autour du
vénérable Alexandre
Roëttiers de Montaleau qui sut maintenir le flambeau dans les
pires circonstances. Après
la terreur,
les deux Obédiences françaises,
s'efforcent de regrouper les éléments
qui
peuvent reprendre quelque activité. Un concordat est conclu
le 21 mai 1799
entre le Grand Orient et la Grande Loge. Il prévoit la
fusion des deux Obédiences
sous le nom de Grand Orient de France. Le Frère
Roêttiers de Montaleau est élu
comme Grand Vénérable et non comme Grand
Maître. Les Loges se réveillèrent peu
à peu et l'Ordre reprit une très sensible
extension. Une fois encore la
Franc-Maçonnerie offrait un refuge aux esprits
fatigués par les querelles et
soucieux d'éviter de nouvelles violences. L'union semblait
réalisée entre tous
les Maçons et toutes les Loges, n'eût
été, comme l'écrivaient Dumesnil de
Gramont et Antonio Coen, l'existence de quelques cellules
écossaises jalouses
de leur indépendance. C'est à partir de ces
Loges, et en particulier de la Loge
Saint Alexandre d'Ecosse dont le Vénérable
était Godefroy de la Tour
d'Auvergne, que va agir le Comte de Grasse-Tilly, membre du jeune
Suprême
Conseil des Etats-Unis, pour fonder, en septembre-octobre 1804, le
Suprême
Conseil de France du Rite Ecossais Ancien et Accepté, et
provoquer la réunion
d'une Grande Loge Générale Ecossaise, qui se
donne pour Grand Maître le Prince
Louis Bonaparte. Mais contrairement à l'attente des
Ecossais, Napoléon n'allait
pas autoriser ce qui lui apparaissait comme un schisme. 11
ordonna à la Grande
Loge Ecossaire de fusionner avec le Grand Orient, ce qui fut fait le 3
décembre
1804, sous les auspices du Maréchal Kellermann, par un
« Acte d'Union » et un
Concordat équitable. Celui-ci réservait au
Suprême Conseil la juridiction sur
les Hauts Grades et autorisait les Loges écossaises des
trois premiers degrés à
pratiquer leur Rite sous l'autorité du Grand-Orient. A
la chute de
Napoléon, le Grand Orient se hâte de proclamer la
déchéance de son Grand Maître
le roi Joseph et du Grand Maître adjoint
Cambacérès, et de s'arroger la
juridiction sur les Hauts Grades de l'Ecossisme, cependant que le
Suprême
Conseil, composé de dignitaires de l'Empire, ne peut que
réserver ses droits et
se mettre en sommeil. Il ne se réveillera qu'en 1821, quand
la Terreur Blanche
ne sera plus qu'un mauvais souvenir. Les Bourbons, revenus au pouvoir,
ne
songent donc guère à inquiéter une
Franc-Maçonnerie qui ne les inquiète pas.
Elle leur apparaît toujours sous son aspect
véritable de bonnes gens qui se
réunissent pour échanger des propos sans
méchanceté et, dans des agapes
innocentes
», célébrer les joies de la
fraternité par des cantiques d'une
médiocrité
ingénue. En 1818 Louis XVIII nommera à
l'évêché de Beauvais son
aumônier Mgr de
La Châtre, un Franc- Maçon. Quand,
dans son
réquisitoire contre les Quatre Sergents de La Rochelle, le
procureur général
fera allusion à la qualité
maçonnique de deux d'entre eux, il refusera
— assez
dédaigneusement — d'y voir une aggravation de leur
culpabilité. Pourtant
la
Franc-Maçonnerie, par la force des choses, va se trouver
amenée à seconder
l'action profane des libéraux. Il nous faut tenter
d'expliquer pourquoi, alors
que son influence sur la Révolution française
est, nous l'avons vu, toute
relative, elle participera au mouvement insurrectionnel de 1830. L'Empereur
Napoléon, par le Concordat avec le Pape, avait paru
circonscrire d'une façon
humiliante le pouvoir de celui-ci ; en réalité
— la France s'en est aperçue
jusqu'au vote de la Séparation de l'Eglise et de
l'Etat — le Vatican y avait
gagné de n'être plus
inquiété dans le domaine même
où on le reléguait : le
domaine spirituel. Depuis longtemps, toute intrusion dans le
temporel lui
était interdite, malgré ses discrètes
et indiscrètes tentatives, et il ne
perdait pas grand chose en fait — sinon en prestige
— à voir cette interdiction
codifiée. Devenir le chef incontesté de l'Eglise
catholique donnait au Pape le
droit absolu de régir la spiritualité de ses
ministres et de ses fidèles. Les
parlements, au XVIIIe siècle, avaient limité ce
droit en en soumettant les manifestations
à leur examen critique ou au bon vouloir du monarque. Leur
refus d'entériner
les bulles contre les Francs-Maçons en est un exemple
typique. Après la
signature du Concordat, au contraire, toute la Catholicité
retournait sous la
houlette du Saint-Père et les excommunications pontificales
se trouvaient
reprendre, pour employer une expression maçonnique,
« force et vigueur ». Résultat,
abandon des loges par les ecclésiastiques et
hostilités des dévôts contre les
francs-maçons, hostilité entretenue par des
racontars de curés sans culture et,
déjà, par des feuilles publiques
spéculant sur la crédulité de leur
clientèle.
On sent dans leurs propos, comme un relent des calomnies de
l'abbé Barruel. La
haine de ces
apostoliques fait, par réaction, l'objet des
discussions maçonniques. Comment
en serait-il autrement ? Elle risque, en effet, de
compromettre l'existence de
l'Ordre si les conseillers écoutés de Charles X,
qui sont à la tête de ce qu'on
appelle alors « le parti prêtre »,
arrivent à triompher de la sourde irritation
des Français auxquels la Charte de 1814, leur rendant
l'appellation offensante
de « sujets », avait confisqué les
conquêtes civiques de la Révolution. Aussi
est-il indiscutable que si elles ne préparèrent
pas la chute du régime dans le
mystère de leurs travaux, les loges collaborèrent
de toute leur foi, et par
l'activité belliqueuse des frères, à
l'explosion de colère qui balaya le trône
des Bourbons. C'est
là un fait
capital dans l'histoire de la Franc-Maçonnerie. Jusqu'alors,
on
peut dire qu'elle était simplement demeurée
spectatrice des événements. Le fait
que certains de ses membres s'étaient trouvés
mêlés comme acteurs à ces
événements ne constitue pas une contradiction,
toute liberté d'action et de pensée
leur étant, comme de nos jours, constitutionnellement et
effectivement
laissée. Mais après les Trois Glorieuses, nous la
verrons se vanter — pour la
première fois — d'avoir aidé
à l'instauration d'une ère moins
rétrograde. Nous
ne disons pas une ère libérale parce que le roi
citoyen aura vite fait de
décevoir les espérances de ses premiers
partisans. La fête qu'elle offre au
général La Fayette, à
l'Hôtel de Ville de Paris, l'exaltation de ses
héros
morts pour la « cause sacrée », ses
chants et ses discours témoignent
nettement de ses soucis politiques. Le Rite Ecossais, certes, participe
à la
joie générale, puisque c'est son Grand
Commandeur, le duc de Choiseul, qui
préside la cérémonie en l'honneur du
« libérateur des deux mondes », mais on
sent néanmoins qu'il ne voulait pas que cette attitude de
l'Ordre, bien que
justifiée par un sûr instinct de
défense, déterminât une orientation
contraire
à ses principes. La preuve en est que, lorsque des
combattants de juillet 1830,
franc-maçons, voudront, sous les auspices de La Fayette
lui-même, qui accepte
d'être leur Vénérable d'honneur,
créer une loge nouvelle sous le titre Les
Trois Jours, ils échoueront en dépit ou
à cause de leur programme d'action. On
vient d'étudier
la brève histoire de cet atelier au titre doublement
symbolique. Son état-major
comprenait les Maçons les plus éminents, outre La
Fayette, le député Alexandre
de Laborde, le banquier Laffitte, Vénérable, le
Maire du 4e arrondissement,
Ch. Cadet de Gassicourt, le docteur de Laborde, le futur ministre
Odilon
Barrot, et l'explorateur Crampe!. Mais lors de son installation, le
général Ch.
Jubé, Grand Secrétaire
Général du Suprême Conseil, lui retira
sa patente,
compte tenu du fait qu'avant même l'intégration la
loge avait suivi, bannière
déployée, le convoi funèbre du
général Lamarque et qu'elle
prétendait, le jour
de son installation même, procéder à
l'admission d'un réfugié polonais. L'appel
interjeté, soutenu mollement ou pas du tout par les
fondateurs qui appartenaient
au Suprême Conseil fut vain et, en application du
règlement, cette loge
disparut. Louis-Philippe,
fils du premier Grand Maître du Grand-Orient, dont on
escomptait la
reconnaissante bienveillance et qui, espérait-on,
placerait ou laisserait placer
son fils à la tête de l'Ordre, se montrait du
reste déjà sournoisement hostile
aux institutions comme aux hommes qui l'avaient porté au
pouvoir. De
son côté, la
Franc-Maçonnerie témoignait d'une prudente
discrétion et se repliait sur sa
véritable tradition. Elle
venait de
sortir de sa tour d'ivoire. Précédent dangereux.
A raisonner dans l'absolu, on
lui a parfois donné tort. Mais il est des circonstances dans
la vie des peuples
qui dépassent la volonté des individus et qui
prouvent la faillibilité de leurs
lois. Tolstoï l'a montré d'une façon
prophétique dans Guerre et Paix. Et nous
l'avons constaté nous-mêmes lorsqu'au moment d'une
affaire fameuse, des savants
jusqu'alors réputés pour leur dédain
des contingences, des écrivains d'un
scepticisme presque ostentatoire, voire des
Sociétés scientifiques, se
mêlèrent
au conflit d'ordre idéologique qui divisait le pays en deux
camps résolument
adverses. Le danger de tels gestes est qu'on retrouve
difficilement la
sérénité perdue. LA FRANC-MAÇONNERIE SOUS LA IIe REPUBLIQUEAprès
la chute de
Louis-Philippe, d'autres frères aux tendances politiques
« opératives » eurent
l'idée de fonder une obédience nouvelle qui,
s'appuyant sur les principes de
1848 ne se désintéresserait point de la
chose publique. Cet engagement
politique, qui commença par une réunion
à l'Hôtel de Ville et une manifestation
en faveur du Gouvernement Provisoire de la République
aboutit d'une part à
provoquer une harangue de Lamartine, et d'autre part à
créer une Grande Loge
Nationale de France. Convaincus d'être dans la
Vérité maçonnique, et
d'accomplir la volonté du Grand Architecte de l'Univers ses
fondateurs commencèrent
par décréter l'abolition des Hauts Grades et de
l'inamovibilité des fonctions. Cette
obédience
comptait au départ sept loges dont cinq transfuges du
Suprême Conseil, les
Trinitaires (3), les Commandeurs du Mont Liban (16), les
Patriotes (38), les
Invisibles Ecossais (65), l'Etoile de Bethléem (90). Mais
les dissidents
restaient encore fidèles aux traditions du rite, ce qui
n'arrangeait rien. Ils
avaient mis à leur tête le docteur du Planty,
maire de Saint-Ouen, et créé une
loge La Fraternité à l'Orient de
Montmartre. Face
à ce schisme
qui pouvait être inquiétant,
l'obédience écossaise se contenta de parler de
manifestations soi-disant maçonniques et de prendre au coup
par coup des
mesures feutrées qui allèrent pourtant
jusqu'à l'exclusion sans éclat de loges
ou de frères, pendant qu'on pouvait faire état
des « frères restés fidèles
à
leur serment ». De
son côté, le
Grand Orient ne perdait pas de temps. Dans son convent de 1849, se
refusant à
faire la part du feu, il jugea nécessaire de
définir ses principes et
d'affermir sa régularité en précisant
une obligation jusque-là restée vague. Après
rapport,
débat et vote, l'Assemblée
générale vote un article premier de la
Constitution
du Grand Orient de France qui précise que « La
Franc-Maçonnerie a pour principe
l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme.
» Malgré un correctif sur la
liberté de conscience, cette affirmation dont le moins qu'on
puisse dire est
qu'elle est dogmatique parait, avec le temps, assez peu
adéquate. Mais elle
permettait alors, d'espérer l'audience d'une
clientèle assez large, car elle
intéressait un secteur d'opinion hostile au « Roi
Citoyen », mais « voltairien
». Ce secteur allait jusqu'aux curés
bénisseurs d'arbres de la liberté et on
pourrait, rien que d'après Balzac, en faire une
étude instructive. LA FRANC-MAÇONNERIE SOUS LE SECOND EMPIRELes
deux
organisations qui se trouvent ainsi régularisées
par un ukase officiel
ont-elles tenu à justifier cette confiance en revenant
à la pure tradition
maçonnique ? On est obligé de le croire car enfin
— et cette constatation doit
bien gêner les anti- maçons qui, au cours de
l'histoire, s'obstinent à classer
toujours l'Ordre parmi les groupements d'avant-garde — on ne
la voit guère se
manifester lors du Coup d'Etat de décembre 1852. Une adresse
du Grand Orient
deux mois auparavant le montre même, cette fois encore,
impérialiste avant
l'Empire. Les
travaux de
cette obédience ne prêtent guère
à suspicion. Malheureusement des rivalités
d'ordre intérieur et assez vives, au sujet de la Grande
Maîtrise que se
disputent un moment le prince Murat et Jérôme
Napoléon, provoquent
l'intervention de Napoléon Ill. La tactique de l'oncle
inspire le neveu. Et
alors paraît sa décision dans l'«
Officiel » du 2 janvier 1862 : «
Napoléon, vu
les articles, etc., considérant, etc., avons
décrété et
décrétons ce qui
suit... S. Exc. le Maréchal Magnan est nommé
Grand Maître du Grand Orient de
France ». Magnan n'était même pas
maçon. Le
coup est rude ;
non pas qu'a priori le maréchal Magnan déplaise,
mais le procédé choque. Certes
ce n'était pas la première fois que
l'Etat imposait son favori, mais en
sauvant la Forme ; le vote des frères entérinait.
D'ailleurs, souvent l'Ordre
lui-même, pour témoigner de son loyalisme, avait
demandé au pouvoir de lui
désigner un chef. En 1862, c'est la carte forcée,
contre laquelle on ne peut
rien, sinon se montrer assez souple pour — et c'est ce qui
arrivera —
reconquérir le droit d'élection. Et les bulletins
alors consacreront le choix
de l'Empereur en maintenant à son poste de Grand
Maître le maréchal Magnan. Celui-ci,
pour
ajouter à son prestige et satisfaire à la
volonté évidente de l'Empereur, veut
obliger le Suprême Conseil à fusionner
avec le Grand Orient. Ainsi se
trouverait justifié ce titre qu'il arbore orgueilleusement,
mais inexactement :
Grand Maître de l'Ordre maçonnique en France. Le
Rite Ecossais renâcle. En
somme c'est son suicide qu'on lui demande. Déjà,
depuis sa naissance, les
offres les plus tentatrices lui avaient été
faites pour une absorption sans
douleur. Cette
fois la
situation est grave, car — fait encore unique dans l'histoire
de
l'Institution
— le Pouvoir jette son glaive dans la balance.
Résister
à la volonté de
l'empereur eût été impossible
si le
Suprême Conseil n'avait eu à sa tête un
assez mauvais coucheur, l'écrivain et homme politique
Viennet.
Il a pour lui le
bénéfice de son rang social — il est
membre de
l'Académie française — et le
bénéfice de son grand âge. Il est
royaliste. Il a
fait partie de cette cohorte
de collaborateurs du Constitutionnel que l'on appelait les
«
Voltairiens de la
droite » ou « les
hérésiarques de la
légitimité » — et il est
demeuré
fidèle à
ses convictions monarchistes. Raison de plus pour le réduire
?
Non. Tout
gouvernement pactise avec ses adversaires. C'est son
intérêt, surtout pour des
affaires d'une importance bien secondaire. Viennet
refuse de
se soumettre au désir impératif du
maréchal Magnan ; ses missives
témoignent
de l'orgueil de son Rite. Magnan insiste, pis, il menace. Viennet va
trouver
l'empereur. L'empereur n'est pas méchant. Il compatit au
fond à la révolte
sentimentale de ce vieillard qui ne veut pas se rendre, On
l'imagine calmant
l'impatience du maréchal : « Laissons-le
tranquille... Il a quatre-vingt-huit
ans... Quand il ne sera plus là... ». D'autre
part, il sait bien que le Rite
Ecossais est peut-être royaliste, mais que son
caractère initiatique peu enclin
aux aventures, ne le rend guère inquiétant pour
le régime. Le Suprême Conseil
est surtout préoccupé d'internationalisme, non
dans l'acception antipatriotique
que des malveillants pourraient donner à ce mot, mais pour
un apostolat de
fraternité. D'autres Suprêmes Conseils se sont
créés dans maintes nations par
des statuts précis où sont affirmés la
croyance en Dieu et le respect des lois
et, par leur confédération, ils aident
à l'interpénétration des esprits et
conséquemment au rapprochement des peuples. Quand
Viennet meurt,
après Magnan, l'attention gouvernementale est
accaparée par bien d'autres
soucis. La Franc-Maçonnerie d'ailleurs ne fait
guère parler d'elle ; un de ses
membres, le docteur Buchtold-Beaupré, dans son livre Isis ou
l'Initiation maçonnique,
va même jusqu'à lui reprocher « son
abstention ou sa réserve dans les grandes
luttes politiques et religieuses du jour ». L'Institution est
vraiment fidèle à
sa doctrine première qui ne prescrivait aucune foi,
mais il n'y a guère
d'exemple qu'à cette époque un rite
accueillit un seul néophyte se proclamant
nettement athée. Même, en 1875, au Rite Ecossais
(nous anticipons un peu sur
les événements mais ce détail trouve
ici sa place et son considérable
intérêt),
la loge des Coeurs Unis refuse un candidat qui n'avait pas voulu
reconnaître
l'existence du Grand Architecte, « ce qui, disait le rapport
envoyé au Pouvoir
Central, est contraire à nos Règlements
». La
Franc-Maçonnerie, sous le Second Empire, y gagne du moins
d'être bien vue et à
la Cour, et à la Ville. Quand la
Société de Saint-Vincent-de-Paul qui, assez
inquiétante par ses menées politiques, refusa la
reconnaissance publique qu'on
lui avait offerte, le ministre, M. de Persigny, opposa officiellement
(circulaire du 16 octobre 1861) le bon esprit de la
Franc-Maçonnerie à
l'attitude méfiante de la Société.
Cela devait susciter de la part de Mgr
Dupanloup une protestation enflammée. L'influence du
maréchal Magnan aidait à
cette heureuse réputation. En
effet, tout
système, aussi fâcheux soit-il, ne va pas sans
quelques avantages compensateurs
: ces grands Maîtres toujours choisis parmi les
personnages haut placés non
seulement protègent l'Ordre, mais celui-ci profite
moralement de leur situation
dans le monde profane. Cela ne fut pas seulement au XVllle
siècle, mais pendant
tout le XIXe siècle jusqu'en 1871. Les
francs-maçons jouirent jusqu'à
l'avènement de la troisième République
d'une considération évidente parmi
toutes les classes de la société. Ils avaient des
ennemis parmi les catholiques,
certes, mais des ennemis qui n'étaient jamais
parvenus à les salir dans
l'opinion de leurs contemporains. Ils gardaient le prestige d'avoir eu
dans
leurs rangs des hommes célèbres par leur talent,
leurs mérites, et même par
leur naissance. Lorsque
ceux qu'on
appelait les libres-penseurs étaient
malmenés par leurs adversaires dans les
assemblées représentatives, on évitait
de les confondre avec les francs-maçons.
Combien cette remarque est révélatrice d'un
état d'esprit qui nous étonne
aujourd'hui ! Pour ceux qui la pourraient trouver insuffisamment
fondée, nous
citerons ce fragment du discours que Sainte-Beuve prononça
au Sénat, en 1868,
au sujet des « tendances matérialistes de
l'enseignement ». Nous le relevons
dans le Moniteur Universel du mercredi 20 mai 1868 : Est-ce
parce que
les esprits faisant partie de cette classe ne sont pas
associés, affiliés entre
eux, comme cela a lieu pour les sectes et communions religieuses ? Je
serais
presque tenté de le croire, car du moment qu'il y a un lien
d'association comme
dans l'Ordre de la Franc-Maçonnerie par exemple, oh ! alors
on cesse d'être
injurié, répudié, maudit —
je ne dis pas dans les chaires sacrées, c'est leur
droit — mais dans les assemblées publiques et
politiques. Si l'on parlait ici dans
le Sénat des francs- maçons comme on y parle
habituellement des
libres-penseurs, on trouverait assurément quelqu'un de haut
placé pour
répondre. » (Sourires, les regards se portent sur
le général Mellinet qui prend
part lui-même à l'hilarité). (Le
général Mellinet était alors Grand
Maître du
Grand Orient, mais à la différence du
maréchal Magnan, il était maçon depuis
de
longues années). LA FRANC-MAÇONNERIE SOUS LA IIIe REPUBLIQUEUne
grande partie
de la Maçonnerie, et notamment certains de ses dirigeants
les plus importants,
allait changer de cap. Bonapartistes sous l'Empire, ils
allaient être, sous la
111e République, républicains avancés. La
décennie
1871-1881 fut une nouvelle période tournante, Si, aux
témoignages tardifs de
Léo Taxil ou de partisans à oeillères,
la Commune de Paris fut une oeuvre
maçonnique, les contemporains comme Louise Michel,
Maxime du Camp ou un des
principaux acteurs, le frère Thirifocq, montrent
bien qu'il y eut, comme sous
la Révolution française, des partisans dans les
deux camps. Comme l'obédience
écossaise était mieux implantée
à Paris que ne l'était le Grand Orient et
qu'elle comptait de nombreux fédérés
ou sympathisants, le frère Malapert, Grand
Orateur du Suprême Conseil et son représentant
à Paris se borna à inviter les
membres de celui-ci à ne pas engager l'Ordre dans son
ensemble. Mais le Préfet
Babeau-Laribière, Grand Maître du Grand Orient et
plusieurs de ses Grands
Officiers stigmatisèrent les partisans de la
Commune, même dans leur action
comme libres citoyens. Il avait l'excuse d'être un haut
fonctionnaire de
province et sans doute assez mal informé de l'esprit des
Parisiens, ce qui
s'explique aisément, étant donné les
circonstances dans leur ensemble. La
République
instituée, puis passée aux mains des
républicains, comment expliquer le
revirement qui s'est produit dans l'esprit d'une certaine
élite sociale et,
avouons-le, dans l'opinion publique, touchant la renommée de
la
Franc-Maçonnerie ? Elle le doit certainement à la
campagne menée par les
cléricaux, mais aussi à ses propres fautes.
L'avènement de la République porta
au pouvoir plusieurs de ses membres qui avaient appris à
penser à l'intérieur
de ses temples et qui se trouvèrent devoir mettre en
pratique le libéralisme de
son enseignement. Il
devient alors de
plus en plus difficile à l'Ordre de se tenir à
l'écart des événements profanes
— et ce d'autant plus que la République assez mal
assise va encore avoir à se
débarrasser de certaines erreurs qui nuisent à
son épanouissement. On discute
la loi Falloux. L'ecclésiastique a encore une influence
considérable dans les
rouages de l'Etat... Le
succès grise.
Les jeunes francs-maçons voudraient «
extérioriser » la
Franc-Maçonnerie.
Certains d'entre eux, comme Gambetta, Jules Ferry, Brisson, Floquet,
Camille
Pelletan, Georges Perin, Edouard Lokroy, Wyrouboff, Millet le
sculpteur, le
docteur Lannelongue, etc., dont beaucoup, comme les neuf derniers,
appartiennent à des loges écossaises, voudraient
pousser le Suprême Conseil à
sortir de sa réserve. Ils proposent des innovations
dans la constitution que
désapprouvent les Grands Commandeurs —
même des chefs comme Adolphe Crémieux
dont le républicanisme n'est pourtant pas suspect. On
voudrait jeter par dessus
bord le Grand Architecte de l'Univers. Le Grand Orient le fait en 1877
en
rejetant de sa « Déclaration de principes
» la croyance en Dieu et à
l'immortalité de l'âme. Pourquoi le Rite Ecossais
n'imiterait-il pas un exemple
aussi méritoire ? Le Suprême Conseil tergiverse,
élude, accorde des concessions
qui ne touchent pas au point névralgique du
débat, c'est-à-dire à son propre
pouvoir dictatorial qui semble aux révolutionnaires
un anachronisme
inadmissible. Et cela dure jusqu'au jour où des loges
intransigeantes se
séparent de lui — en 1880 — pour fonder
une obédience aux tendances nettement
politiques : La Grande Loge Symbolique Ecossaise. Douze Loges
font ainsi
dissidence. Le
Suprême Conseil,
cédant à la force des choses, accordera
à ses Loges Bleues (du ter au 3e degré)
de tels avantages, que la Grande Loge Symbolique Ecossaise ralliera le
bercail
pour fonder avec les ateliers demeurés fidèles
l'organisme qui existe de nos
jours sous le titre de Grande Loge de France (1894). En 1905, ces
avantages
iront même jusqu'à une complète
autonomie, de sorte que le Rite se trouve
actuellement scindé en deux parties qui constituent
néanmoins l'unité écossaise
: le Suprême Conseil qui continue d'administrer les ateliers
du 4e au 33e
degré, et la Grande Loge de France, sous la juridiction de
laquelle travaillent
les ateliers du ter au 3e degré. La
Grande Loge de
France a ainsi recueilli l'héritage spirituel de la
Franc-Maçonnerie Ecossaire,
la richesse de son symbolisme, la
générosité de son éthique.
Les Francs-Maçons
de la Grande Loge de France, par d'incessants retours aux sources,
s'efforcent
d'être les conservateurs éclairés des
plus pures traditions de tolérance et de
progrès humain de la Franc-Maçonnerie
Universelle, laissant à chacun ses
opinions particulières en politique, en religion et en
philosophie. L'Ordre
Maçonnique se doit, en effet, de favoriser le libre
épanouissement de chaque
individu et le développement de la fraternité
entre tous les hommes, en restant
quant à lui au-dessus des querelles du temps. Les armes de la
Compagnie des Maçons de
Londres. |
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