GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 4T/1977 |
Il faut sauver le chantier Malgré les efforts
méritoires des économistes distingués qui dirigent les affaires de la France,
il est vraisemblable que 1977 sera pour nous une année d'austérité sinon de
restrictions. L'avidité
croissante des magnats du pétrole entraînera inévitablement, par l'augmentation
amplement calculée du coût de l'énergie, un accroissement des charges des
entreprises, une flambée des prix des matières premières, des transports, des
produits fabriqués, des prestations de service, et une diminution corrélative
de nos capacités de production, d'exportation et de distribution, donc du
pouvoir économique de chacun d'entre nous. De toutes parts on
nous exhorte à nous résigner à l'inéluctable réduction de notre train de vie et
de notre confort, au freinage de l'expansion économique, à la compression des
revenus. Or, je ne crois pas
qu'il faille aborder les épreuves dans un esprit de résignation, car la
résignation n'a jamais été un facteur de progrès et de civilisation. Ce coup d'arrêt
brutal donné à nos sociétés industrielles ne doit pas être considéré comme un
douloureux et injuste coup du sort qu'il nous faut encaisser passivement, en
faisant le dos rond et en essayant de tirer chacun de notre mieux notre épingle
du jeu. Quand le fourrage
manque à la mangeoire les ânes se battent pour en avoir plus que leur voisin.
Ce ,n'est pas là un comportement humain. Les sociétés
animales, celles des abeilles ou des termites, obéissent à des règles immuables
fixées par la nature et perpétuées par l'instinct. Elles ne sont susceptibles
ni d'évolution ni d'amélioration. Les sociétés
humaines reposent, certes, sur des nécessités biologiques découlant de la
communauté de nature des individus qui les composent. mais elles sont commandées
par des règles raisonnables, élaborées et définies volontairement et
intelligemment par des êtres pensants. Ces règles sont donc soumises à
changement et susceptibles de perfectionnement. Il existe parmi
elles une hiérarchie. Au sommet de la pyramide se trouve la Déclaration des
Droits de l'Homme, proclamation solennelle des droits fondamentaux
attachés à la personne humaine que nul n'a le droit d'abolir, de réduire ou
d'enfreindre. Aucune raison d'Etat ne peut justifier la, moindre, atteinte à ces
droits inaliénables : le droit à la vie, à la liberté, à l'instruction, au
travail, à la propriété, à la sûreté, tout ce qui fait, en somme, la dignité de
la condition d'homme. Lorsque ces droits sont méconnus ou bafoués, l'insurrection
est, comme nos Frères les Constituants de 1791 l'ont proclamé, un devoir sacré. Vient ensuite la
Constitution, règle intangible, pacte social conclu une fois pour toutes entre
le peuple souverain et l'Etat chargé de le gouverner. Elle fixe exactement la
nature et la limite des pouvoirs et des devoirs des différents organes de
l'Etat envers les citoyens. La Constitution
organise la permanence, la stabilité et l'équilibre de l'Etat. Elle est certes
susceptible d'améliorations mais il ne faut l'amender qu'avec précaution. Elle
trace les limites précises du pouvoir de légiférer, de gouverner et de rendre
la justice. Au-delà de ces limites on tombe dans l'arbitraire. Ceux qui sont
chargés d'exercer ces pouvoirs doivent se rappeler en permanence qu'ils ne les
détiennent que par délégation du peuple souverain et qu'ils n'en sont que les
dépositaires provisoires et transitoires. Vient ensuite le
droit positif qui, à partir de ses trois sources traditionnelles : la loi, la
jurisprudence et la coutume, régit les rapports des individus entre eux, et
avec les organes de l'Etat. Ce n'est que dans
le respect de cet édifice harmonieux et hiérarchisé que les sociétés civilisées
s'épanouissent et se perpétuent. Il est indispensable que chacun accepte et
respecte la règle du jeu sous peine de dérèglement complet du corps social. Deux tentations
sont à bannir radicalement. D'abord celle qui, hélas ! somnole toujours dans le
subconscient des dépositaires de l'autorité publique : « La fin justifie
les moyens ». Mon regretté condisciple Albert CAMUS usait d'un
saisissant sophisme pour condamner l'arbitraire : « La fin justifie les
moyens, dites-vous ! Mais qui justifiera la fin ? » — Les moyens ! La deuxième
tendance vicieuse à condamner et à proscrire dans une société organisée est
celle qui induit chacun des individus qui la composent à être chatouilleux sur
ses droits et à oublier ses devoirs, à agir comme s'il était seul et à tenter
de se soustraire aux obligations communes. On nomme cela chez nous « système
D ». En langage clair cela s'appelle : tricherie. Celui qui élude
systématiquement la règle sociale, qui la contourne sans jamais l'enfreindre
ouvertement est un malfaiteur infiniment plus dangereux et méprisable que le
délinquant occasionnel qui, dans un instant d'égarement ou d'aberration, a
commis une infraction pénalement réprimée. Et pourtant, le premier jouit de
l'impunité et le second sera immanquablement châtié. *
* * Comment, dans ces
conditions, une nation pourrait-elle survivre si elle réserve ses coups aux
criminels d'occasion et si le tricheur permanent s'en tire toujours au meilleur
compte ? — De toute évidence elle ne le peut pas ! C'est ici qu'il
nous faut nous hisser au-dessus des règlements, des lois, de la Constitution et
même de la Déclaration des Droits de l'Homme, oeuvres humaines, donc
imparfaites, pour faire appel au ressort le plus puissant de notre âme : la
conscience morale. Plus impérieuse que
la loi la plus draconienne, elle nous montre infailliblement le bien et le
mal. Elle ne tolère ni défaillance, ni faux-fuyant, ni exception, ni réserve.
Et pourtant elle ne comporte aucune autre sanction que le remords. Nul besoin de
recourir à la menace de la prison ni à celle de l'enfer pour nous contraindre à
obéir aux impératifs de notre conscience. Nous le faisons naturellement parce
que celle-ci est inhérente à notre nature humaine. Les animaux féroces
ne sont pas responsables de leur férocité. L'être humain l'est parce qu'il
possède dans l'essence même de son état ce sentiment du bien et du mal qui
n'appartient qu'à lui seul. Et c'est pourquoi,
bien qu'appartenant au monde des choses créées, dans lequel il est né, il vit,
il travaille, il procrée et il meurt, bien qu'assujetti aux lois de la nature,
il est en perpétuelle révolte contre les lois lorsqu'elles lui paraissent
injustes ou cruelles. « Je ne suis pas venu pour abroger la Loi mais pour l'accomplir. » Et, contradictoirement en apparence : « Je suis venu pour transformer la Loi. » Bien avant lui,
Isaïe, Jérémie et Ezéchiel, par leurs clameurs élevées vers le ciel,
réclamaient eux aussi la justice et la liberté dans l'avènement de la Loi
supérieure, seule capable de faire sortir l'homme de sa condition d'objet pour
accéder à celle de sujet Les
Francs-Maçons du Moyen Age se considéraient comme les collaborateurs de Dieu
dans l’œuvre de création. Cela implique
inéluctablement, d'une part la constatation de l'imperfection du monde, d'autre
part la croyance en sa perfectibilité, enfin et surtout la volonté de
l'améliorer par le travail. Les Loges de Maçons
francs pratiquaient le culte de l'effort collectif partant de l'éducation
mutuelle, se poursuivant par la conception et la réalisation pour aboutir à
l'ouvrage achevé. Les cathédrales
gothiques édifiées de leurs mains, dressant leurs flèches élancées vers le
ciel, portent témoignage de leurs espoirs et de leur fol dans une humanité se
dégageant de la matière nourricière pour rejoindre l'esprit géniteur de la vie. Lorsque les Maçons
francs du Moyen Age arrivaient sur le chantier, le premier de leurs soins
consistait à construire la Loge, lieu d'élection où le collège de
constructeurs, fraternellement soudé par le travail entrepris et accompli en
commun, devait désormais vivre en communauté spirituelle. Du maître architecte
au dernier des apprentis ils se sentaient solidaires dans l'exercice de l'Art
Royal. Et aussi longtemps que l'ouvrage n'était pas achevé ils constituaient
une famille plus étroitement unie par les liens fraternels nés de l'entreprise
commune que ne le sont entre eux les frères nés du même sang et de la même
chair. Le serment qu'ils prêtaient avant l'ouverture du chantier leur imposait
avant tout la défense de leur entreprise. Et c'est pourquoi les maîtres
d'ouvrages ne confiaient leurs travaux de construction qu'à des Maçons francs. Les Francs-Maçons
contemporains effectuent la même démarche et proclament une foi identique en
une philosophie d'action triomphant de la pesanteur, des vicissitudes et de
l'inertie de la terre. *
* * Peut-être
pensez-vous que nous nous sommes laissés entraîner bien loin de l'actualité
évoquée au début de notre réflexion de ce matin ? Détrompez-vous. Si nous voulons
triompher des épreuves oui nous attendent dans le très proche avenir il nous
faudra les aborder dans l'esprit où les constructeurs des temps passés
abordaient le chantier : non avec crainte et résignation mais avec optimisme et
résolution, non dans le dessein d'exploiter l'entreprise jusqu'à la rendre
exsangue mais dans celui de la défendre et de la protéger. Les épreuves ne
sont pas des accidents de parcours, destinées à freiner notre élan, à arrêter
notre progrès. Elles ne nous sont pas données pour nous ramener de force à
notre condition animale, mais au contraire afin de nous permettre d'éprouver
nos forces et de les raffermir dans l'action. Ce n'est pas dans
le farniente de l'oreiller que se forme l'athlète, c'est sur le stade, dans la
lutte permanente contre la paresse, la fatigue et la douleur musculaire, dans
la victoire de la volonté sur la débilité du corps. Ii en est de nous
au moral comme au physique. Une existence sans histoire,
enfermée dans la
tiédeur d'une société protectrice et maternaliste,
dispensatrice de pain et de
jeux de cirque, ne produit que des larves sans initiative, sans
liberté, sans
responsabilité. Une telle société court
inévitablement à sa décadence et à sa
mort, Si nous voulons
prouver que notre civilisation n'est pas en décrépitude et n'approche pas de sa
fin, il nous faut aborder l'épreuve qui s'annonce, non comme une calamité
insurmontable mais comme un bienfait, une occasion unique de nous réveiller, de
sortir de notre amollissant confort, de notre fallacieuse sécurité, de prendre
la conduite de notre destin et de réaliser notre Grand OEuvre. *
Comment faire
positivement ?* * Premièrement, cesser de palabrer interminablement pour nous rejeter mutuellement le fardeau des responsabilités. Deuxièmement, cesser de nous lamenter sur nos « problèmes » particuliers. Troisièmement, prendre conscience de notre solidarité et renoncer définitivement à tenter de tirer individuellement notre épingle du jeu au détriment des autres. Examinons chacun de ces trois points, D'abord, arrêter
le palabre. Nous sommes
présentement enfermés dans une tour de Babel où tout le monde parle en même
temps et où personne n'entend personne. Il faut que cesse ce dialogue de sourds
et que s'instaure une communication effective à tous les étages de notre
édifice social. La véritable
communication suppose que chacun ne cherche pas à faire prévaloir son point de
vue personnel en voulant ignorer celui du voisin, mais s'attache, au contraire,
d'abord à écouter et ensuite à entendre. Elle suppose aussi que celui qui
s'exprime n'en abuse pas pour tâcher de briller et de séduire par des
artifices. Enfermons au placard des oripeaux de carnaval l'éloquence fleurie
qui faisait les délices des beaux messieurs et des belles dames des temps jadis
où ils n'avaient d'autres soucis que de tromper leur ennui par des jeux
oratoires aussi conventionnels que stériles. Tâchons de définir, d'analyser et
de conclure en termes simples, concrets et positifs. Abandonnons le ton
de l'indignation feinte, de la vertu hypocrite, de l'insulte facile et des
menaces inutiles. En un mot, efforçons-nous de nous concerter, comme se
concertent les membres d'une même famille en vue de régler leurs affaires
communes dans l'intérêt de tous. Ensuite
combattre l'égoïsme. Il est urgent que
chacun de nous fasse passer ses ennuis particuliers au deuxième plan et prenne
en considération ceux d'autrui. Prenons conscience
que nous sommes tous embarqués sur la même galère et que personne n'attendrira
personne en exposant complaisamment ses propres maux. Tout ce que nous risquons
de susciter c'est le désintérêt des autres en les persuadant que nous sommes
incapables de nous intéresser à autre chose qu'à nous-mêmes. Il faut mettre un
terme à la foire d'empoigne dans laquelle, comme des enfants mal élevés, chaque
individu, chaque groupe s'efforce de tirer le maximum de profit de la
communauté sans rien lui donner en retour. Il faut, non pas
nous résigner à partager, mais le faire de bon cœur. Il n'existe pas de
groupement humain sans participation, soutien mutuel et partage. L'homme qui vivrait
seul, sur une île déserte, personnage mythique qui ne correspond à aucune
réalité, n'aurait ni droits ni devoirs, il ne disposerait que des pouvoirs
correspondant à la satisfaction de ses besoins naturels : manger, dormir,
s'abriter, se vêtir. En vérité la notion de droit surgit dès que deux hommes
sont en présence et qu'une société est ainsi née, en raison de leur communauté
de nature. Cette société ne peut survivre qu'à la condition que chacun de ses
membres accepte de limiter les pouvoirs absolus dont il jouirait solitaire.
Ainsi, spontanément, naissent les droits de chacun et, en face de chaque droit,
le devoir pour les autres membres de la société, d'en respecter l'exercice.
Droit, liberté, justice, ne sont en vérité qu'un équilibre. Cet équilibre est
inhérent à la vie en société, et comme l'homme est contemporain de la société,
il est contemporain de l'ordre social. Il faut que nous
ayons conscience permanente de cette réalité. Nul ne peut vivre en liberté et
en justice sans le consentement et le concours d'autrui. Nul ne s'occupera de
nous si nous ne nous occupons pas de lui. Ainsi, à cette
solidarité biologique naturelle qui unit les humains entre eux comme elle unit
les animaux entre eux et avec le biotope, doit s'ajouter la solidarité
morale qui conditionne l'existence des sociétés humaines. Si nous ne
supportons pas la compagnie de nos semblables allons nous réfugier au fond du
désert ou sur un îlot inhabité, mais n'attendons plus aucun secours de la communauté
que nous aurons répudiée, ni aliment, ni vêtement, ni matière première, ni
outils, ni lecture, ni culture. Car on ne peut vouloir en même temps une chose
et son contraire, on ne peut à la fois refuser et demander. Si nous ne pouvons
nous résoudre à devenir une bête solitaire alors il nous faut écarter l'égoïsme
qui nous enferme dans la pire des solitudes, en dépit du grouillement anonyme
des métropoles où nous la cultivons. Enfin et
surtout, participer. Il nous faut cesser
de croire que nous participons à la vie de notre cité, de notre nation et de
notre planète lorsque, à la fin d'une journée de travail harassante, après un
parcours qui n'en finit pas, ayant enfin rejoint notre tanière au fin fond
d'une forêt de béton anonyme, nous nous affalons dans un fauteuil pour
ingurgiter passivement les nouvelles et les commentaires de la presse, de la
radio et de la télévision. L'information, pain quotidien irremplaçable de
l'homme contemporain, est une excellente chose. Il faut encore l'améliorer et
la développer car elle ouvre les esprits et éclaire les consciences. Mais elle ne suffit
pas, parce qu'elle passe toujours à sens unique, de l'informateur actif à
l'informé passif. Si nous voulons
participer effectivement à la vie il nous faut communiquer activement avec ceux
parmi lesquels nous vivons. Il faut nous ouvrir, aller à eux, les recevoir en
nous et pénétrer dans leurs cœurs, participer à leurs joies et à leurs peines. Cette communication
qui, paradoxalement est mise en péril par l'illusion de communication que
fournissent les media mécaniques, il nous faut l'établir dans tous les sens et
à tous les niveaux. Dans une Loge
maçonnique, des personnes de races, de croyances, d'opinions, de conditions
différentes se rencontrent, s'expriment et se comprennent. Elles unissent
leurs mains, leurs esprits et leurs cœurs dans une chaîne d'union vivante et
vivace. Elles assurent la permanence et le mouvement entre le passé, le présent
et le futur. Vous avez la
possibilité d'en faire autant. Sortez de votre réserve. Dans votre travail,
dans la rue, dans le métro, dans le train, vous passez à côté de gens qui vous
sont étrangers, même si vous rencontrez leurs visages fermés et anonymes chaque
matin et chaque soir, Vous seriez incapables de les décrire car vos yeux les
regardent et ne les voient pas. Ouvrez les yeux et
les oreilles, dites un simple mot, faites un simple geste et les ombres qui
glissent à vos côtés prendront aussitôt du relief et de la couleur. Vous leur
aurez rendu la vie. Vous serez étonné de voir que ces fantômes sont des hommes
et des femmes dotés d'esprit et de cœur. Vous aurez la surprise de découvrir en
eux des réserves immenses d'intelligence, de bon sens, de dévouement, de
cordialité, de tendresse, de chaleur, qu'un simple déclic aura révélées. Prenez l'initiative
de provoquer ce déclic. Vous serez ainsi libérateur et libéré. Vous serez celui
qui abat les barrières, qui ouvre les portes et les fenêtres. Vous ferez entrer
le soleil chez vos voisins et dans votre propre maison, d'où seront chassées
l'inquiétude et la tristesse. Grâce à vous nous
affronterons ensemble les épreuves de l'an qui commence, nous nous
réconforterons mutuellement, nous agirons d'un même cœur et la victoire de
chacun sera celle de tous. Chemin faisant nous
aurons fait la découverte du plus merveilleux des trésors : l'amour fraternel. |
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