GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 4T/1977 |
Le Franc-Maçon Montesquieu Le 18 janvier 1689
naissait, près de Bordeaux, Charles-Louis de Secondat. Son père, Jacques,
ancien capitaine de chevau-légers, de noblesse rurale assez récente, avait
épousé Marie-Françoise de Pesnel, Baronne de la Brède et propriétaire du
château. Charles avait 7 ans quand elle mourut. L'oncle paternel de
Charles, Jean-Baptiste, était un magistrat important s'il en fut. Président à
mortier au Parlement de Bordeaux. Le mortier était une sorte de chapeau rond
très apprécié, car il couvrait le chef des Présidents de Chambre. Après de solides
études chez les Oratoriens, Charles-Louis de Secondat vint à Bordeaux faire son
droit. En 1708, à 19 ans, il obtint sa licence. Six ans passent et le voici
Conseiller au Parlement de Bordeaux. En 1716,
Jean-Baptiste lui laisse sa Présidence et son mortier, avec tous ses biens et
le nom de Montesquieu qu'il illustrera. *
* * C'est une belle
carrière de notable en perspective. Nous verrons ce qu'il en advint. Pendant ce temps,
les affaires du pays ne cessaient de se détériorer. En 1685, Louis XIV, reniant
le passé de sa race et méconnaissant la sagesse d'Henri IV, avait estimé que
les protestants mettaient l'Etat en péril. Il révoqua l'Edit de Nantes. Les temples
furent détruits, l'exercice du culte protestant interdit. Ce fut l'époque
sinistre des dragonnades : pillages, tortures, abjurations de façade, peines
atroces, galères, potences. Plus de 100 000
personnes quittèrent la France pour les ,Etats protestants : Provinces Unies,
Cantons Suisses, Angleterre, Brandebourg. Les armées ennemies trouvèrent ainsi
un grand renfort de soldats, de marins, d'officiers. Bien des descendants de
ceux-ci, en garderont une haine tenace. « Sa Majesté doit considérer que c'est la France en péril qui lui demande de se rétracter ». En vain. « L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés de soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible. Ils ont comme une voix articulée et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine et en effet ils sont des hommes ». Les guerres
s'achevaient en désastre; les revers s'accumulaient. Après la terrible bataille
de Malplaquet, le chemin de l'invasion était ouvert, la France, sauf miracle,
allait être envahie. Le miracle se
produisit. Les soldats de Villars gagnèrent la bataille de Denain en 1712. Mais, affaiblie au
dehors, la France était ruinée au dedans. *
* * Seulement, c'en
était fini du conformisme. Bayle, Fénelon, comme La Bruyère et Vauban, étaient
sortis du silence, ils étaient fort lus. C'est la lecture
qui donne le goût de l'écriture. Montesquieu pressentait qu'écrire était sa
véritable vocation. A l'aube d'un siècle nouveau, il y avait tant à dire et
tant de manières de le dire très bien. Certes, il tenait
honnêtement son état de magistrat, sans ennui, mais sans attirance. Il était
sans illusion, il le dira plus tard : « Quant à mon
métier de Président, j'ai le cœur droit, je comprenais assez bien les questions
en elles-mêmes, mais pour les procédures, je n'y entendais rien, je m'y suis
pourtant bien appliqué. » Bref, il rêvait
d'autre chose. Et, de même que le jeune Arouet, de cinq ans son cadet, ne
voulut pas être notaire et devint Voltaire, Montesquieu comprit qu'il ne serait
pas toujours un Conseiller de Bordeaux ; il écrivit « Les Lettres Persanes «. 1721. Les Lettres
Persanes paraissent. L'auteur a choisi de présenter son livre sous la forme de
prétendues lettres écrites par deux Persans, Usbeck et Rica, au cours d'un voyage
en France. La première est datée de 1711, la dernière de l'année de sa
parution. Lorsqu'il se dit
traducteur de ces lettres, Montesquieu ne cherche pas à abuser qui que ce soit.
Ses lecteurs avaient trop d'esprit. L'orientalisme était à la mode et puis, il
prenait une certaine distance. Suggérer était plus percutant qu'affirmer. Montesquieu s'amuse
manifestement ; il brille, il est désinvolte, il est impertinent, il n'oublie
rien : l'embarras des rues, la badauderie des Parisiens, le caprice des modes féminines,
les monuments, la querelle des anciens et des modernes. Peintre des mœurs,
chroniqueur, bel esprit de salons. Par delà toutefois
ces aspects brillants, un homme s'affirme déjà dont l'ambition est plus grande
et le mérite plus assuré. Voici Louis XIV
sous la plume d'Usbeck. J'ai étudié son caractère et j'y ai trouvé des contradictions qu'il m'est impossible de résoudre. Par exemple, il a un ministre qui n'a que 18 ans « et une maîtresse qui en a 80. Il n'est occupé, depuis le matin jusqu'au soir qu'à faire parler de lui. Il aime les trophées et les victoires, mais il craint autant de voir un bon général à la tête de ses troupes qu'il aurait sujet de le craindre à la tête d'une armée ennemie ». De la même encore
seront ses lettres sur la liberté des femmes, leur rôle dans la cité, sur
l'Eglise, tant d'autres que vous lirez ou relirez. Paul Valéry vantera
leur Incroyable hardiesse. Je pense que Louis Jouvet eût donné une merveilleuse
lecture des Lettres. Son débit saccadé, ses changements de ton, auraient fait
sentir avec bonheur, le passage de l'ironie cinglante à la condamnation, puis
soudain à la force grave des principes de justice et de raison. Le succès des
Lettres fut immédiat et extraordinaire. Montesquieu fut entouré, fêté dans les
salons de Paris. « Quand j'ai été dans le monde, je l'ai aimé comme si je ne
pouvais souffrir la retraite ». Ses amis ? des
savants, Maupertuis, Réaumur, des écrivains, Helvétius, Fontenelle, Madame de
Tencin, Madame de Lambert. Dubois interdit
alors les Lettres Persanes, il existait contre toute attente, un goût de la
répression dans l'entourage du Régent. Montesquieu retourne à Bordeaux et vend
sa charge. A Paris, il est élu
à l'Académie Française, malgré Fleury. Puis, il parcours
l'Europe. Il va partout, en Allemagne, en Autriche, en Italie, en Suisse, en
Hollande. Il rencontre les hommes les plus notoires, le Prince Eugène, John Law
exilé de notre sol, Lord Chesterfield et puis des artistes, des juristes, des
hommes du monde, des musiciens. Avec Lord
Chesterfield, il part pour Londres. Comme tant des
meilleurs esprits de chez nous, il aime l'Angleterre avant de la connaître,
l'Angleterre d'où venait une partie de sa famille. Mais surtout
l'Angleterre, terre de la liberté naissante. Depuis 1689, les rois n'accédaient
au trône qu'après avoir juré devant le Parlement, une très précise Déclaration
des Droits. Ce texte n'a pas la grandeur émouvante de ce que sera la nôtre.
C'était cependant un exemple, une lumière. La lumière, celle de la Maçonnerie,
il la recevra à 41 ans, le 12 mai 1730 à la Loge Horn, à l'Orient de Londres.
La Loge tenait son nom du Pub où elle se réunissait tout prés de Westminster. Pendant les
vingt-cinq ans qui lui restent à vivre, Montesquieu sera fidèle au serment
qu'il prêta ce jour-là. Ce serment était conforme à sa conception de la vie. Il rentre à la
Brède en 1731. Il y travaillera toujours, mais n'abandonnera pas Paris, où il
fondera, avec d'autres Frères, la Loge de Bussy. Il écrira beaucoup
: « Considérations
sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains », « Dialogue
de Sylla et d'Eucrate », « Lysimaque », « Essai sur le
Goût », et surtout, en 1748, il publiera « L'Esprit des Lois »,
dont je parlerai seulement, je ne fais pas une conférence, ce n'est qu'un
message. Je dirai seulement ce que je crois essentiel. *
* * L'esprit des lois,
Montesquieu y avait songé depuis plusieurs années. Vingt ans s'écouleront entre
sa première réflexion et la publication. Il s'explique clairement en Maçon
conscient, il montre ce que fut la démarche de son esprit à la recherche de la
vérité. « J'ai bien des
fois commencé et bien des fois abandonné cet ouvrage ; j'ai mille fois envoyé
aux vents les feuilles que j'avais écrites ; je suivais mon objet sans former
de dessein ; je ne connaissais ni les règles ni les exceptions ; je ne trouvais
la vérité que pour la perdre. Mais quand j'ai
découvert mes principes, tout ce que je cherchais est venu à moi, et dans le
cours de vingt années, J'ai vu mon ouvrage commencer, croître, s'avancer et
finir » Si c'est en 1830,
dans sa Philosophie Positive, qu'Auguste Conte a cru devoir hasarder le terme
de sociologue pour qualifier l'étude scientifique des faits sociaux,
Montesquieu, un siècle plus tôt, est sociologue avant la lettre. L'Esprit des Lois,
qu'est-ce à dire ? Montesquieu part de
l'idée que, tels les phénomènes du monde matériel, ceux du monde moral, du
monde religieux, du monde politique sont régis par des lois, qu'il y a entre
eux des rapports nécessaires dérivant de la nature des choses. Lois du monde matériel : Exemples : lois de l'optique, de l'attraction, de la gravitation universelle, de l'électricité, de l'hérédité. La célèbre première
phrase dit bien ce qu'elle veut dire. « Les lois, dans
la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de
la nature des choses ; et, dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois ; la
Divinité à ses lois ; le monde matériel a ses lois ; les intelligences supérieures
à l'homme ont leurs lois ; les bêtes ont leurs lois ; l'homme a ses lois ». Les contemporains
ont bien compris. Ils ne sont pas entrés dans la confusion que pourrait
entraîner le mot « loi » dans le sens de commandement religieux, de
commandement moral, de commandement légal. Spinoza les en avait dissuadés. L'Esprit des Lois
est bien connu dans ses développements. Pour la célèbre
thèse de la séparation des pouvoirs, dont on parle beaucoup en France, qu'on a
rendue constitutionnelle aux Etats-Unis. Pour sa
distinction, toujours valable à travers les remous de l'Histoire, entre trois
espèces de gouvernements le républicain, le monarchique et le despotique : « Le
gouvernement républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement
une partie du peuple à la souveraine puissance ; le monarchique celui où un
seul gouverne, mais par des lois fixes et établies ; au lieu que, dans le
despotique, un seul, sans loi ni règle. entraîne tout par sa volonté et par ses
caprices ». Pour
l'avertissement qu'il nous donne : la République sera le régime de la vertu,
c'est-à-dire du courage et de l'honnêteté ou ne sera pas. Le Maçon s'affirme
de plus en plus dans les thèmes qu'il aborde. — Contre
l'esclavage, il dira simplement : « Il est
impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes parce que si
nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas
des chrétiens. » — Contre la persécution des Juifs. En 1745, une enfant
Juive de 18 ans avait été brûlée vive à Lisbonne et Montesquieu en ressentit
l'horreur. Nul n'aurait pensé que, deux siècles plus tard, le martyre de la
petite Anne Franck ferait apparaître une fois de plus, la férocité et la
lâcheté des hommes. — « Vous voulez que nous soyons
chrétiens et vous ne voulez pas l'être », ainsi s'exprime un
personnage symbolique — pour montrer l'indignation de l'auteur. — Contre la torture, vile pratique des
régimes despotiques, il ne sera pas moins ferme. Vous trouverez bien d'autres
exemples dans une lecture exhaustive. *
* * On a beaucoup
discuté de l'influence de Montesquieu sur le cours des événements de la fin de
son siècle. Selon Paul Morand,
dans une préface incisive, il ne fut pas le père de la Révolution Française,
celui seulement des malheureux Girondins. Ce ne serait pas si mal. Les Clubs
révolutionnaires l'auraient dénoncé comme aristocrate et imbécile. Pour Althusser, cet
opposant de droite a « servi dans la suite du siècle tous les opposants
de gauche, avant de donner des armes dans l'avenir de l'histoire à tous les
réactionnaires. » Il n'est pas dans
mon propos de discuter ces appréciations singulières. A nos yeux, l'influence
de Montesquieu se confond avec celle des philosophes et des Maçons du siècle
des Lumières. A aucun moment, au
cours du XVIII° siècle, les Maçons n'ont souhaité, provoqué et encore moins
organisé la débâcle de l'Ancien Régime. Liberté - Egalité - Fraternité. Ces trois mots sont
depuis bientôt deux siècles, le symbole toujours ressuscité des ferveurs qui
ont sauvé la France. MARS 1977 |
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