GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 4T/1977 |
Victor Schoelcher La Grande Loge
de France a le très grand plaisir de vous présenter ce matin notre Frère Gaston
MONNERVILLE, membre de la Grande Loge depuis de nombreuses années. Monsieur le Président,
je ne pense pas vous vieillir en vous demandant la date de votre initiation. J'ai été initié en
octobre 1920 à la Loge « La Vérité » à l'Orient de Toulouse. Monsieur le
Président vous avez la parole. Je viens vous
entretenir, au cours de ces brèves minutes, d'un homme dont la pensée et
l’œuvre honorent sa mémoire, son pays, et l'individu, pris dans la plus haute
acceptation du mot : Victor SCHOELCHER, humaniste, inlassable combattant
de la démocratie, modèle de civisme, dont les aptitudes et l'esprit de
détermination furent, sans relâche, disponibles pour le service d'autrui. Sa
longue existence, — il mourut à 90 ans —, fut consacrée à la lutte contre
l'asservissement de l'homme par l'homme, pour l'instauration de l'égalité et de
la Justice entre les hommes. Originaire du
Haut-Rhin, de cette Alsace intrépide dont ses aïeux avaient dit : « Ici
commence le pays de la Liberté », il était issu d'une famille
appartenant à la petite bourgeoisie commerçante. Fin lettré, musicien, attiré
par l'art, il eut pour compagnons Victor Hugo, Ernest Legouvé, Chopin, Lamartine,
et bien d'autres illustrations de l'intelligentsia = de l'époque. Plus tard, il
militera dans le combat politique aux côtés de Léon Gambetta, des Frères Arago,
et de Georges Clemenceau. Car Schoelcher
n'était pas qu'un esthète élégant et indifférent ; la condition humaine fut
toujours l'une des préoccupations dominantes de son esprit. Dès sa jeunesse, il
se signale par son profond attachement aux idées de la Révolution Française, et
par sa volonté d'agir pour en assurer le respect et la nécessaire application.
Son admiration allait aux Encyclopédistes, aux grands hommes de la Convention
et vers ceux qui, au mépris des menaces et des dangers, continuaient leur
apostolat, — tel l'Abbé Grégoire, défenseur actif et impavide de toutes
les minorités, qui se qualifiait lui-même, « L'Ami des hommes de toutes les
couleurs ». Farouchement opposé
à toutes les formes d'oppression, Victor Schoelcher était hostile au régime du
Second Empire. Il fut, ceint de son écharpe de représentant du peuple, aux
côtés de Baudin sur les barricades du Faubourg Saint-Antoine où il fut
blessé. Traqué par le Gouvernement impérial, il choisit d'aller partager l'exil
de son ami et compagnon de lutte, Victor Hugo, dans les îles anglo-normandes.
Il fut de cette cohorte de républicains qui, après Sedan, jetèrent à bas le
Second Empire, et organisèrent le Gouvernement Provisoire. En 1871, à
l'Assemblée de Bordeaux de fâcheuse mémoire, il fut parmi les protestataires
contre le Traité de Francfort. Combien d'autres
titres encore pourraient être rappelés, qui marquent la haute figure de Victor
Schoelcher, son rôle éminent et toujours désintéressé dans l'histoire
politique de notre pays. *
* * Mais ce qui lui a
valu la plus vive admiration de ses contemporains, ce qui lui a acquis, sans
esprit de retour, la gratitude de millions d'êtres humains, ce qui, à juste
titre, l'a immortalisé dans leur souvenir, c'est l’œuvre si noble qu'avec
courage, et une foi incoercible, il a réalisée en faveur de l'émancipation des
hommes. C'est lui, qui,
n'obéissant qu'à sa seule conviction, s'attaqua à la Bastille réputée
invincible de l'esclavage dans le monde ; qui se donna spontanément pour
mission de la détruire sur toute terre française ; d'arracher de sa géhenne
l'être sans identité, sans nom, qui croupissait dans la servitude, de le sortir
de sa condition servile et d'en faire à tout jamais un homme à l'égal des
autres hommes. *
* * Schoelcher avait
rencontré l'esclavage au cours d'un voyage au Mexique. Vivement heurté par ce
qu'il avait vu, il décida d'aller connaître sur place cette lèpre qui
salissait trop de régions. Sans nulle mission officielle, à ses propres frais,
il partit pour le Moyen-Orient, visita l'Egypte, le Sénégal, les Antilles,
manifestant son indignation, proclamant sa détermination de lutter contre cette
institution sociale, qu'il tenait pour une honte de l'humanité. Malgré les
menaces, les dangers encourus, les attentats préparés contre lui par les
esclavagistes, il consacra son existence à cette lutte gigantesque et inégale.
Mais Schoelcher savait que les révolutions et les réformes ne sont jamais le
résultat du hasard et encore moins de la pusillanimité ; qu'elles sont, au
contraire celui d'une volonté inébranlable, et continue. Il savait aussi, par
expérience, que le peuple de France est hostile à toute négation de la liberté
; qu'ayant conquis la sienne par son propre sursaut, il veut, dans un souci de
justice, même sentimental, l'étendre à tous les peuples asservis. *
* * Eclatent les
journées de février 1848. Schoelcher a l'intelligence d'utiliser, sans retard
et sans réserve, le magnifique élan de générosité qui les ont provoquées. Il
assiège aussitôt les membres du Gouvernement provisoire, et François Arago,
son Président. Il vainc toutes les réticences, triomphe de toutes les
objections, et, dés le 2 mars, il « arrache » — le mot n'a rien
d'excessif — leur consentement sur le texte devenu le décret désormais
historique du 27 avril 1848, qui proclame, « Nulle terre française ne doit
plus porter d'esclaves ». Présidant la
Commission spéciale chargée de la mise en oeuvre de ce décret, Victor
Schoelcher règle, en deux mois, et de la manière la plus efficace,
toutes les questions soulevées par l'émancipation. Ce qu'il faut
retenir de cet immense effort, c'est l'esprit qui y a présidé. « La
Commission, écrit Schoelcher dans son rapport au Gouvernement provisoire,
n'avait point à discuter le principe de l'affranchissement général ; il est
intimement lié au principe même de la République ; il se pose, il ne
se discute plus aujourd'hui ». Schoelcher ajoute :
« La Commission n'avait pas davantage à débattre des conditions
de l'émancipation. La République ne pouvait accepter aucune sorte de
transaction avec cet impérieux devoir : elle mentirait à sa devise, si elle
souffrait que l'esclavage souille plus longtemps un seul point du territoire où
flotte son drapeau ». Il écrit, en outre,
ces lignes dont le recul du temps avive la lucidité : « L'affermissement
et le développement de la France d'Outre-Mer par le travail vraiment libre,
telle a été la pensée dominante de la Commission ». En voici la conclusion,
qui résume toute l'humaine philosophie de cette œuvre impérissable : « La
République n'entend plus faire de distinction dans la famille humaine. Elle ne
croit pas qu'il suffise — pour se glorifier d'être un peuple libre —
de passer sous silence toute une classe d'hommes tenus hors du droit commun de
l'humanité... Elle a pris au sérieux son principe ; elle répare envers ces
malheureux le crime qui les enleva jadis à leurs parents, à leur pays
natal, en leur donnant pour patrie la France, et pour héritage tous les droits
des citoyens français.
Par là, elle témoigne assez hautement qu'elle n'exclut personne de son
éternelle devise : Liberté, Egalité, Fraternité ». Telle est
l’œuvre accomplie par Victor Schoelcher. Elle est considérable par son importance historique et
humaine. De cette époque, en
effet, date cette véritable ruée des anciennes populations coloniales vers
l'instruction, vers l'éducation civique, que devait ampli‑ fier les réformes
de Jules Ferry instaurant, en 1882, l'instruction publique gratuite,
obligatoire et laïque. Désormais les hommes et les femmes de l'Outre-Mer purent
se former culturellement, spirituellement, civiquement, et prendre
progressivement en main leur destin pour en poursuivre l'harmonieux
accomplissement. L'abolition de
l'esclavage ? L'acte le
plus grand, le plus fécond qu'ait accompli la Révolution de 1848, estiment
maints historiens — Le seul, au demeurant, — et voici qui est
particulièrement significatif, — auquel aucun des régimes successifs, même le
Second Empire, n'a jamais touché, qui n'a jamais été remis en cause. On peut
juger de son importance par ces lignes qu'écrivit Lamartine, membre du
Gouvernement Provisoire, que Schoelcher avait convaincu de la nécessité de
signer l'acte d'abolition — « Trois jours après la Révolution de février, je
signais la liberté des Noirs, l'abolition de l'esclavage, et la promesse
d'indemnité aux colons. Ma vie n'eut-elle que cette heure, je ne
regretterais pas d'avoir vécu ! » C'est encore Lamartine,
homme d'Etat, catholique et libéral qui dit de Victor Schoelcher : « Il n'a
point passé une heure sans s'oublier. La Justice est sa respiration ; le
sacrifice est son geste ; le droit est son verbe. Chacune de ses
réflexions fait penser à ce que nous nommons le Ciel. Il est matérialiste, et
il ne croit pas en Dieu. Comment l'homme peut-il tirer tant de vertu de
lui-même ? ». A cette
interrogation de Lamartine nous répondons : « Parce qu'il avait foi en l'homme
D. Observateur profond et impartial des faits et des causes, ascète et
agnostique, mélange de mage illuminé de compréhension fraternelle, et de
cartésien, rigoriste, dont l'idée cardinale était la croyance aux valeurs humaines,
Schoelcher n'a puisé qu'en lui-même la force d'âme nécessaire pour faire
aboutir une oeuvre dont seul le temps semblait pouvoir se charger. — Un peuple, — Un homme, — Le génie d'une Nation. Il appartient aux
hommes de volonté de lui rester fidèles. Qui peut
affirmer qu'aujourd'hui la
passion de l'égalité, la passion de justice qui animaient des esprits, comme
Grégoire et Victor Schoelcher, sont encore largement répandues dans notre
Société moderne ? Racisme, discrimination, ségrégation, apartheid ne
sévissent-ils pas encore quels que soient les prétextes invoqués ? Nous ne devons pas
oublier que la libération sociale de l'homme n'est pas achevée. Des formes de
servitudes ont disparu ; d'autres sont nées, souvent du progrès lui-même. Ainsi
nul ne peut, nul ne doit, aux heures sévères que nous vivons, demeurer
dans l'expectative, par esprit de conservatisme ou par crainte du risque. Quel plus haut
exemple que celui d'un Schoelcher, quand il s'agit d'aider à la conquête ou à la sauvegarde de l'égalité,
du droit de vivre pour tous. Par sa force d'abnégation, par son sens
aigu de la dignité humaine, Schoelcher est parvenu à rendre tangible et
concrète cette affirmation de Jean-Jaurès : C'est des utopies
généreuses que sortent les réalités bienfaisantes «. Il a montré que
contre une volonté résolue, il n'est point de fatalité ; que tout est possible
à qui refuse la servitude. La vie, l'action et
l’œuvre de Victor Schoelcher nous apprennent, à n'en pas douter, que le service
de la Vérité est le plus dur service. Elle nous
apprennent aussi qu'une détermination sans faille, mise au service d'un haut
idéal, peut changer la face d'un monde. Cet enseignement du
grand abolitionniste est demeuré le guide et l'inspirateur de
nos pensés, à nous les Fils d'Outre-Mer, à qui la constance de son
action désintéressée a apporté les bienfaits de la dignité, de la connaissance,
et des lumières de l'esprit. C'est pour en
perpétuer le souvenir et le marquer du sceau définitif de notre gratitude
qu'en 1948, commémorant le Centenaire de la Révolution de février et celui de
l'abolition de l'esclavage, les originaires des terres françaises ultramarines
ont demandé et obtenu du Parlement le transfert des cendres de Victor
Schoelcher au Panthéon. Voulant exalter ces
cent années d'histoire de la liberté, à Schoelcher nous avons associé Félix
Eboué, enfant de la plus vieille terre française au-delà des mers, la Guyane
Française. Schoelcher avait dit : « Aux Noirs libérés, la République
donne pour Patrie, la France ». Félix Eboué fut la justification vivante de
ce geste ; il s'était révélé comme le représentant hautement qualifié des
bénéficiaires du message humain de Schoelcher, par l'action vigoureuse et
intensive qu'il avait menée dans la Résistance en Afrique noire, et qui avait
abouti au ralliement de celle-ci à la cause des Alliés pour la victoire de
leurs armes et la sauvegarde de la liberté, dont la France leur apparaissait
comme le plus haut symbole. C'est pourquoi, en
1949, un même jour, en un même cortège, dans une même crypte du Sanctuaire de
la Montagne-Sainte-Geneviève, ces deux fils de France, Victor Schoelcher, le
Libérateur, et Félix Eboué, le descendant des anciens affranchis, dignes
tous deux du beau nom d'homme, furent accueillis au sein du Panthéon
national, par la volonté de leur commune Patrie. Ainsi avions-nous
pu proclamer « Victor Schoelcher a bien mérité de l'Humanité ». MAI 1977 |
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