GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 2T/1978 |
Hommage à Pierre
Brossolette
Maçon de la Grande Loge de France La Grande Loge de
France a pensé que le temps était venu de célébrer le Franc-Maçon de haute
qualité que fut Pierre Brossolette. Pour que les jeunes de ce pays sachent bien
celui qu'il fut. Et pour que ceux de sa génération puissent encore entendre un
homme qui l'a connu. C'est le 22 mars
1944 qu'il est mort pour la France. Trente-quatre ans ont passé. En vérité, il
est grand temps. Je parlerai de lui
sans passion partisane. Ce serait le méconnaître. Certes, il était socialiste,
mais toutes les familles politiques ont eu leurs martyrs et leurs héros.
Estienne d'Orves était un homme de droite. Jean Moulin était radical. Gabriel
Péri était communiste. La Grande Loge
elle-même, au nom de qui je parle, n'a pas le propos de prétendre à
l'exclusivité du mérite patriotique ; elle est fière de revendiquer pour l'un
des siens celui dont je vais tenter de faire vivre le souvenir. Le nom de Pierre
Brossolette est célèbre, ce nom apparaît dans de très nombreux livres, dans
d'innombrables articles. On l'entend à la radio, on le lit sur les plaques des
rues. On sait qu'il fut un héros très pur de la Résistance. Ils voudraient en savoir plus, le connaître mieux, cerner son image, évoquer la France de son combat. Je vais tenter de vous éclairer. * * * Il était issu d'une
famille très résolument fidèle aux traditions de la Révolution française. Michel, le
trisaïeul, charpentier de son état, avait participé, avant les Etats Généraux,
à la rédaction du cahier des doléances de Chessy, sa paroisse. Blaise, fils de
Michel, fut l'un des soldats de ces armées glorieuses qui avaient chassé vingt
rois; passé les Alpes et le Rhin et dont l'âme, que célébrait le père Hugo,
chantait dans les clairons d'airain. A l'unisson
toujours de Victor Hugo, François Polycarpe, fils de Blaise, avait combattu
Napoléon Et Léon, fils de
Polycarpe, né en 1868, eut, pour la toute neuve République, une ferveur qui ne
dealt jamais se démentir. Pour ses débuts dans l'enseignement, maître adjoint
au collège de Bar-sur-Aube, il devait gravir tous les échelons et terminer au
grade le plus élevé comme inspecteur de l'Enseignement primaire pour la région
parisienne. Ii écrivit beaucoup de manuels scolaires où ses convictions
radicales s'exprimaient sans vaine prudence. Ces hommes et tous
ceux du même style, avaient en commun, dans un esprit rationaliste proclamé,
l'amour de leurs idées, un sens extraordinaire du civisme, et l'honnêteté
intellectuelle et la pureté du cœur et la joie de vivre l'ère du progrès
illimité de l'humanité. La Maçonnerie,
qu'ils aient été ou non ses adeptes, salue respectueusement leur mémoire. * * * Pour sa part,
Pierre est élève au lycée Janson de Sailly et en khâgne à Louis le Grand. Dès
son premier concours, il est admis à Normale Sup en 1922 ; il est le premier,
le, cacique de sa promotion. Après la rue d'Ulm
et le service militaire, il entre en journalisme comme on entre en religion. Il
écrit partout où ses idées sont admises, au Quotidien, au Progrès civique, à
l'Excelsior, à l'Impartial, à l'Europe nouvelle et, nécessairement, au
Populaire. « Il avait, dit-il, un mécanisme intellectuel instantané. Je ne dirai pas que la pensée, chez lui, devançait la parole ou l'écrit, mais plutôt que c'était simultané. » Pierre Brossolette
était foncièrement pacifiste. Il a dit pourquoi : « Nous n'avions
pas fait la guerre (celle de 1914), mais nous l'avons vue à un âge où nous
savions déjà voir beaucoup de choses. Avec elle, nous avons cru toucher le fond
: l'immense tristesse des vains sacrifices, la hideur de l'acharnement et de la
férocité, l'ignominie de certaines lâchetés et de l'affairisme général, la
guerre nous avait laissés avec un prodigieux besoin d'idéaux nouveaux et d'absolus
qui donnent un sens à notre vie. » C'est vers la fin
des années 20 que le néophyte Pierre Brossolette fut reçu Maçon et initié à la
Grande Loge de France. La cérémonie
d'initiation est belle et émouvante. Il n'est pas dans mon propos d'en
divulguer les richesses. Ce que je peux
dire, c'est qu'il existe un serment toujours exigé de ceux qui viennent de
recevoir la Lumière « Je préférerais
avoir la gorge tranchée plutôt que de révéler les secrets qui m'ont été
confiés. » Serment symbolique
parfaitement inadapté à la vie de tous les jours, personne ne l'a jamais
compris autrement. Mais, dans l'extrême des temps difficiles, l'initié peut
être amené à sacrifier sa vie. Je n'ose prétendre, ce ne serait pas décent, que
Pierre Brossolette se souvint de cette phrase au moment suprême, mais elle
était conforme à sa rigueur morale. - Pierre Brossolette
acquit rapidement ses grades maçonniques et, dès 1930, il était reçu Maître
Secret à une Loge supérieure, la Perfection Latine. * * * L'heure est au
pacifisme. A la Société des
Nations, la France est représentée par des hommes prestigieux que l'Assemblée
acclame. « Arbitrage, sécurité, désarmement », dit Edouard Herriot. « Arrière
les canons », tonne Aristide Briand. Et Paul Boncour acquiert à son tour une
très grande autorité. Toute une génération s'y voue. Et c'est encore la paix que promet la Maçonnerie à ses adeptes. « Que la paix règne parmi les hommes. » Mais les années
passent. L'histoire de France se fait, à chaque jour de labeur et d'espoir ; il
n'appartient pas à une Obédience Maçonnique d'évoquer, même sans passion, des
luttes civiques que beaucoup d'entre nous encore ont connues. A nos frontières,
l'Allemagne a changé de visage. Elle est maintenant sous le joug des nationaux
socialistes, les futurs condamnés de Nuremberg qui, pour le malheur de
l'Europe et du monde, gouverneront par le crime, l'horreur, la fourberie et le
sang. Avec eux, chacun le sait, la paix est morte. Et, après avoir tout fait,
au nom de l'humanité, pour éviter la guerre, il va falloir maintenant tout
faire pour la gagner. Le journaliste
devient l'officier et l'officier devient le résistant. * * * Dans quel climat ? Démobilisé en zone
sud, il invoque sa qualité de normalien et d'agrégé. Il demande un poste. On
lui refuse. Le spectacle de la
zone est démoralisant. On a dit : «
quarante millions de pétainistes ». C'est presque vrai. Si une très rare
minorité se réjouissait de la victoire de Hitler, une autre minorité plus
fournie éprouvait sinistrement une divine surprise puisque la République, la
gueuse, était abattue ; d'autres encore se réjouissaient d'échapper aux risques
de la guerre et aux contraintes de l'armée. Tel n'était pas le sentiment de la
majorité des Français. Pour eux, Pétain restait le vainqueur de Verdun. Le
maréchal, dans les bons jours, était beau et le bleu de son regard inspirait la
confiance et l'affection. Lui seul pouvait, dans la débâcle, protéger le pays
auquel il faisait don de sa personne. Ceux qui réfléchissaient
n'avaient pas de telles Illusions. Le proche avenir serait pire que le présent.
Brossolette pensait ainsi. Tandis qu'en zone
occupée, à la merci de l'ennemi, celui-ci transpose son hideux régime, le
gouvernement de Vichy se met ouvertement à son service. Le 7 août, il ne
proteste pas quand l'Alsace et la Lorraine sont rattachées au Reich ; le 13,
la Maçonnerie est interdite ; dès le 2 août, de Gaulle avait été symboliquement
condamné à mort par le Tribunal militaire de Clermont-Ferrand, Reynaud,
Daladier, Mandel, Gamelin et Léon Blum sont internés à Chazeron ; le 18
octobre, paraît à l'Officiel le statut des juifs ; le 30 octobre le maréchal
annonce dans un message : « J'entre
aujourd'hui dans la voie de la collaboration. » Puisqu'il faut vivre
et vivre de son travail, que faire dans la détresse de Paris occupé ? Il décida de
prendre une librairie. En ce temps-là, les
Français, sevrés de nouveautés, lisaient beaucoup les classiques et plus qu'à
l'accoutumée la location de livres se développait. Dans le magasin de la rue de
la Pompe, aux nombreux rayons, aux multiples recoins, il sera possible aux
clandestins de se rencontrer parmi les assoiffés de lectures feuilletant les
dix mille livres. des amitiés se nouent, des contacts se prennent. Dès août 1940, un
réseau s'est constitué, connu dans l'histoire sous le nom de Musée de l'Homme.
Gilberte Brossolette, dans le beau livre qu'il fallait qu'elle écrivît, le
définit ainsi : « Tel était le
premier réseau de la Résistance, celui des balbutiements, de l'artisanat et
qui rêvait de tout à la fois : renseigner la zone occupée sur ce qui se passait
réellement à Vichy, éveiller le réflexe patriotique, secouer la passivité,
l'acceptation résignée, contre-balancer les mensonges de la propagande
officielle et de son puissant appareil, renseigner les alliés, tenter de mettre
sur pied une armée clandestine. » C'est par Agnès
Humbert, qui sera l'une des premières déportées de France et par Jean Cassou
que Pierre Brossolette fut contacté. Son rôle sera
d'animer le journal clandestin « Résistance », bulletin officiel du Comité
national de salut public, qui n'aura que huit numéros. Avec une audace
inouïe, il écrit alors des articles clairs et percutants où l'on reconnaît
sans peine le style et le ton de ses papiers du Populaire. Le réseau devait
subir dès le début de 1941, des épreuves cruelles. Sur la dénonciation d'un
traître, la Gestapo arrête, d'abord Léon Maurice Nordmann et le F.'. René Georges
,Etienne et puis, en novembre 1941, une centaine de membres du réseau. «
Résistance », dont le titre sera repris, cesse de paraître. Et le 23
février 1942, six patriotes graviront les pentes du mont Valérien jusqu'à la
clairière des exécutions. * * * Il avait échappé
par miracle. Il avait médité et la certitude se fit jour en lui qu'il fallait,
jusqu'à la victoire, ajourner les problèmes de doctrine, les querelles
d'idéologie. Un soir de 41, un
homme se présenta ; il avait fondé un réseau dénommé « Confrérie Notre-Dame de
Castille ». Cet homme, c'était Rémy. Le contact avec Londres, c'était lui. Comme s'il
s'agissait de la chose la plus simple du monde, Rémy avait créé une agence de
renseignements. Il trouva des informateurs spécialisés dans toutes les disciplines.
Il créa des services de synthèse. En attendant le
développement des communications par radio, un courrier phénoménal passait en
Angleterre. Un jour de février 1942, les services de la France libre reçurent
ainsi cinquante kilos de courrier : emplacement des
batteries côtières, plan des bases de
sous-marins. Brossolette,
responsable de l'information, adresse des études de haute valeur,
indispensables aux alliés et sans la connaissance desquelles il serait assez
vain d'écrire l'histoire de l'occupation. Il partira bientôt.
Il eut pour le général de Gaulle, à le connaître bien, une très vive admiration
payée de retour, mais il osa lui parler sur un ton de franchise qu'illustre sa
célèbre lettre du 2 novembre 1942 : « C'est
justement dans l'adversité, disait-il, qu'il faut le plus se contrôler soi-même
; car elle est une terrible école d'amertume et l'amertume la pire des
politiques. » A Londres, il est
affecté au B.C.R.A. Chargé de
coordonner les services de l'intérieur et ceux de la France libre, d'attirer
autour du général tous ceux qui méritaient des responsabilités, il assiste aux
conférences au sommet, discutant, rédigeant, organisant. Mais son rôle ne se
limitait pas à cette activité de grand commis dont d'autres, très honorablement
d'ailleurs, se seraient contentés. Il remplissait des missions graves et
périlleuses dans la France occupée. Il allait, il revenait, il repartait. Et
c'est à mes yeux le plus extrême des courages ; par là-même enfin le nom de
Brossolette a pris la valeur symbolique que l'histoire lui attachera. Et puis
un jour, il ne revint pas. * * * Passant de l'avenue
Foch, sais-tu que l'immeuble du 86 fut, aux années noires, l'antre de la
Gestapo, que les meilleurs de notre peuple y furent torturés, que ce fut par
leur héroïsme, un des hauts lieux de la patrie meurtrie ? C'est d'une fenêtre
là-haut qu'il se jeta dans le vide. Une nuit de février
1944, Pierre Brossolette et Emile Bollaert qui venaient en France préparer le
débarquement, furent arrêtés par l'ennemi et conduits à Fresnes le 19 mars. Il
y resta trois jours, il fut conduit à la Gestapo pour être interrogé. Il fut
torturé. Il ne parla pas. Avec un tact
infini, Gilberte Brossolette a décrit les derniers instants qu'elle avait si
souvent vécus en esprit dans l'éprouvante communion de sa tendresse. A bout de
forces, les mains liées derrière le dos, il est enfermé dans la pièce qui lui
sert de cellule. « Il
parcourut du regard la petite pièce. La fenêtre était ouverte. Ses dimensions
étaient faibles, mais suffisantes. Il réussit à se lever au prix d'un immense
effort de volonté. Ses jambes refusaient de le porter. Et pourtant il marcha,
raide, vers l'ouverture. Il se pencha
légèrement. Il vit, au-dessous de lui, courir le balcon du quatrième étage, sur
toute la largeur de la façade. Il n'avait pas de mains pour l'aider. Il parvint
à enjamber le rebord de la fenêtre. Il posa les pieds l'un après l'autre sur
le chéneau de bordure, puis se laissa choir sur le balcon. Il passa une jambe
au-dessus de la balustrade. Une sorte de
hurlement se fit entendre : le garde était de retour. Il appelait, donnait
l'alerte. Pierre passa
lentement l'autre jambe, avec difficulté, puis il se lança dans le vide, sans
un cri. » Comme le chevalier
d'Assas, comme les marins du Vengeur qui refusèrent de se rendre et furent
engloutis dans la mer en acclamant la République, comme Georges Guynemer,
abattu dans un ciel de gloire, Pierre Brossolette était entré dans
l'immortalité de la France. Nous sommes fiers,
nous les Maçons de la Grande Loge de France, de pouvoir dire que cet homme
était notre Frère. Ses qualités et ses
vertus sont pour les jeunes qui viennent à nous, la référence, le modèle et
l'exemple. MARS 1978 |
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