GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 1T/1979


"Le Franc-Maçon miraculé"

Note sur les Caves du Vatican D'André Gide

Il y a dans les CAVES DU VATICAN d'André Gide, deux his­toires où sont mêlés des Francs-Maçons. Gide met d'abord en scène, sur le ton d'ironie et de moquerie qui est celui de tout l'ouvrage, un nommé Anthime Armand Dubois, dont il nous fait la présentation dès les premiers mots de son livre : « L'an 1890, sous le pontificat de Léon XIII, la renommée du docteur X., spécia­liste pour maladies d'origines rhumatismales, appela à Rome Anthime Armand Dubois, franc-maçon. »

Qui était ce Franc-Maçon ? C'était un physiologiste-amateur, qui faisait de savantes recherches en disséquant des petits oiseaux et des rats. Sa femme et ses proches parents, catholiques fervents, n'appréciaient ni ses menus travaux d'autopsie, ni ses attaches maçonniques et moins encore l'anticléricalisme qu'il affichait en toutes occasions.

Un soir, à la vue de deux cierges que sa femme faisait brûler pour son salut dans la niche d'une Madone, au coin d'une rue à Rome, « le franc-maçon sent ranimer sa fureur » : « il lance sa canne d'infirme, dit Gide, non pas contre la Vierge, mais contre les cierges. Une main de plâtre tombe, laissant la Vierge mutilée, mais toujours rayonnante dans sa niche. »

Il nous faut faire aujourd'hui un sérieux effort d'imagination pour concevoir qu'un pareil forcené ait été franc-maçon. Disons cependant que, la rage au cœur, mais aussi le rouge de la honte au front, le sieur Anthime rentre chez lui, après avoir ramassé la petite main de la Vierge. Il se couche, s'endort près de sa femme Véronique. Et voilà qu'on frappe à la porte, qui s'ouvre lentement : c'est la Vierge qui s'avance et interpelle l'irascible mécréant : « Crois-tu donc, toi qui m'a blessée, que j'ai besoin de ta main pour guérir ? »

Anthime sent une douleur au côté : c'est la petite main qui le pénètre et le tenaille ! Il se lève et — oh ! miracle — il peut enfiler son pantalon sans avoir besoin de s'appuyer sur sa béquille. L'athée, le franc-maçon infirme est guéri ! Son épouse, réveillée parce qu'il n'est plus près d'elle, se lève à son tour, le cherche et le retrouve dans un galetas. Lui qui, depuis dix ans, ne pouvait plus plier le jarret, était agenouillé. Véronique le voit se lever sans effort, marcher vers elle, la serrer contre son cœur pour lui dire : Désormais mon amie, c'est avec moi que tu prieras.

Pareil miracle ne pouvait rester ignoré. La famille d'Anthime fit, dans le parti conservateur et les milieux d'Eglise, la publicité qui convenait à un événement aussi exceptionnel. Le Saint Père lui-même en fut informé. On avait appris, dans l'intervalle, qu'An­thime n'était pas un simple franc-maçon, mais qu'il était porteur d'un haut grade maçonnique : pour lui, une manière d'abjuration solennelle et publique s'imposait. Anthime ne s'y refusait pas. Mais il en redoutait les conséquences. Les gros intérêts qu'il avait en Egypte étaient entre les mains des francs-maçons. « Que pou­vait-il, interroge André Gide, sans l'assistance de la Loge ? Et comment espérer qu'elle continuerait à soutenir celui qui préci­sément la reniait ? Comme il avait attendu d'elle sa fortune, il se voyait à présent tout ruiné. »

On le rassura. Le Cardinal Rampallo, Secrétaire d'Etat de Léon XIII, avait mis le Saint Père au courant de la situation. L'Eglise n'oublierait jamais ce qu'Anthime avait fait pour elle !... Elle n'enten­dait pas qu'il fut frustré : elle subviendrait à ses besoins maté­riels.

Ce que Gide appelle une abjuration eut lieu, « entourée, dit-il, d'une pompe excessive ». Le pauvre Anthime, habité par les plus sublimes pensées, avait oublié le monde extérieur. Il ignorait le bruit qu'on faisait autour de sa stupéfiante guérison. S'il avait lu la presse, il aurait pu voir qu'on parlait, suivant la couleur politique des journaux, ou bien d'une « nouvelle victoire de l'Eglise », ou bien d'un « imbécile de plus ».

André Gide a tiré de son roman une pièce de théâtre. Pour reprendre ses propres expressions, il a tiré de sa « sotie » une « farce «. Les personnages y sont davantage encore poussés à la caricature.

Dans la présentation qui en fut faite au Théâtre Français en 1950, on montrait le franc-maçon physiologiste entouré d'une demi- douzaine de cages à rats. Son infirmité physique apparaissait de suite au spectateur, car la scène mettait en évidence deux cannes orthopédiques.

André Gide n'avait pas cru pouvoir reprendre au Théâtre l'appa­rition de la Vierge surprenant le franc-maçon dans son sommeil. C'est après une discussion avec sa femme — qui nourrissait les petits rats à son insu, alors qu'il aurait voulu les faire maigrir — qu'Anthime se sentait seul brusquement. Il se prenait la tête dans les mains. Subite obscurité sur la scène et coup de tonnerre, suivi de la Marche Turque de Mozart, jouée par deux hautbois et un xylophone. C'est au fond de la scène qu'apparaissait la statue de la Vierge, encadrée de deux cierges que Véronique allumait pour le salut de son mari et c'est une voix sortant de la coulisse qui faisait à Anthime l'annonce de sa guérison : « Grâce aux cierges de Véronique, tu seras guéri malgré tout ».

On voyait alors Anthime se redresser, d'abord avec hésitation, puis avec assurance, faire jouer ses muscles, ramasser sa béquille et se mettre à gambader. C'est alors qu'il prononçait la phrase bien faite pour accompagner la tombée du rideau : « Désormais mon amie, c'est avec moi que tu prieras » (1).

Voilà fidèlement résumée, je crois, la première des histoires de Gide où sont mêlés des francs-maçons. L'autre histoire, qui donne son titre à l'ouvrage, est celle de l'enlèvement du pape Léon XIII et de sa détention dans les cachots du Vatican grâce à la com­plicité de Cardinaux membres des Loges.

Les sources de cette seconde histoire sont bien connues. Il s'agit d'une mystification qui, en 1893, fut suivie d'une véritable escroquerie, des aventuriers ayant imaginé, pendant la pseudo­détention du Pape de faire croire à une libération possible ce qui leur permit de soutirer d'importantes sommes d'argent à des dévots trop crédules.

Lors de la parution de son ouvrage en 1914, Gide fut accusé par la critique d'avoir démarqué, pour raconter cette mystification, un livre d'un autre écrivain, Jean de Pauly, plus connu pour ses travaux d'érudition hébraïque et qui avait dénoncé les escrocs sous ce titre vengeur : LE FAUX PAPE OU LES EFFRONTES FIN DE SIECLE STIGMATISES ET LIVRES A L'INDIGNATION ET AU MEPRIS DES HONNETES GENS.

Gide repoussa l'accusation de plagiat et persévéra dans cette dénégation, lorsqu'en 1931 Frédéric Lefèvre, dans le journal LA REPUBLIQUE, relança l'affaire. « Non, répondit encore André Gide, j'ignorais le livre de Jean de Pauly dont vous parlez. » Toutefois Gide admit qu'il avait eu en mains le tirage à part d'un journal provincial qui avait contribué à la mystification, sinon à l'escro­querie (2).

Il s'agissait en vérité d'une petite revue mensuelle, imprimée à Saint-Malo et publiée à Loigny

(3), dans l'Eure-et-Loir, par l'OEuvre du Sacré-cœur de Jésus, qui eut des démêlés avec le Vatican et dont trois au moins des animateurs furent inculpés à Rome. L'affaire était suffisamment pittoresque pour rendre inutile l'invention des cardinaux Francs-Maçons.

En revanche, il est intéressant de reprendre les explications de Gide sur son franc-maçon miraculeusement guéri. Voici ce qu'il écrivait à Frédéric Lefèvre :

« J'ai mêlé cette histoire d'enlèvement à une autre histoire dont il ne serait sans doute pas malaisé de retrouver le fondement réel et qui m'a été racontée par le regretté Haguenin (4), Profes­seur de littérature française à Berlin, celle de la conversion d'un franc-maçon, cousin d'Emile Zola, qui fit quelque bruit dans le temps. Je n'ai, pour ce qui est de lui, à peu près rien inventé. »

Lorsque cette lettre fut publiée, en 1931, il y eut très peu de maçons pour accorder foi aux affirmations d'André Gide. Je me souviens d'Albert Lantoine me disant que le nom de Zola n'était mêlé à cette histoire que pour la corser de façon équivoque. Or, le personnage que met en scène André Gide n'est pas entièrement imaginaire, car il est vrai qu'un franc-maçon de haut grade, se croyant miraculeusement soulagé de ses douleurs, avait renié la maçonnerie. Il est vrai encore que ce miraculé avait des intérêts en Egypte.

En revanche, il n'était pas physiologiste, mais ingénieur. Il s'appelait Salutore Aventore Zola. Il était le petit cousin d'Emile. Et voici, détaillée, la carrière du militaire et du franc-maçon qu'il fut réellement. Salutore-Aventore Zola avait servi sous les ordres de Giuseppe Garibaldi, en qualité de Lieutenant d'artillerie. Après Aspremonte, où les Garibaldiens, furent arrêtés par les Piémontais dans leur expédition contre Rome, Zola fut obligé de se réfugier en France d'abord, puis à Malte, en Egypte enfin, où il arriva en 1862. Là commença pour lui une existence nouvelle. Bien qu'il fût artilleur, il fut nommé capitaine instructeur de cavalerie par le vice-roi Saki. Avec l'appui du Khédive Ismaïl Pacha, dont il était devenu l'ami, il réorganisa la maçonnerie égyptienne, dont il devint le Grand Maître en 1872. Deux ans plus tard, il fut nommé Grand Hiérophante du Rite de Memphis et en 1876, Souverain Grand Commandeur du Rite Ecossais Ancien et Accepté, dignité qu'il conserva jusqu'en 1885.

Il écrivit vers cette époque une plaquette sur l'histoire de la Franc-Maçonnerie Egyptienne, où il revendiquait, pour le rite de Memphis, l'initiation de Napoléon et de Kléber (5).

Enfin il sera Lieutenant Grand Commandeur du même Rite Ecossais jusqu'en 1895, l'année où, très affaibli par la maladie, il déclara avoir été miraculeusement guéri par une intervention de la Vierge.

Il démissionna de la Maçonnerie et se présenta à Rome, en avril 1896, devant Monseigneur Sallua, Commissaire du Saint- Office, pour rentrer dans le sein de l'Eglise romaine.

Il ne semble pas que cette « abjuration » ait été accueillie avec enthousiasme par tous les milieux catholiques. C'est Salutore Zola lui-même qui s'en plaint dans une lettre adressée à un prêtre et publiée dans la France militante (6), revue hebdomadaire du Mouvement Antimaçonnique. Le nom du prêtre n'est pas donné dans la revue, ni l'endroit d'où la lettre est partie.

La voici cependant :

Monsieur l'Abbé G. X..., 8 janvier 1897.

Je suis heureux de votre lettre du 27 décembre. L'attention que vous avez eue de m'adresser vos souhaits de bonne année m'a causé le plus grand plaisir.

Depuis la fin du mois de juillet passé, j'ai quitté Rome et je me trouve à... La lettre dont vous parlez n'est pas parvenue.

Vous me demandez si j'ai pu éclairer quelques égarés. Je vous répondrai que je suis absolument sûr que beaucoup de francs-maçons auraient suivi mon exemple, si les catholiques se montraient animés de sentiments plus tolérants et plus empreints de solidarité. Vous n'ignorez pas que, loin de m'accueillir comme je me croyais en droit d'être accueilli, loin d'être défendu comme j'espérais l'être, on m'a laissé en proie aux insultes des Maçons La Germania de Berlin, à la date du 29 décembre dernier, m'a traîné dans la boue, et personne ne m'a défendu... l'Osservatore, Cattolico de Milan a fait de même et c'est chez les catholiques que je rencontre le plus d'adversaires.

Le Comité institué à Rome pour l'affaire Diana Vaughan (7) ne m'a pas interrogé, je n'ai pas eu à fournir de renseignements.

Recevez, Monsieur l'Abbé, mes respectueuses civilités et l'assurance que je reste votre dévoué.

Signé : S.A. ZOLA.

On va voir qu'en ce qui concerne l'indifférence de l'église à l'égard du pauvre miraculé le récit d'André Gide est assez près de la réalité. Dans ce récit, Anthime Armand Dubois souffre aussi de son abandon et s'il semble faire preuve de résignation, il est bien près de la révolte. Son beau-frère, pourtant catholique fervent, s'indigne, tout en donnant une explication de l'attitude de la hiérarchie ecclésiastique. Et c'est ici que se rejoignent les deux histoires auxquelles Gide a cru pouvoir mêler des francs- maçons. Si Anthime ne reçoit pas l'aide qu'il était en droit d'atten­dre et qui lui avait été promise, c'est que le siège du Souverain Pontife est occupé par un faux pape, le vrai réduit à l'impuis­sance dans sa geôle, attendant d'être libéré.

Cette explication n'apparaît pas comme très convaincante au pauvre Anthime. Sa foi qui avait été si ardente aussitôt après le miracle, commence à vaciller. Il en vient à se demander si Dieu lui-même, comme le Pape, n'aurait pas un sosie. Il décide finale­ment d'écrire au Grand Maître de l'Ordre pour redevenir Franc- Maçon.

Je ne sais pas si, dans la réalité, Zola, l'ancien Grand Maître Egyptien, revint effectivement à la franc-maçonnerie. La chose n'est pas impossible. Mais en ce qui concerne le miraculé présenté par André Gide, il reçut, au théâtre comme dans le roman, la juste punition que méritait son retour à la secte parmi les repoussés. On le voyait, en effet, quitter la scène du Théâtre Français en boitant : il était bien obligé d'avouer à son beau- frère qu'il avait été repris par ses rhumatismes.

(1) La pièce était en trois actes et 19 tableaux le jour de la première, le 13 décembre 1950. Elle fut ramenée à 17 tableaux pour la présentation à la presse. Les grands noms de la Comédie-Française étaient à l'affiche :
Henri Rollan, Jean Yonnel, Jean Meyer, Berthe Bovy, Renée Faure, Béatrice Bretty, Jeanne Moreau...
(Manuscrit de la Bibliothèque du Théâtre Français).
(2) LA REPUBLIQUE, 15 et 22 avril 1931.
(3) LES ANNALES DE LOIGNY, Glénard à Loigny, par Orgères (Eure-et-Loir), Secrétaire de l'Œuvre du Sacré-Coeur de Jésus-Pénitent de Loigny. Imprimerie Y. Billois, Saint-Malo. Cette revue a publié un compte rendu de la délivrance de sa Sainteté Léon XIII, emprisonné dans les cachots du Vatican, de Pâques 1892 à Pâques 1893.
(4) Haguenin fut effectivement le correspondant de Gide à Berlin et cele pendant de longues années. Il fut le présentateur de l'oeuvre gidienne au public berlinois, notamment pour la représentation du ROI CANDAULE. Gide lui envoyait la matière d'articles qu'Haguenin publiait dans la NATIONAL ZEITUNG et la ZEIT.
(5) Sunto storico sui Grande Oriente Nazionale d'Agitto, 6 avril 1883, par S.A. Zola, cité par Franz Svoboda, du Caire, Quator Coronati (p. 138).
(6) N° 3, 16 janvier 1897.
(7) C'était le temps des mystifications. Diana Vaughan était un personnage qu'avait inventé Léo Taxil.

Publié dans le PVI N° 32 - 1éme trimestre 1979  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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