Psychologie
du Racisme
Le
mot racisme a
une résonance magique et une forte tonalité
affective. A la une des journaux il
éveille passions, contradictions et soulève
l'indignation. Pourquoi donc — tel
le fantôme de la maison hantée — le
racisme rôde-t-il sournois, parmi nous, toujours
prêt à surgir sous des formes diverses qui
connaissent parfois des succès de
masse ? Paradoxe apparent dont l'approche psychologique peut expliquer
l'enracinement profond et la menace constante.
* *
LE PREJUGE RACISTE
Le
préjugé raciste
s'appuie sur une contre-vérité. La
spécificité psychologique des races, sur
laquelle il s'est toujours fondé, est niée par
les scientifiques.
Qu'au
XVIIIe siècle
les premiers anthropologistes, séduits par la notion de
hiérarchie raciale,
aient pu tenter d'extrapoler du physique à l'intellect et au
psychique ne
saurait surprendre.
Ils
ne faisaient
que suivre l'opinion commune qui ne doutait pas de la
supériorité des Blancs
sur les Noirs. La craniologie débutante leur semblait
suffisante pour étayer
cette thèse à partir des critères
morphologiques. Il est vrai qu'ils étaient
tous partisans convaincus de l'esclavage. Cette
démarche, scientifiquement
égarée, couvrant de son autorité
d'absurdes théories, devait justifier les
affabulations des premiers théoriciens du racisme.
Que
ce soit au XIXe
siècle Arthur de Gobineau, comte et diplomate
français, usant de ses loisirs
pour élaborer « une théorie
destinée à éclairer le sens de
l'histoire,
l'évolution des diverses communautés qui y
participent » ou l'Anglais Chamberlain,
l'un et l'autre affirment l'inégalité des races
en se fondant sur les travaux
des anthropologistes. Le second, gendre posthume de Richard Wagner,
n'hésite
pas — dans le subjectivisme le plus pur —
à identifier la race à partir de la
seule psychologie. Des vulgarisateurs habiles répandent ces
thèses dans des
ouvrages de second ordre, romans à bon marché et
brochures diverses. Leur
succès est grand dans certains milieux qui y puisent les
arguments d'un Edouard
Drumont, d'un Charles Maurras. Le nazisme — les marquant de
sa cruauté
naturelle — en tirera des conclusions exterminatrices.
Est-il
besoin
d'ajouter que le préjugé raciste,
scientifiquement frauduleux, ne s'appuie sur
aucune base objective solide. Même les travaux
célèbres de Konrad Lorenz,
couvrant une large gamme de cultures primitives et rapportant
à l'instinct
naturel les réactions agressives, sont contestés
par beaucoup. L'hérédité ne
détermine pas les capacités mentales et les
comportements psychologiques. Ceux-ci
sont le fait de l'apprentissage, de l'éducation et
donc façonnés selon
l'ambiance culturelle. C'est précisément
des diversités du contexte culturel
que résultent les disparités qui
s'établissent inévitablement entre les
individus. Mais ces différences ne sauraient se traduire en
termes de hiérarchie
; elles ne sont que les témoins de l'adaptation à
l'environnement. En tout
état de cause, c'est cette diversité des hommes
qui constitue le point de
départ de la démarche raciste.
* *
LA TENTATION RACISTE
Les mobiles inconscients du racisme
La
tentation
raciste sommeille au cœur de chacun. Affirmation
brutale, provocante — mais
aussi inquiétante — qui traduit l'extraordinaire
dynamique affective
qu'engendre chez l'individu la conscience de soi-même et de
ses différences
avec autrui. Le racisme est en effet, avec ses contradictions et
ambiguïtés,
refus de l'autre.
La
personnalité
raciste apparaît sous les traits de l'autoritarisme.
Peu enclin à
l'introspection, le raciste entretient avec les autres des relations
dépourvues
d'affectivité, au contenu pauvre et très
conventionnel. Conformiste, il est
avide d'un pouvoir qui donnera libre cours à son
intolérance et à son
agressivité. Car c'est bien celle-ci la composante la plus
apparente de sa
démarche.
Pour
la justifier,
le raciste accentue les différences qui le
séparent de l'Autre. Que celles-ci
soient minimes ou grandes, réelles ou imaginaires, elles
sont immédiatement
généralisées. Un juif est-il avare ?
ils le sont tous ; ce n'est pas un Arabe
qui est paresseux, mais tous les Arabes. Ce qui n'exclut pas d'avoir
généralement son bon juif ou son bon Arabe pour
se donner bonne conscience. Situation
commode pour le raciste qui trouve, dans
l'infériorité supposée de l'autre,
compensation à sa propre médiocrité.
Les
conditions
d'élaboration de cette personnalité en
expliquent la nature. Toute
personnalité se définit de manière
progressive autour d'un point d'équilibre
entre les multiples contraintes psychologiques que subit la
conscience. L'instabilité
est telle que le refus de l'Autre constitue la meilleure
barrière de
protection. C'est dire que selon les individus et leur niveau
d'équilibre,
l'aptitude à résister ou à
céder à la tentation raciste est plus ou moins
grande. Que de frustations en effet depuis la
première d'entre elles qu'est le
sevrage ou la séparation de la mère !
Inhérentes à la vie familiale, à
l'éducation, elles engendrent
inévitablement une réaction de
révolte. Cette
agressivité — elle-même
Intériorisée — est porteuse
d'énergie affective que des
soupapes de sûreté projettent sur certains objets.
Parmi ceux-ci figurent les
différences de l'Autre, surtout s'il appartient à
une « race maudite »
historiquement admise.
Le
refus de la
différence apparaît dès lors Refus de
Soi- même détourné sur l'Autre pour
préserver sa propre personnalité. Transfert
d'agressivité qui justifie
d'accuser l'Autre, devenu victime, car porteur d'une menace
supposée. Selon
les impulsions personnelles et le milieu culturel,
l'agressivité se porte
préférentiellement
sur le juif, l'homme de couleur ou un autre.
Véritable
haine de
la différence, le racisme traduit non l'ampleur
réelle des disparités mais la
conscience qu'a l'intéressé de sa propre
faiblesse.
La
tentation
raciste est à la mesure d'un Moi demeuré
primitif, peu différencié,
submergé
sous la pression des conflits où la
réalité le jette. Dans une perspective
freudienne, elle interfère au plus profond de la
sexualité et exprime un
fantasme d'auto- engendrement. Y a-t-il meilleur témoin de
celui-ci que la
pureté du sang volontiers invoquée par le raciste
? Démarche liée au besoin
obsédant de nier sa propre castration — donc ses
limites — et apparentée au
désir inconscient de retour à l'état
prénatal. Rien d'étonnant alors à ce
que
l'homme d'une autre race, incarnation de la différence par
son seul physique,
réveille l'idée redoutée, et sans
cesse refoulée, de la mère interdite au
désir
et donc de l'impossible toute-puissance. Charge affective
énorme ainsi
transférée sur la race d'où
l'extraordinaire dynamique et le succès facile des
thèses racistes.
Cet
autre dont les
différences avivent le désir interdit porte la
responsabilité d'une angoisse
qui se retourne contre lui. Il incarne l'animalité la plus
vile ; il doit
expier et disparaître. C'est la condition pour que le raciste
soit libéré de sa
propre angoisse. D'où l'étonnante
vitalité destructrice du racisme dont les
génocides arménien et nazi du
XX° siècle sont une tragique illustration.
L'analyse
psychologique, même sommaire, fait apparaître une
tentation raciste profonde,
menace constante et pernicieuse, toujours prête
à s'éveiller. Il est facile de
se proclamer antiraciste ; sans doute est-il plus
malaisé de ne pas être
raciste.
**.
PSYCHO-SOCIOLOGIE
DE L'IDEOLOGIE RACISTE
De l'Ethnocentrisme au Racisme militant
Tout
comme
l'individu, le groupe tient à affirmer son
identité face aux différences
anthropologiques et culturelles qui le séparent des
autres collectivités. Ainsi
s'établit entre les groupes une véritable
surenchère de qualité qui les conduit
à se proclamer collectivement et individuellement les
meilleurs.
Cet
ethnocentrisme
est une attitude universelle mise en évidence dans
les sociétés les plus
primitives : les Cheyennes ne se désignent-ils pas
eux-mêmes d'un mot
signifiant « êtres humains » tout comme
les Indiens Guayakis s'intitulent Aché
ou « personnes », les uns et les autres
exprimant ainsi un sentiment de
supériorité, peut-être vague mais
certain.
Difficilement
maîtrisable, inhérent à la nature
profonde des hommes l'ethnocentrisme n'est en
soi guère dangereux. Il ne fait que traduire un refus
collectif des différences
aboutissant à une méfiance de «
l'étranger » sans intention
véritablement
agressive. Le comportement de certaines tribus nomades d'Amazonie, qui
évitent
de se rencontrer dans leurs déplacements en est
l'illustration.
Mais
l'ethnocentrisme — s'il n'en est pas la condition
suffisante — porte en germe
une condition nécessaire du racisme. Que les
disparités culturelles soient
rapportées à la nature biologique des
individus — même si cette interprétation
est imaginaire, sans fondement — et le refus de la
différence prend une tout
autre signification ; voici franchi le pas qui conduit à
l'idéologie raciste. Le
contenu de celle-ci inventé, les fantasmes sont
élaborés au nom d'une prétendue
supériorité héréditaire du
groupe. Fort heureusement, le passage de
l'ethnocentrisme au racisme n'a lieu que sous certaines conditions.
Il
faut en effet
que l'ambiance valorise les différences pour que s'explicite
ouvertement la
démarche raciste. L'histoire nous montre le racisme toujours
étroitement
imbriqué à son déroulement ;
les inévitables tensions qui la jalonnent
constituent en effet le bouillon de culture propre à son
émergence. Ces
épiphénomènes
servent de révélateurs au racisme social latent
qui rapidement détourne désirs
de révolte et haines de leurs objectifs premiers pour les
diriger sur une
minorité bouc-émissaire.
Que
des
antagonismes religieux aient ainsi pu amorcer certains
racismes n'a pas lieu
de surprendre. Sans doute l'antisémitisme est-il
né d'un antijudaïsme
religieux ; mais les théologiens ont abandonné
leur mise en cause et leur
racisme antijuif demeure.
En
fait, c'est dans
les domaines socio-économique et surtout culturel que se
situent les facteurs
révélateurs.
Le
racisme est-il
un substitut à l'opposition des classes dans la
société ? Telle est du moins
l'opinion des marxistes qui y voient un dérivatif dont use
la « classe
dominante » pour imposer son idéologie.
Interprétation excessive sans doute
mais qui a l'avantage de souligner la composante
socio-économique de l'agressivité
raciale. D'ailleurs, même s'ils ne la partagent pas, tous les
sociologues
s'accordent pour faire des contraintes sociales des
révélateurs du racisme ;
les individus « exploités » ou
simplement « frustrés »
tournent toujours leur
agressivité vers les minorités sans
défense. L'Allemagne hitlérienne polarisa
la révolte, née de la crise
économique, contre les juifs tenus pour en être
responsables. Même perfidie chez les exploitants d'Afrique du
Sud ou d'Amérique
qui cachent une politique de profit derrière l'alibi du
racisme antinoir.
Ce
sont surtout les
oppositions culturelles qui révèlent le racisme.
Toute culture implique un mode
de vie, un système de référence. L'un
et l'autre contribue à définir
l'identité
du groupe qui en fait — non un acquis — mais une
propriété de nature et
s'efforce de la préserver. Toute confrontation des cultures,
catalyse le souci
de protection du groupe et peut ainsi induire le racisme. Mais
à l'inverse, et
de façon assez curieuse, la dilution des cultures dans
l'égalitarisme croissant
des sociétés modernes fait également
naître un racisme, témoin du désir de
préserver le groupe d'une
homogénéisation susceptible de gommer ses
particularités propres. C'est en ce sens qu'on a pu
qualifier le racisme de «
fruit du siècle des lumières », image
qui n'est paradoxale qu'en apparence.
Au
total, il
apparaît que les mécanismes psychologiques du
racisme échappent par nature à
toute possibilité de maîtrise
définitive. Le racisme s'enracine dans
l'inconscient pour des motifs qui tiennent à l'histoire
affective de
l'individu. Motifs obscurs mais qui n'en sont que plus puissants,
empêchant le
raciste de renoncer à sa démarche même
s'il en perçoit intellectuellement la
fausseté. Il plonge par ailleurs au plus profond de
la culture des sociétés
servant de réponse aux frustrations qu'elles
secrètent.
Gardons-nous
donc
de verser dans l'utopie. Tout autant que nier l'évidence, il
est vain d'espérer
la disparition du racisme. Il faut au contraire compter avec la menace
constante qu'il fait peser sur le monde.
Face
au danger doit se poursuivre un combat inlassable. Non seulement en
dénonçant devant l'opinion tous les faits de
racisme, si mineurs soient-ils. Mais
par une mobilisation des esprits, une vigilance de tout instant, un
effort
personnel continu afin que — dans le respect de
l'altérité — se transmette
d'homme à homme un message de fraternité.
Publié dans le PVI N°
35 - 4éme trimestre 1979 - Abonnez-vous : PVI c’est 8
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