GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 4T/1979


Considérations Intempestives

Sur la Devise Maçonnique :
LIBERTÉ - ÉGALITÉ - FRATERNITÉ

Notre devise : ses origines
Parmi les principes fondamentaux de la Maçonnerie écos­saise, celui que nous voudrions retenir aujourd'hui, c'est qu' « elle n'impose aucune limite à la recherche de la Vérité » (1).
Ce principe trouve son application, au premier chef, dans le devoir d'absolue tolérance qui en est le corollaire. On le retrouve, en outre, partout, et jusque dans des problèmes qui peuvent passer pour mineurs, mais dont la solution prend valeur d'exemple.
En voici un, parmi d'autres, et qui a déjà fait couler beaucoup d'encre et de salive.
Voir notes en fin d'article.
On tient d'ordinaire que les révolutionnaires de 1789 prirent à leur compte la devise républicaine « LIBERTE - EGALITE - FRA­TERNITE » ; que cette devise était depuis longtemps celle des Loges maçonniques ; que tout au long du siècle des lumières, elle avait été, à la fois, maçonnique et révolutionnaire.
Partons donc à la recherche de la Vérité, qui apparut tout autre, déjà, à quelques-uns de nos aînés,
« L'origine maçonnique de la devise », écrivait Albert Lan­toine, un des premiers historiens de la Grande Loge de France, est « une légende devenue tellement vivace qu'elle est acceptée par d'excellentes gens qui ne font profession, ni de maçonnisme, ni d'antimaçonnisme » (2).
De son côté, notre frère René Guénon notait que la première apparition de la devise se rencontre dans l'ouvrage antimaçon­nique de l'Abbé Larudan (3), comme s'il s'agissait d'abord d'une accusation, ce qui paraît, déjà, assez piquant.
Le très sérieux et très engagé Albert Lantoine ne paraît pas avoir retenu un des plus intéressants, parmi les propagateurs de cette légende, nous nommons I'antimaçon Gustave Bord, qui affirme, péremptoire, que la devise maçonnique « Liberté, Egalité, Fraternité », devint la devise révolutionnaire » (4).
Après les affirmations, les commencements de preuves. L'as­sociation des trois termes se rencontrerait dans un diplôme de Loge : mais s'il n'est pas impossible que cette Loge « LA BONNE FOY », ait réellement existé à Saint-Germain-en-Laye (5), le diplôme est un faux patent, et controuvée la mention.
On l'aurait rencontrée, dit-on également, sous la plume de Louis-Claude de Saint-Martin (6) ou sous celle du duc Philippe d'Orléans, mais elle n'y paraît pas plus que sous celle de Larudan.
Quand elle apparaît, en association de mots, et pas encore avec le caractère de devise, c'est en 1792, exactement le 31 dé­cembre, dans un titre distinctif de loge, puis en 1793 et en 1796 (7). Mais c'est encore exceptionnel. Rien de plus jusqu'au milieu du XIXe siècle. Maigre bilan et presque de carence !
Eh bien non ! car ensemble, dans l'ordre devenu classique ou dans un autre, à moins que ce ne fût par deux, ou encore en association avec d'autres termes, on retrouve ces mots-clés dans de nombreux textes maçonniques, au moins dès 1747.
La Liberté et l'Egalité charmaient assez les Francs-Maçons pour occuper leurs pensées, flatter leur goût et ordonner leurs efforts (8).
Et puis, au cours de la Révolution, on les voit s'étendre comme une coulée de lave.
Dès 1790, à la Fête de la Fédération, qui fut le premier des 14 juillet commémoratifs, certains drapeaux auraient porté ce qu'on appellerait aujourd'hui ces slogans (9) ; c'est déjà presque, à la lettre, une devise, mais elle est profane.
Nous venons de voir qu'une jeune Loge créée à l'Orient de la Légion Franche Etrangère en 1792-1793, prenait le titre de « LIBERTE - EGALITE - FRATERNITE ».
Le 29 juin 1793, le citoyen Momoro, Imprimeur, membre du Club des Cordeliers, propose et fait prendre un décret invitant les propriétaires et locataires des principaux immeubles de Paris, à faire peindre sur leur façade, les mots « Liberté, Egalité, Fra­ternité ou la Mort » ! II avait déjà proposé qu'ils fussent brodés sur un écusson porté par les Gardes Françaises (10).
Chateaubriand raconte dans ses Mémoires qu'au long du che­min qui, en 1800, le ramenait d'Angleterre, les murailles étaient barbouillées de ces inscriptions déjà vieillies. Quelquefois, on avait essayé d'effacer le mot Mort, mais les lettres noires ou rouges reparaissaient sous une couche de chaux (11).
Le citoyen Momoro fut-il Maçon ? Nous aimerions beaucoup l'apprendre.
En 1794, 1795 et 1796, on trouve encore la trilogie, mais en 1797, comme avant 1792, c'est le plus souvent une association à deux ou une autre formule. Nous ne pouvons qu'échantillonner. Dans les Cahiers de Doléances, on trouve souvent Liberté, Ega­lité (12).
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Le 5 décembre 1790, le Comité de Constitution propose que les armes et les vêtements, non encore uniformes des Gardes Nationaux, portent les mots « Constitution - Liberté - Egalité » (13). Une médaille patriotique porte, elle, « Charité - Liberté - Egalité », et des assiettes « Liberté - Egalité - Union » (14).
Le 15 août 1792, les fonctionnaires publics avaient été invités à prêter serment « par la Liberté et l'Egalité » et quand le 21 sep­tembre de cette même année 1792, la Convention décrète l'abolition de la royauté, un cri jaillit avant celui de République : « Vive la Liberté et l'Egalité ! » (15).
N'insistons pas, car l'association des deux mots « Liberté » et « Egalité », était devenue une banalité, au point qu'un musée créé en 1783 portait pour enseigne « Liberté - Egalité ».
Pas plus que des mots, l'Ordre Maçonnique n'eut ni l'initiative ni le monopole du groupement ternaire. C'est bien, pourtant une manière de Franc-Maçonnerie, en l'espèce « l'Alliance Eclectique » qui adopta la devise « Liberté - Egalité - Indépendance » (16).
Selon les Eclectiques, et nous avons ici une association à quatre, « il n'y a point d'autre but dans la Maçonnerie que l'ai­mable Liberté, la douce Indépendance, l'Egalité et la Frater­nité » (17).
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Nous avons déjà signalé un texte trop peu connu, diffusé à la Gloire du Grand Architecte de l'Univers, dès la fin de 1790 ou le début de 1791 par les dignitaires de la Loge de Saint Jean d'Ecosse du Contrat Social, Mère Loge du Rite écossais en France, « à toutes les Loges régulières et à tous les Maçons dignes de ce nom ». Il porte en épigraphe « Union, Force, Salut » (18), mais évoque à plusieurs reprises et dans un ordre qui sem­ble voulu l' « Egalité, la Liberté, la Fraternité ».
Les auteurs de cette circulaire protestent à la fois, et c'est ce qui en fait l'intérêt, contre des adversaires et contre des adeptes.
« Notre Société », disent-ils en effet, « est vivement attaquée par des hommes qui, sans la connaître, ont osé la calomnier ». Mais ils ajoutent : « Elle est presque profanée par d'autres qui, prétendant la connaître, abusent de ses principes pour nous détourner de notre véritable but ».
La définition de celui-ci résidait, pour ces Frères, dans « les principes de la véritable sociabilité » ; et ils précisent : « l'Egalité, la Liberté, la Fraternité étaient, pour nous, des devoirs d'autant plus faciles à remplir que nous écartions soigneusement loin de nous les erreurs et les préjugés qui, depuis si longtemps, ont fait le malheur des Nations ».
Ces Maçons écossais poursuivaient par un plaidoyer pro domo :
« Ce serait aussi une grande erreur que de croire que nous fomentons, dans nos paisibles retraites, ces mouvements tumul­tueux, ces effervescences subtiles qui, portant le délire dans toutes les âmes, ensanglantent la terre, sous prétexte d'y établir la Liberté et l'Egalité. Nous sommes les amis du genre humain, mais notre amour pour lui ne dégénère jamais en fanatisme ».
Après un éloge de la nouvelle Constitution, ils poursuivaient encore :
« Nous devons redoubler d'efforts pour convaincre de plus en plus tous ceux au milieu desquels nous vivons qu'il n'est point de paix sans soumission aux lois, qu'il n'est point de lois sans pouvoir chargé de leur exécution, que ce pouvoir rend sacrées les mains auxquelles il est constitutionnellement confié, que ces vérités qui ont maintenu et maintiendront à jamais dans nos Loges l'Egalité, la Liberté, la Fraternité sont les seules qui puissent assurer la jouissance de ces droits précieux à l'homme vivant en société civile et politique. N'abandonnons jamais ces principes, qu'ils soient constamment la boussole de toutes nos actions, et nous Imposerons silence à ces calomniateurs audacieux qui, vendus à des partis, répandent contre nous des imputations aussi absur­des que contradictoires ».
On voudrait pouvoir citer intégralement, eu égard à sa valeur éternelle, cet avertissement solennel et prophétique, tout empreint de sagesse profonde et de courage raisonné, soucieux de cons­truire méthodiquement tout ce qui doit être, sans ruiner aveuglé­ment tout ce qui est, de guérir le mal politique et social sans tuer le malade. Il nous ramène, en terminant, à cette Vérité que nous placions sur notre base de départ : « Craignons qu'en sortant des enceintes mystérieuses de nos temples, nous cessions d'être les agents immédiats de la nature et de la vérité pour devenir les instruments aveugles des passions humaines. Quelque vaste que soit notre sphère, nous en connaissons la circonscription ; nous avons toujours été les maîtres de nous diriger. Pourrions-nous nous flatter de n'être pas entraînés par des impulsions étrangères, si nous amalgamions notre or avec des métaux qui passent par des filières construites par la main des hommes ? Dans quelque position que se trouvent les sociétés civiles, qu'elles aient recueilli les fruits de nos principes ou qu'elles n'en aient pas encore reçu la bénigne influence, nous devons toujours rester ce que nous sommes, c'est-à-dire des foyers de lumière, de vertus, de bienfai­sance, d'amitié, de fraternité ».
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Cette déclaration doit nous inciter à nuancer nos propos et nous inviter à une conclusion de prudence, à mille lieues de celles d'un Larudan ou d'un Barruel, pour ne citer que des contemporains.
Il faudra encore un demi-siècle de gestation pour qu'on vît naître, et nous reparlerons plus tard de cette naissance, ou de cette renaissance, la devise républicaine, notre devise.
Quelle est dans cette réapparition, la part de la résurgence, du ressouvenir, de la redécouverte ?
C'est une toute autre histoire et, avec le temps, on l'établira peut-être.
Il reste acquis que depuis qu'elle a été adoptée à la fois par la République française (la deuxième, celle de 48) et par la Franc- Maçonnerie française, elle a été traduite dans toutes les langues, que la plus grande partie de nos Frères la proclament à la surface du globe comme leur et qu'ils ont mis en elle le meilleur de leur espoir, et en son application le meilleur de leur volonté.
Le gagné ne vaut-il pas mille fois le donné ?
La vérité dépouillée n'est-elle pas infiniment plus belle que la légende enrubannée et fleurie, mais trop souvent embrumée de naïveté ?
Notre devise : sa naissance
L'histoire de l'Ordre Maçonnique se présente sous mille facet­tes dont chacune brille, sous la vraie lumière, aux yeux de qui prend la peine de la débarrasser de la poussière de l'oubli, du vernis de l'erreur, de la gangue des préjugés.
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En nous inspirant de travaux récents et de recherches parfois arides, mais toujours passionnantes, nous en sommes arrivés à une première conclusion, certes partielle, que nous nous permet­tons de reprendre aujourd'hui, pour une nouvelle base de départ. Elle porte sur la devise dite républicaine, dite aussi maçonnique :
LIBERTE, EGALITE, FRATERNITE.
Nous disions que si ces trois termes apparaissent au XVllle siècle, révolution comprise, c'est le plus souvent séparément, exceptionnellement en association, dans l'ordre ou non, une fois comme titre distinctif d'une loge militaire, une fois enfin, officiel­lement, à l'initiative d'un membre du Club des Cordeliers, peut- être franc-maçon, mais avec un complément, sur les murs des maisons appartenant à des patriotes : LA LIBERTE, L'EGALITE, LA FRATERNITE ou LA MORT ! (19).
Et nous ajoutions que si elle était seulement en gestation dans l'esprit des frères de ce temps-là, et dans leur coeur, la vérité était infiniment plus belle que la légende, car, sans manifes­tations spectaculaires, ils la cultivaient en commun, et elle ne pouvait manquer de germer et d'éclore, à l'ombre des deux trilo­gies traditionnelles :
SALUT, FORCE, UNION,
et
SAGESSE, FORCE, BEAUTE.
Après la gestation, la naissance.
Bien entendu, ni Napoléon l'er, ni les trois rois ses successeurs ne purent la rencontrer sur leur chemin, ce qui, tout de même n'eût pu manquer d'arriver si vraiment elle avait existé sous la première République, ou avant elle. Le répertoire des cris « sédi­tieux » de l'époque reste à établir, mais l'imagination y était moins féconde qu'à la nôtre, et ceux qu'on connaît, transmis par les refrains, les procès-verbaux ou les procès tout court font, bien plus qu'à des idées abstraites, allusion à des hommes ou à des institutions, parlant de « Roi cotillon », ou d' « hommes noirs », d' « imprimerie » ou de « censure », de « nouveau » ou d' « ancien » régime, de « Cour » et de « dîme », à moins que ce ne fût de « pain », ou, comme dans une chanson célèbre, publiée par le frère Setier, membre du Suprême Conseil de France et membre fondateur de la Loge des Trois Jours (qui porta dans notre obé­dience le N° 47) de « Sainte Canaille » (20).
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Dans sa première proclamation, lancée le 24 février 1848, le Gouvernement Provisoire issu de la troisième Révolution Fran­çaise affiche cette phrase : « La liberté, l'égalité et la fraternité pour principe, le peuple pour devise et mot d'ordre, voilà le gouvernement démocratique que la France se doit à elle-même et que nos efforts sauront lui assurer. » Le lendemain, la République était proclamée et, deux jours plus tard, la devise était née, impri­mée pour la première fois dans l'histoire de France en tête des documents officiels au-dessous de l'exergue REPUBLIQUE FRAN­ÇAISE.
Il en sera toujours ainsi désormais sous la Ile République, la Ille, la IVe et la Ve (21).
Dans le même numéro du Moniteur Universel, le Gouverne­ment Provisoire déclare : « Le drapeau national est le drapeau tricolore, dont les couleurs sont rétablies dans l'ordre qu'avait adopté la République Française ; sur ce drapeau sont écrits ces mots : REPUBLIQUE FRANÇAISE, Liberté, Egalité,' Fraternité, trois mots qui expliquent le sens le plus étendu des doctrines démo­cratiques, dont ce drapeau est le symbole, en même temps que ses couleurs en continuent la tradition. »
Cette idée de tradition est éminemment chère aux Francs- Maçons, et le Gouvernement Provisoire en compte au moins quatre : Louis Blanc, Adolphe Crémieux, Ferdinand Flocon, Louis- Antoine Garnier-Pagès (22). Rien d'étonnant donc à ce qu'ils aient reçu officiellement, à l'Hôtel de Ville de Paris, une députation conduite par le Vénérable frère Bertrand. C'est lui qui, dans sa harangue, semble bien avoir le premier revendiqué l'honneur d'une création dont l'Ordre avait tout lieu d'être fier : « Les Francs- Maçons ont porté de tout temps sur leurs bannières ces mots de liberté, égalité, fraternité. En les retrouvant sur le drapeau de la France, ils saluent le triomphe de leurs principes, et ils s'applau­dissent de pouvoir dire que la patrie tout entière a reçu par vous la consécration maçonnique. »
Et Crémieux répondit : « Dans tous les temps, dans toutes les circonstances, sous l'oppression de la pensée comme sous la tyrannie du pouvoir, la Maçonnerie a répété sans cesse ces mots sublimes : Liberté, Egalité, Fraternité ! »
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Un autre chef de délégation, Jules Barbier, renchérit : « Nous saluons des acclamations les plus vives le Gouvernement répu­blicain qui a inscrit sur la bannière de la France cette triple devise qui fut toujours celle de la Franc-Maçonnerie : « Liberté, Egalité, Fraternité. »
Lamartine qui, sans être franc-maçon, affirma souvent sa sym­pathie, donne un point de vue plus juste : « Ces sentiments de fraternité, de liberté, d'égalité qui sont l'évangile de la raison humaine, ont été laborieusement, quelquefois courageusement scrutés, propagés, professés par vous dans les enceintes où vous renfermiez jusqu'ici votre philosophie sublime. »
Dans le débat autour de la Constitution, le projet déposé sur le bureau de l'Assemblée Constituante portait : « Liberté, Egalité, Fraternité, tel fut le dogme de la Révolution Française. » Mais le député Jean Reynaud obtint la substitution du mot principe au mot dogme. Son collègue Francisque Bouvet évoque, quant à lui, « la liberté, l'égalité et la fraternité de l'Evangile », et on cite au cours de cette séance une phrase dans laquelle Pierre Leroux parle d'être « frère, libre et égal ».
Cela nous invite à chercher dans la littérature philosophique, religieuse et sociale des années 40, 30 et 20, et cela nous fait remonter à peine à un siècle et demi de nous, les sources de la devise dont nous dirons que le Gouvernement provisoire l'a « in­ventée », en attribuant au mot la signification en quelque sorte juridique qu'on lui donne quand il s'agit d'un trésor perdu, comme enfoui, puis exhumé et redécouvert.
Marquons seulement quelques repères. Les idéaux de liberté et d'égalité avaient été hérités des grands ancêtres par un Saint- Simon, un Cabet, un Pierre Leroux, un Buchez, un Raspail, un Louis Blanc et par leurs émules... Mais chez eux tous un troisième terme apparaît, qui éclatera en gerbes ; c'est celui de fraternité.
Le 14 avril 1848, George Sand écrira : « J'ai bien dans l'idée que l'idée de république a été tuée dans son principe et dans son avenir... Aujourd'hui, elle a été souillée par des cris de mort. La liberté et l'égalité ont été foulées aux pieds avec la fraternité pendant toute cette journée. » (23).
Dans un projet publié à quelques jours près dans le même temps, l'écrivain Maçon Bésuchet, candidat député dans le dépar­tement de la Seine présentait un projet de constitution qu'il faisait précéder des mots : REPUBLIQUE FRANÇAISE, LIBERTE, EGALITE, FRATERNITE. Il assurait dans sa préface que ce projet avait été présenté entre 1830 et 1832 dans une « société politique » qu'il présidait. Etait-ce une loge maçonnique ? Cela le situerait comme un pionnier. Mais il faudrait à l'historien une preuve indiscutable. Nous pensons plutôt que sa brochure eut surtout comme effet de faire adopter par les Maçons le « triple symbole », pour parler comme l'auteur, en manière de devise et d'acclamation, ce qui créait une tradition.
Le premier auteur que nous rencontrons en remontant les années, c'est Louis Blanc. Dès 1847, dans son Histoire de la Révo­lution française, à propos de Louis-Claude de Saint-Martin, il écrit, et sans doute à tort comme nous l'avons vu (24) : « Et le mot de la grande énigme, qu'il posait devant la nation française, c'était Liberté, Egalité, Fraternité ! Formule que, dans son style symbolique, il appelait le « ternaire sacré », et dont il ne parlait que sur un ton solennel. » Entre Louis Blanc et le Gouvernement Provisoire, la passerelle est courte, et la référence à Saint-Martin a pu la consolider. Mais entre ce dernier et l'auteur qui le cite, le pont ne nous paraît pas avoir existé, encore qu'une découverte, ou une invention, soient toujours possible. Et faut-il rappeler en passant que Louis Blanc assistera, au sein de la loge la Clémente Amitié et le 8 juillet 1975, à l'initiation de Jules Ferry et d'Emile Littré ?
Notre second témoin, Pierre Leroux, est membre de la Nou­velle Amitié de Grasse. Il cite, lui, la devise comme telle un si grand nombre de fois qu'on pourrait dire qu'avec le mot « socia­lisme », auquel il donne son sens moderne, elle résume son oeuvre. Dans son livre De l'Egalité, publié en 1838, plusieurs pages sont consacrées à ce qu'il nomme, précisément, et sans doute un des premiers, une devise. Il en revendique la paternité en 1848, en même temps qu'une sorte d'héritage des « grands Ancêtres de 89 », mais sans aucune allusion ni à Saint-Martin, ni à l'Ordre maçonnique. Un fragment entre mille, mais des années 30, et donc caractéristique : « La Révolution française a résumé la poli­tique dans ces trois mots sacramentels LIBERTE, EGALITE, FRA­TERNITE. Ce n'est pas seulement sur nos monuments que cette devise de nos pères fut écrite ; elle était gravée dans leur coeur ; elle était pour eux l'expression même de la Trinité. Pourquoi ces trois mots ? pourquoi pas un seul ou deux ? pourquoi pas quatre ou davantage ? Il y a dans cela une raison profonde.
En effet, l'homme étant, comme nous l'avons démontré ailleurs triple et un dans tous les actes de sa vie, c'est-à-dire simultané­ment sensation-sentiment-connaissance, il faut en politique un terme qui corresponde à chacun de ces trois aspects de notre nature. Au terme sensation de la formule métaphysique répond le terme liberté de la formule politique ; au terme sentiment répond le mot fraternité ; au terme connaissance répond l'égalité...
Sainte devise de nos pères, tu n'es donc pas un de ces vains assemblages de lettres que l'on trace sur le sable et que le vent disperse ; tu es fondée sur la raison la plus profonde de l'être.
Triangle mystérieux qui présidas à notre émancipation, qui servis à sceller nos lois, et qui reluisais au soleil des combats sur le drapeau aux trois couleurs, tu fus inspiré par la Vérité même, comme le mystérieux triangle qui exprime le nom de Jéhovah, et dont tu es un reflet.
Qui l'a trouvée, cette formule sublime ?... On l'ignore ; per­sonne ne l'a faite, et c'est tout le monde pour ainsi dire qui l'a faite.
Fin de citation et pardon pour la tirade. Mais tout y est, de Leroux et de la devise, de son temps et de tous les temps, du particulier et du général !
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C'est notre autre frère Philippe Buchez qui retiendra le dernier notre attention.  
Fils d'un chef de bureau à l'octroi de Paris, il était entré dans la loge les Amis de la Vérité le 24 avril 1829, alors qu'âgé de 27 ans il étudiait la médecine et qu'en attendant le diplôme qu'il conquerra en 1835 son père lui avait fait obtenir un petit emploi dans son administration. Il venait déjà de fonder le journal l'Euro­péen ; il allait, avec Bazard et de nombreux Maçons, introduire en France la Charbonnerie. Il est chrétien sincère, protestant d'abord, puis catholique non pratiquant et, comme il l'explique, par raison : « D'exclusion en exclusion, je trouvai que la morale à laquelle j'avais obéi si longtemps, sans savoir même qu'elle eût un nom, venait de Jésus-Christ.
Après la Révolution de 1830, il fut frappé de stupeur en lisant l'encyclique Mirari Vos de Grégoire XVI Capellari : « De cette source empoisonnée de « indifférentisme », cette opinion funeste répandue partout par la fourbe des méchants, qu'on peut, par une profession de foi quelconque, obtenir le salut éternel de l'âme, pourvu qu'on ait des mœurs conformes à la justice et à la pro­bité... découle cette maxime fausse et absurde, ou plutôt ce délire : qu'on doit procurer et garantir à chacun la liberté de conscience ; erreur des plus contagieuses, pour laquelle aplanit la voie cette liberté absolue et sans frein des opinions qui, pour la ruine de l'Eglise et de l'Etat va se répandant de toutes parts, et que certains hommes, par un excès d'impudence, ne craignent pas de représenter comme avantageuse à la religion. « Eh ! Quelle mort plus funeste pour les âmes que la liberté de l'erreur ? » (Saint Augustin) et plus loin : « Que les Princes, nos très chers fils en Jésus-Christ, favorisent de leur puissance et de leur auto­rité les vœux que nous formons pour la prospérité de la Religion et des Etats. » (25).
Alors le chrétien Buchez explose : « C'est en vain que l'on cherche une pensée chrétienne au milieu de ce bavardage italien, vantard et plat, qui ne sait que répéter les éternelles déclamations des rétrogrades sur la liberté, la presse et les révolutions... Pas un mot de pitié pour ceux qui souffrent ; toute la sollicitude pour les princes et les puissants, comme si Jésus-Christ avait été supplicié pour confirmer dans le droit de la force les Patriciens qui le condamnèrent. » (26).
Avant déjà, il avait cité, comme doctrine des premiers chré­tiens l'égalité et la fraternité. Il reprend le thème, après avoir stigmatisé la bourgeoisie qui « dès 1789 chercha à confisquer la Révolution à son profit » et, en maçon constructif, I' « opératif » rejoignant en lui le « spéculatif », il élabore les statuts d'une
« Association des menuisiers du bâtiment ». Alors il écrit :
« Lorsqu'une nation marche, et s'efforce pour conquérir la réali­sation de ses principes de liberté, d'égalité et de fraternité, pro­clamés par les Evangiles, s'il arrive qu'une classe veut s'arrêter en route, cette classe se constitue nécessairement en nation dans la nation, intérêt particulier vis-à-vis de l'intérêt général, égoïsme en un mot et, par suite, en opposition avec tous ceux qui se dévouent au bonheur des générations à venir. »
Ainsi serait née, sous des plumes taillées et maniées par des Francs-Maçons, la trilogie qui devait devenir la devise de leur Ordre après avoir été celle de la République.
Qu'importent alors les rencontres ? Qu'importe qu'on ait attribué notre devise à Jésus-Christ ? Qu'importe qu'en 1833, en tête d'un catéchisme à l'usage de l'Eglise Catholique Fran­çaise ait pu figurer un triangle dont les trois côtés portaient res­pectivement les mots LIBERTE, EGALITE, HUMANITE ?
On peut, dans cette direction, trouver nombre d'autres exem­ples. Notre pierre nous paraît, pour aujourd'hui, suffisamment dé­grossie pour vous être présentée.

NOTES
(1) « Déclaration de principes de Lausanne » (septembre 1875).
(2) « Histoire de la Franc-Maçonnerie française » (La Franc-Maçonnerie dans l'Etat), p. 100.
(3) « Etudes traditionnelles », décembre 1937, qui cite l'abbé Larudan, auteur des « Francs-Maçons écrasés ».
(4) « La Franc-Maçonnerie en France », Paris 1909, p. 290.
(5) Pierre Chevallier « Les Ducs sous l'acacia », Paris, Vrin, 1964 (pp. 32-33).
(6) Robert Amadou : « Louis-Claude de Saint-Martin et la Franc-Maçon­nerie ».
(7) Alain Le Bihan : « Loges et Chapitres de la Grande Loge et du Grand Orient de France », (2° moitié du XVIII° siècle), Paris, Bibliothèque Nationale, 1967 ;
Béatrice F. Hyslop, Etat présent des études et direction des recherches sur l'histoire de la Révolution. « Annales politiques de la Révolution fran­çaise », 1951, p. 7.
Roger Lecotte : « Liberté - Egalité - Fraternité », « Le Symbolisme », décembre 1950, janvier 1951, pp. 120-123.
(8) Abbé Larudan • « Les Francs-Maçons écrasés », suite du livre intitulé « L'Ordre des Francs-Maçons trahis », traduit du latin. Amsterdam 1747, p. 13,
p. 102, etc.
(9) Pierre Deschamps in « Le Symbolisme » septembre-novembre 1950.
(10) Ibid.
(11) « Mémoire d'Outre-Tombe », Editions du Centenaire, T. II, p. 12.
(12) B.F. Hyslop, art. cité, p. 7.
(13) « Moniteur », 6 décembre 1790, p. 1408.
(14) Otto Karmin : Influence du symbolisme maçonnique sur le symbolisme révolutionnaire, « Revue Historique de la Révolution Française », avril-juin, 1910, pp. 176-199.
(15) F. A. Aulard : « Etude et leçons sur la Révolution Française », pre­mière série, Paris, Alcan, 1793, p. 129.
(16) Lancée par des Maçons et Illuminés, Dithfurth et Knigge, vers 1785.
Cf. R. Le Forestier • « Les Illuminés de Bavière et La Franc-Maçonnerie Allemande », Paris, Hachette 1915, pp. 364-388.
(17) Willermoz et Millanois : « Réponses aux assertions du R.F.L.A. Fascia ou Nouveau compte rendu... » Lyon 1784, pp. 103-104.
(18) Cf. « Points de Vue Initiatiques », N° 10, Paris 1968. 46
(19) Emission du 16 février 1969, parue dans « Points de Vue Initiatiques », N° 13, pp. 25-27.
(20) Cf. Barbier et Vernillat, « Histoire de France par les Chansons », T. VI, pp. 192-193.
(21) « Moniteur Universel », N° 58 du 27 février 1948, page 507.
(22) J.-A. Faucher et A. Ricker, « Histoire de la Franc-Maçonnerie fran­çaise », p. 297.
(23) Il s'agit de la répression d'une manifestation socialiste.
(24) Emission citée ci-dessus.
(25) Georges Michon « Les Documents pontificaux », p. 69.
(26) J.-B. Duroselle, « Les Débuts du catholicisme social », pp. 83-87 et
notes.
L'étude annoncée sur :
- « Saint-Martin et la Franc-Maçonnerie », « Le Symbolisme», numéros datés du 1" et du 2° trimestre 1970 ;
L'étude nouvelle sur :
- « Liberté, Egalité, Fraternité : La devise républicaine et la Franc- Maçonnerie », « Le Symbolisme » numéro daté du 3° trimestre 1970.

Publié dans le PVI N° 70 - 4éme trimestre 1979  -  Abonner-vous à PVI : Cliquez ici

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