GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 1T/1980 |
La
Voie Initiatique (1) Qu'est-ce que la
connaissance ? De qui ai-je appris ce que je sais ? Comment ai-je découvert que
c'était ne rien connaître ? Multiples sont les chemins du savoir et sablonneux
ceux de l'oubli. Que le feu brûle,
que le froid pince, que la mer est salée, que pleurs ou sourires nous vaudront
nourritures ou privations, que les saisons se succèdent, que les cigales ne
chantent pas mais frottent leurs élytres, qu'il faudra mourir, que la terre
tourne autour du soleil, que la lune commande les marées, enfants au biberon
nous commençons déjà cette escalade du savoir. Nous ne cesserons pas
d'apprendre, à nos dépens ou pour notre joie, par nécessité ou par orgueil, et
cette multitude de choses sues passera au tamis des sables de l'oubli. Notre
conscience éveillée en retiendra certaines, les essentielles à notre survie
animale et sociale, d'autres aussi, apparemment futiles, que notre fantaisie
accrochera pour toujours aux fibres les plus secrètes de notre être. Savants, nous le
sommes tous. Plus ou moins évidemment. Mais aucun d'entre nous n'échappe à
cette loi qui veut que nous accumulions à la manière des abeilles les
connaissances butinées ici ou là et qui, pour la plupart, ne nous serviront
généralement à rien, sinon de passeport social. Oui, nous sommes tous savants,
les analphabètes comme les érudits, main à la plume ou main à la charrue, mais
hélas bien souvent des singes savants, des perroquets verbeux. Pâles
imitateurs sans force créatrice personnelle, nous répétons ce qu'on nous a
appris. Mais qui dirige nos études ? Qui nous a mis sous
le nez ce que nous avions à savoir ? Notre famille, notre clan, notre tribu,
l'Etat, leurs magisters, leurs prêtres, leurs adjudants. L'important, dans une
société pressée est d'aller vite. Seuls parviendront très haut dans l'escalade
du savoir ceux qui auront pris le départ en courant. Honte aux lambins et aux
traînards ! Pour gagner du temps et saisir les jeunes esprits pendant qu'ils
sont encore chauds, il faut une bonne technique : c'est la pédagogie du
sprint. Apparemment les
choses sont assez simples. On dirait un problème de physique élémentaire.
Comment transvaser le savoir d'un cerveau plein dans un cerveau vide ? Je sais,
tu ne sais pas, écoute-moi et tu sauras. Pour bien retenir, apprends par cœur. Tiens, tiens, le
langage en révèle toujours plus qu'il n'en a l'air. Par cœur ? Qu'est-ce que le
cœur vient faire là-dedans ? De quoi l'affectif se mêle-t-il donc ? Mon
adjudant n'aurait pas beaucoup aimé ça. A vrai dire, mon curé non plus.
Question : de quoi sont les pieds du fantassin ? Réponse : les pieds du
fantassin sont l'objet de soins constants. C'est la méthode dogmatique dans
toute sa splendeur. Avec plus ou moins de subtilité, vous la trouverez
pratiquée partout. Ecoutez un débat télévisé, combien de fois entendrez-vous :
« Que faut-il penser Monsieur le Professeur de ... ? Et combien de fois le
Professeur répondra-t-il : Mais il ne faut rien penser, cher Monsieur, vous
êtes libre ». Libre de se tromper
alors, libre de claironner des inepties, libre de jouer du tambour sur la
caisse creuse des ignorances ? En règle générale, famille, clan, tribu, Etat
proclament fort et haut ce qu'il faut penser. En règle générale celui qui sait
prend soin d'établir en dogme son savoir. Qu'il l'appelle théorie ou théorème,
vérité scientifique ou vérité révélée, il s'agit bien de dogmes, et la
transmission du savoir se fait pratiquement partout par la méthode dogmatique,
la plus rapide, la plus économique, et la plus sûre. C'est par elle que j'ai
appris, que nous avons tous appris, la quasi-totalité de ce que nous savons.
Elle suppose un élève et un maître, dont les rappots sont décalqués sur ceux du
père et de son fils, D'un côté le savoir, le prestige et l'autorité ; de
l'autre la soumission, l'ignorance et l'admiration. Des relations de haut en
bas et de bas en haut, qui s'autodétruiront dans l'égalité, qui ne laisseront
aucune place, ni à la fraternité, ni à la liberté. La méthode
dogmatique de transmission des connaissances ressemble à la becquée. Il s'agit
de faire ingérer par le petiot une nourriture prémâchée. L'élève doué sera
celui qui sait tendre le bec et le père gonflera ses plumes d'orgueil à sentir
l'oisillon si dépendant de lui et de son savoir. Ne rions pas. Cette
méthode a parfois du bon et elle a fait ses preuves. On ne peut tout de même
pas demander à chaque nouveau-né de reconstituer à lui seul le savoir de
l'espèce. Avais- je la moindre chance, moi, de découvrir par mes propres moyens
que la lune commande les marées, que la terre tourne autour du soleil ? Si je
le sais, si je le crois, c'est parce qu'on me l'a dit. Merci, mes pères,
d'avoir pris la peine de vérifier tout ça pour moi, et force m'est de vous
faire confiance. Mais ma confiance
est limitée. Si, par nécessité, j'ai dû me satisfaire d'avoir appris tant de
choses de seconde, voire de millième main, j'ai grand peur de cette propension
des pères et des maîtres à totaliser leurs connaissances pour les présenter
comme un ordre du monde. Mon adjudant raisonnait à lui tout seul comme un
concile et le vieux curé, qui me faisait le catéchisme avec une tranquille
certitude, nous montrait l'univers dans le creux de sa main. Peut-il en aller
autrement ? Les oisillons à la becquée sont d'une terrible exigence. Mon papa sait
tout, mon papa doit tout savoir, et le pauvre père qui en sait si peu, ayant
établi son maigre savoir en dogme pour répondre à cette plaintive, affectueuse
et tyrannique exigence, la présente inévitablement comme un savoir totalitaire. Les escholiers du
Moyen Age ont répété pendant des siècles : « Aristoteles dixit . parce que,
dans la Grèce lumineuse, Aristote, ce modèle des pères, avait prétendu répondre
à tout. Maître de la logique, il enseignait que ce qui est est, que toute chose
ne peut être à la fois ce qu'elle est et son contraire. Il dotait ainsi la
raison humaine d'une épée de feu pour séparer le vrai du faux. Les pères et les
maîtres se saisirent de cette épée. Par milliers, schismatiques, hérétiques,
déviationnistes, contestataires des dogmes périrent sur les bûchers. Toute
l'histoire des idées dans notre monde occidental nous apparaît comme une longue
guerre avec d'un côté les pères et les maîtres, conservateurs des dogmes, à la
fonction totalisatrice, et, de l'autre, les mauvais fils, les mauvais élèves,
qui plus nombreux et plus têtus que les vagues de la mer, viennent battre en
brèche les bastions du savoir entre lesquels ils se sentent inexorablement
emprisonnés. Des systèmes
entiers s'effondrent. Les vérités les mieux démontrées se retournent comme des
gants. Ce qui était n'est plus, comme si le temps dynamitait le principe
d'identité. Toute chose après avoir été ce qu'elle était, devient tout à coup
son contraire. Les plus prestigieux acquis de la conscience humaine
n'étaient-ils donc, et ne peuvent-ils être que des superstructures qu'ébranlent
dans leur soubassement les tremblements sociaux et les cyclones économiques ?
Ou la loi de la vie veut-elle tout simplement que chaque fils poursuive la mort
du père ? Un jour ou l'autre, un peu plus tôt, un peu plus tard, les oisillons
refuseront la becquée. Ils voudront prendre leur vol et ils recracheront la
nourriture prédigérée. Plus le dogme paternel sera rigide plus le combat sera
rude et sans merci. Mais alors comment
faire ? Et comment l'humanité a-t-elle fait ? Car elle est bien sortie des
ténèbres de sa préhistoire. Les connaissances essentielles ont bien passé d'une
génération à l'autre en dépit des rejets, des oublis et des retournements. A
toute époque, les hommes ont pressenti, recherché, découvert et transmis un
faisceau de vérités fondamentales qu'on appelle parfois la Connaissance et qui
constitue le tissu de l'espèce. Le peuple profond
des morts, enseveli sous la poussière du temps, a recouvert la terre entière
d'un immense ossuaire. Mais si la parole de ce peuple profond s'est perdue, des
mots symboliques et des rites lui ont été substitués. Ainsi, pendant que la
méthode de transmission des connaissances provoquait de siècle en siècle
renversements et cataclysmes, pendant que le monde retentissait de l'entrechoc
des dogmes, la parole se transmettait par le truchement des mots substitués,
passant secrètement d'une génération à l'autre au fil d'une autre voie, voie
parallèle, voie souterraine par prudence, voie souvent élitaire par nécessité,
la voie initiatique. *
* * Elle enseigne que
la vie est un voyage. Elle oppose à une conception stattionnaire de l'homme,
simple créature, une démar che ascensionnelle par degré de l'homme libre
créateur de lui- même. Elle substitue à la relation père-fils le rapport
fraternel des compagnons de route, car elle est d'abord une invitation au
voyage. Mais quel voyage ?
Et qu'est-ce qu'un voyage ? N'allez surtout pas, pour le savoir, interroger
une agence de tourisme. De nos jours, même le voyage est devenu l'affaire, la
bonne affaire, de l'esprit dogmatique, et laissez-moi rire de tous ces « dogmatic
travels » organisateurs de voyages, qui vous font découvrir la planète sans
peine et sans risque. Avant même de partir, vous savez où vous allez, ce que
vous devez voir, où vous coucherez, ce que vous mangerez : pas de surprises.
Les guides, en vous menant droit où il faut, vous épargnent incertitudes et
déceptions. Du coup, le langage, toujours prompt à saisir les nuances, a
remplacé les verbes regarder, voir, observer, découvrir, par le prétentieux
verbe faire. On ne remonte plus le Nil : on fait l'Egypte. Rien que ça ! Quatre
millénaires en sept jours ! Mais le chef-d'oeuvre des « dogmatic travel »,
c'est encore, je crois bien, quand ils vous proposent de faire l'Odyssée
d'Ulysse en croisière. Tout est prévu. Avant d'embarquer, chacun reçoit une
notice descriptive de toutes les escales. A Djerba la douce vous recontrerez
les « Lotophages », à l'approche du Stromboli on vous évitera de tomber de Charybde
en Scylla, et chez Circé, la magicienne, le vin à volonté risque fort de
transformer vos compagnons en pourceaux, pendant que sur la plage il vous sera
servi des chiches-kebabs. Le voyage
initiatique c'est autre chose. On prend la route sans notice descriptive
préalable. On s'embarque les yeux bandés sans connaître le nombre d'escales.
Non pas pour faire, mais pour devenir. A la différence de l'autre voyage, le
voyage initiatique ne vise pas à vérifier le déjà révélé, mais à exercer
l'intelligence du caché, *
* * Cette intelligence
qui perce les mystères, nous l'avons tous eue en partage quand nous étions
enfants, petits enfants. Notre premier voyage initiatique nous l'avons tous
entrepris en naissant, quand nous avions des yeux et ne pouvions pas voir, et
notre première initiatrice fut notre mère. Hélas ! très tôt, car il fallait
nous dresser pour faire de nous de petits singes et des perroquets, à la
méthode initiatique maternelle, notre entourage et notre propre mère,
cruellement parfois, préféra pour aller plus vite le dogmatisme paternel. Ce
fut un grand dommage pour chacun d'entre nous. Seuls les artistes garderont
toujours, avec la nostalgie d'une autre forme d'enseignement, le souvenir du
vert paradis des épreuves enfantines, des intuitions d'alors, de cette
intelligence du caché qu'ils avaient, qu'ils ont perdue. Car pour chacun
d'entre nous, la première voie initiatique se perd dans l'âge de raison. C'est
fini ! Le voyage s'achève sitôt commencé. Nous n'apprendrons plus rien
d'essentiel par nous-mêmes. Nous répèterons ce qu'on nous aura dit, plus ou
moins conscients de nous gaspiller dans le gigantesque gaspillage d'hommes qui
vivent et qui meurent à la surface des choses, à moins que.... A moins que nous
acceptions de mourir à ce qu'on a fait de nous, pour naître à nouveau. A moins
d'entreprendre le vrai voyage initiatique, le voyage volontaire, celui que de
tout temps, dans toutes les civilisations, même dans la nôtre, des Sociétés
initiatiques proposent comme voie parallèle. Lors du premier voyage
nous n'avions pas pris le départ, on nous avait jetés dans la vie, on nous
avait embarqués de force, nous n'avions pas appris la liberté mais la
dépendance, nous n'avions pas choisi d'être : nous avions existé, nous avions
émergé du néant. Le second voyage,
le voyage volontaire, est un choix, et il doit être un choix d'hommes libres.
Pourtant se pose une question : ce voyage que nous allons entreprendre de notre
pleine et libre volonté sera-t-il un simple aller sans retour ? Ou comme on l'a
si souvent décrit, sera-t-il un voyage circulaire ? Mène-t-il quelque part ou
ramène-t-il l'initié à son point de départ ? Je n'aurai pas, là, aujourd'hui,
vous le pensez bien, la prétention de répondre à cette grande question. A
chacun, selon qu'il est plus ou moins avancé dans le voyage, de décider par
lui-même si la voie qu'il suit est droite ou si elle amorce déjà la courbe des
retours. Nous ne pouvons
cependant pas nous dissimuler, que pour nous autres occidentaux, fils de
l'Egypte et de la Grèce, il existe une tradition littéraire du voyage
initiatique. Et cette tradition le présente pratiquement toujours comme une
circum-navigation, un périple. Le texte à la fois
le plus ancien, le plus connu et le plus clair est évidemment l'Odyssée
d'Homère, avec retour d'Ulysse au Palais ancestral, à la maison, à la femme. A
la suite de ce texte fondamental, et jusqu'à l'Ulysse de James Joyce, dont je
vous rappelle qu'il se termine sur les oui sexuels incessamment répétés de
Molly Bloom, la plupart des récits de voyages initiatiques, principalement
chez les grands romantiques allemands, laissent penser que le point
d'aboutissement de la voie initiatique, l'objet de la quête, est la femme.
S'agit-il là d'une simple image poétique, d'un symbole, permettant de ne pas
révéler aux profanes l'objet réel de la quête, ou cherchons-nous seulement, par
le long détour de la voie initiatique, à retourner à la maison, à retrouver la
première initiation, la première initiatrice, la femme, de manière à réaliser
l'androgyne originel ? Je ne trancherai
pas, mais j'insiste sur l'opposition de ces deux conceptions du voyage.
D'un
côté, une voie droite, sans retour, qui conduirait
à ce que les Francs-Maçons
désignent par le symbole de la Lumière, de tradition
très évidemment judéo-chrétienne,
et dont René Guénon, mais lui seul ou presque seul, a pu
dire qu'il n'aurait
aucun sens s'il ne menait à un Dieu personnalisé,
l'origine même de la parole
perdue que la voie initiatique propose de retrouver. De l'autre
côté, une voie
circulaire, d'inspiration païenne, ou grecque, ou plus
précisément
platonicienne, qu'illustre le retour d'Ulysse chez
Pénélope, toute la
littérature celtique et germanique de la quête, et la
formule moderne d'Aragon
: « La femme est l'avenir de l'homme ». Je ne trancherai
pas car, dans la pratique, ces deux conceptions se confondent, comme se mêlent
en nous les dépôts culturels qui ont fait de nous ce que nous sommes. Il
serait d'ailleurs contraire à l'esprit même de la démarche initiatique
d'annoncer par avance au postulant la direction du voyage qu'il entreprend.
Mais on comprend que toutes les grandes traditions initiatiques prennent bien
soin de séparer les sexes. Hommes et femmes ont beau avoir connu la même
première initiation maternelle, puisque les uns et les autres sont fils et
filles de la femme, le chemin du retour, s'il y a retour, ne saurait être
rigoureusement le même pour l'homme et pour la femme. Or, qui peut préjuger,
sans être dogmatique, préjuger et décider qu'il n'y a pas retour, volonté de
retour ? La méthode
initiatique de transmission des connaissances et d'accession à la Connaissance
nécessite des relations fraternelles entre les initiés, dégagées du souvenir
anxieux de la dépendance à la mère ou au père. A chaque sexe par conséquent sa
voie, à chaque sexe sa liberté, ce qui n'a rien à voir, bien évidemment, avec
la lutte sociale des femmes pour l'égalité des sexes, car, si la voie
dogmatique d'inspiration paternelle, et dans ce cas paternaliste, a
honteusement contesté leur liberté aux femmes, nul n'a jamais sérieusement nié
le droit des femmes à l'initiation, et les traditions initiatiques féminines
abondent dans toutes les civilisations, ni plus ni moins sexuées que les
traditions masculines. Dans toutes, par
cette invitation au voyage et aux épreuves, il s'agit d'acquérir la
connaissance de soi, pour, selon la fameuse formule de Nietzsche, devenir ce
que l'on est. Dans toutes, même quand il y a pression sociale, il est demandé
au départ un acte volontaire. Nous ne sommes plus embarqués, nous nous embarquons,
nous témoignons de notre liberté. *
* * Cela commence par
l'épreuve de la terre, séjour dans une grotte, une caverne, un obscur cabinet,
descente dans un souterrain ou quelque cavité terreuse. Ne confondons pas avec
un tombeau : nulle simulation de la mort physique par endormissement ou
léthargie, mais au contraire l'éveil de l'alchimiste devant son creuset. Ne
confondons pas non plus avec la regretio in utero, le retour dans le ventre de
la mère. La première initiation a été charnelle et affective. La seconde sera
cosmique. Et ce sont peut-être Novalis et Jules Verne qui ont donné les plus
saisissants récits de ce premier rite de passage, de cette traversée des
ombres. Le héros de
Novalis, Heinrich, part en quête de la Fleur bleue, évident symbole de la femme
pour celui qui a écrit que sa bien- aimée était l'élongation de l'univers. Mais
il faut d'abord qu'Heinrich découvre ce qu'il y a au-dedans des montagnes. Un
mineur le conduira dans le souterrain. Il y reçoit d'un géologue la révélation
du livre de sa vie, et il acquiert la conviction que mûrissent et croissent au
feu intérieur du ventre ténébreux des créatures géantes de corps et d'esprit
destinées à migrer vers le ciel et les astres. Ainsi dans un véritable ossuaire
paléontologique, Heinrich prend connaissance de son devenir. Moins conscient que
Novalis de la portée initiatique de son roman d'aventure, Jules Verne, dans Le
voyage au centre de la terre, nous raconte le cheminement d'un petit jeune
homme, Axel, qui s'enfoncera dans la terre sous les brumes du septentrion pour
ressortir à la lumière en Méditerranée, après avoir cherché le centre, le lieu
du feu central, semblable au creuset de l'alchimiste, passage nécessaire pour
atteindre le centre de soi-même, ou la pierre philosophale, ou la Nouvelle
Jérusalem, ou encore, peu importe, la connaissance scientifique, la Fleur bleue
de Novalis, les femmes-mères de Dante ou de Goethe. Ce qui est en haut
est comme ce qui est en bas, enseigne Hermès Trismegiste et André Breton : « Tout
porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit, d'où la vie et la
mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable,
le haut et le bas, cessent d'être perçus contradictoirement ». Homère, Dante, Goethe,
les grands romantiques, Jules Verne, James Joyce, André Breton, tant d'autres,
tous auteurs du premier rayon, nous voilà bien loin de cette mauvaise
littérature si souvent présentée comme exclusive de la pensée initiatique.
Elle a produit toute une bibliothèque de pacotille, fumeuse et verbeuse, qui
ridiculise la voie initiatique en l'encombrant des vieux tacots que sont les
tables tournantes, les signes du zodiaque, le fantastique à bon marché, les
grands soirs et les petits matins des magiciens. Il est grand temps
de désherber tout ça. Cesser de percevoir contradictoirement le réel et
l'imaginaire, la vie et la mort, le haut et le bas, comme le suggère André
Breton, ne vise pas à jeter du brouillard sur la raison humaine, à créer une
contre-culture de la confusion, mais à nous sortir de la voie trop bien balisée
des dogmatismes. Ces balises,
disons-le, ce sont les mots, férocement identifiés à des concepts. Les hommes
endoctrinés prennent les mots pour chacun d'entre nous, aux bornes de son
savoir et de son vocabulaire. Au-delà, point d'autres ressources que la foi du
charbonnier. Tout à l'opposé, la
voie initiatique nous porte au-delà de notre savoir et de nos barrières
langagières, sans nous imposer aucun credo. Elle y réussit parce que le seul langage
admis sur la voie initiatique est le langage symbolique. Il s'agit là d'une
méthode, et seulement d'une méthode, pour accéder aux connaissances, peut-être
même, partiellement du moins, par intuition, à la Connaissance. Rien à voir
avec les tables tournantes, l'astrologie, la parapsychologie, la magie. Et que
les rationalistes dorment tranquilles : on ne leur glisse pas un pétard sous
les fesses. La voie initiatique ne bafoue pas la raison humaine. Cesser de
percevoir contradictoirement le haut et le bas, la vie et la mort, ne vise pas
à confondre la raison. C'est là au contraire une haute ambition pour l'esprit,
dès lors qu'il admet que le temps échappe à notre entendement. Ainsi pour
commencer le voyage initiatique, il est demandé au postulant de descendre sous
terre, dans la nuit des temps. Ce n'est là qu'un symbole, un premier rite de
passage. Chacun lui donne sa propre interprétation, différente pour le héros de
Novalis et pour celui de Jules Verne. Vous et moi en trouverons une troisième,
une quatrième. Aucune importance. La question n'est pas de savoir quelle est la
bonne, mais si le voyage initiatique a réellement commencé pour Heinrich, pour
Axel, pour vous, pour moi. Lors de l'initiation maçonnique, telle qu'elle se
pratique à la Grande Loge de France, il est demandé au postulant, après
l'épreuve de la terre, s'il désire poursuivre ou tout arrêter là. S'il veut
renoncer, il le peut sans aucun engagement de sa part, mais bientôt, lui confie
le Vénérable, il ne le pourra plus. Pourquoi cela ? Parce que le postulant est
seul à savoir s'il a réellement commencé le voyage. Si le symbole n'a eu pour
lui aucune signification, quel secret lui demanderait-on de garder ? Qu'il
s'en aille ! Et s'il renonce, il s'en ira en maugréant : . Simagrées, foutaises,
rêveries infantiles ! » Tel est son droit. Nul ne peut être contraint à trouver
un sens aux symboles et la voie initiatique n'est jalonnée d'aucun bûcher,
d'aucun échafaud. Il ne s'agira jamais d'un passage obligé. Si, au contraire,
en sortant du souterrain, de la caverne, du cabinet sombre, le postulant a le
sentiment d'avoir découvert une voie nouvelle, vieille comme le monde, mais
nouvelle pour lui, le voyage a commencé. *
* * Mais quel genre de
connaissances peut-on espérer acquérir si l'interprétation est libre ? Drôle de
voyage. Partir sans destination et sans même savoir si on a pris le bon bateau.
Admettons qu'il s'agisse d'une expérience et que toute expérience enseigne quelque
chose, mais quoi d'autre ? Si chacun y va de sa propre interprétation, sans
qu'elle soit jamais corrigée, comment peut-il y avoir transmission des
connaissances ? D'accord : une
interprétation, deux interprétations, trois interprétations peuvent différer
beaucoup, mais des millions d'hommes et de femmes ont effectué ce même rite de
passage, et des millions d'interprétations ne diffèrent plus, elles se
conjuguent, elles se répondent, elles laissent un dépôt dans l'espèce. Il
existe une très longue et très riche expérience humaine de la descente
symbolique dans les entrailles de la terre aux fins d'une nouvelle naissance.
Aucun auteur n'est jamais parvenu à l'exprimer, pas plus Novalis que Jules
Verne. Mais si les conditions de l'initiation sont réunies par une Société
initiatique, traditionnelle, scrupuleuse, la puissance de cette longue et riche
expérience suintera au travers des murs de la caverne ou du cabinet noir. Ce
soir, dans une Loge maçonnique ou ailleurs, demain, après-demain, des dizaines,
des centaines, des milliers d'hommes et de femmes descendront de leur propre
et libre volonté dans la terre pour demander une autre naissance, pour
entreprendre le voyage. Que vont-ils avoir de commun ? Et qu'ont-ils en commun
avec l'initié grec ou égyptien, avec le jeune Africain, plongé lui aussi dans
les ténèbres avant d'être initié aux vertus viriles et guerrières de sa Tribu ?
A leur sortie du souterrain, pas grand chose il est vrai. Apparemment, ils
s'en vont dans tous les sens, mais d'autres rites de passage suivront le
premier. La voie initiatique s'enfoncera dans une forêt de symboles, vivants
piliers de la nature disait Baudelaire, et le voyageur établira entre eux des
correspondances qui lui permettront de trouver son chemin. A établir ces
correspondances, il exercera et développera son intelligence du caché,
librement, degré par degré, à son pas, à sa mesure, quels que soient son savoir
et sa culture. Sa culture
n'exagérons rien. Idéalement oui. Pratiquement non. Notre culture ne constitue
pas un bagage que nous pouvons laisser à la consigne. Le voyage initiatique ne
peut pas être non plus notre occupation exclusive. Il ne nous conduit pas dans
un désert pour nous transformer en anachorète, ou derrière les murs d'un
couvent pour faire de nous des moines contemplatifs. A tout moment, nous devons
quitter la voie parallèle pour l'autre. Allez donc parler de voie initiatique à
votre percepteur et lui proposer de le payer de façon symbolique et par degré.
Il vous répondra par voie d'huissier. L'intelligence du caché ne nous dispense
pas de l'intelligence du visible. Nous cheminons donc sur la voie initiatique
avec notre bagage culturel, notre savoir, nos diverses contraintes sociales. Si
nous nous efforçons de ne pas trop nous encombrer, ces bagages pèsent lourd,
ils tirent sur les bras. L'initié grec, l'initié égyptien, le jeune Africain,
vous, moi ne portons pas les mêmes bagages. Sans doute, la tradition a-t-elle
conservé les mêmes grands symboles, vivants piliers de la nature, mais chaque
époque, chaque civilisation ne propose pas à travers ces symboles un même cheminement.
S'ils dérivent tous des mêmes grands archétypes, chaque époque, chaque
civilisation n'établit pas entre eux les mêmes correspondances. C'est là
qu'interviennent les sociétés initiatiques, véritables organisatrices du
voyage, et puisque je me suis moqué tout à l'heure des « dogmatic travels »
permettez-moi d'ironiser à présent sur les « initiatic travels ». Dans
l'ensemble, ces agences du voyage initiatique travaillent à peu près de la même
façon, puissant au même fond traditionnel et utilisant un langage symbolique
plus ou moins universel et intemporel, mais chacune de ces « initiatic travels
a ses propres travers. Les conditions économiques, l'habitat, l'organisation
familiale, tribale, sociale, une plus ou moins grande pression des églises ou
des idéologies dominantes vont nécessairement modifier la géographie du terrain
où se dresse la forêt symbolique. Les initiés, toujours plus ou moins contestataires
des dogmes, puisqu'ils se veulent des hommes libérés, devront prendre plus ou
moins de précautions. Le Prince tentera toujours plus ou moins d'asservir la
société initiatique. Ainsi, le jeune Africain dont on a zébré le visage de
cicatrices ne fait pas exactement le même voyage que l'Empereur Hadrien quand
il se rend à Eleusis. Et, même chez les Francs-Maçons d'aujourd'hui, plusieurs
rites orientent différemment la démarche des Frères. Il n'empêche, tous
ces candidats à la voie initiatique ont en commun de vouloir se dépasser
eux-mêmes. Et c'est encore chez un romantique allemand que je chercherai une
des meilleures expressions de cette volonté de dépassement. Je pense au roman
de Jean-Paul : La Loge invisible. Comme dans tant d'autres récits de cette
époque, la formation du héros, Gustave, nous est racontée à travers des
allégories sous forme de quête initiatique. Mais que vise Gustave ? II veut
devenir un homme haut, non pas un grand homme, un génie, un homme admiré pour
sa supériorité , un surhomme habité par la volonté de puissance, mais un homme
qui vit haut, quand la plupart des autres hommes vivent bas. Le thème a
évidemment toutes les couleurs du romantisme et on le retrouve chez Flaubert,
chez Stendhal, chez quantité d'auteurs du XIXe siècle, mais le titre du roman
ne laisse aucun doute sur les intentions initiatiques de Jean-Paul : La Loge
invisible. Cette Loge est composée d'hommes qui ne se connaissent peut-être
pas entre eux, mais qui ont suivi le même chemin, qui vivent haut et qui
agissent chacun sur son entourage pour modifier la société selon leur idéal de
la hauteur. L'Empereur Hadrien
vise au même but, mais sans romantisme. Le jeune Africain au visage lacéré a le
même idéal, mais pour lui la vertu supérieure est le courage du guerrier. La
très grande majorité des Francs-Maçons que je connais ont, eux aussi, la même
espérance de vivre plus haut. Qu'ils y parviennent ou non, à chacun d'en
décider. Au reste, le héros de la Loge invisible passera par la caverne, sans
que nous sachions s'il a réussi en définitive à pénétrer dans la confrérie des
hommes hauts. L'important ne me parait d'ailleurs pas qu'il y parvienne, mais
qu'il le tente. Et qu'il le tente non point dans le mépris de la condition
humaine, mais par un exercice méthodique d'exploration de la richesse humaine.
C'est dans ce sens étymologique d'exercice, et seulement dans ce sens, que
j'accepte personnellement, qu'on parle d'ascèse initiatique, bien que le mot me
semble très mal choisi, car il a des relents de macération et de mortification.
L'initié ne se purge d'aucune faute, il ne fait point pénitence, il ne vise nullement
à une vie austère, puritaine, rigoriste. S'il m'a été donné de rencontrer des
Initiés, du moins des hommes et des femmes que j'estimais tels, je les ai
plutôt trouvés bons vivants et en communion d'Amour avec l'ordre de l'Univers.
Qu'ils sachent que le destin individuel de chacun d'entre nous est tragique,
c'est évident. Il faut avoir la vue bien basse pour l'ignorer. Qu'ils aient
parfois crié d'horreur devant les déchaînements du fanatisme, de l'ignorance,
des sales ambitions, j'en conviens, mais l'exercice, l'ascèse initiatique pour
ceux qui tiennent à ce mot, leur avait ouvert les voies du dépassement et de la
connaissance rayonnante. Ils étaient parvenus à ne plus concevoir
contradictoirement la vie et la mort. Ils pouvaient ainsi, libérés, agir autour
d'eux à la manière des hommes hauts de la Loge invisible. Ces gens-là
sont-ils rares ? Pas très nombreux sans doute. Mais comment voulez-vous les
décompter ? Ils n'apparaissent assurément pas dans les statistiques des
instituts d'opinion. C'est dans le Temps qu'ils se retrouvent. « Alors,
ils ne m'intéressent pas ! Ce sont des marginaux, dira le militant, uniquement
soucieux d'accélérer l'évolution des masses. Dès lors que cette voie
initiatique n'est pas ouverte à tous : elle ne vaut rien ! Elle est
anti-démocratique ! Fichez-moi tous ces faiseurs de mystère en prison. »
Malheureusement, il en va périodiquement ainsi. Que ceux qui s'embarquent le
sachent : le voyage n'est pas sans risque. Exercer l'intelligence du caché ne
peut pas plaire à ceux qui imposent une seule vérité pour tous, et le salut
forcé de chacun. Heureusement pourtant, ces totalitaires comprennent souvent si
mal de quoi il s'agit que, méprisants, ils laissent faire. La voie initiatique
se trouve ainsi protégée par son insignifiance. Et elle ne signifie
rien, c'est vrai, dans le sens où les signifiants, les symboles, n'ont de
signifiés que pour l'Initié. Or l'Initié n'est jamais un être passif, dominé,
dirigé. La voie initiatique ne peut donc être empruntée par les masses, mais
elle n'est pas réservée non plus à une aristocratie sociale. A Eleusis, on donnait
la lumière à des esclaves. Un choix s'opère, et chaque Société initiatique est
responsable de ce choix. Ce qui ne veut pas dire que toutes le fassent bon.
Certaines pour se donner de l'importance galvaudent l'initiation et la
transmission ne se fait plus. Certaines sont tellement fermées, qu'elles se
dessèchent et racornissent. D'autres encore se dénaturent en instruments du
pouvoir politique, de son opposition ou d'un parti. D'autres sont avalées par
les religions dominantes. Le Christianisme en a digéré quelques-unes et il a
repris à son compte plusieurs grands symboles ésotériques, telle l'épreuve de
l'eau, devenue le baptême, ou les fêtes des deux solstices, transformées en
fêtes des deux Saint- Jean. Ainsi, quand une Société initiatique disparaît, il
se peut que la transmission se fasse au travers du rituel d'une institution
dominante et dogmatique. Celle-ci donne et impose une interprétation unique
aux grands symboles traditionnels. Apparemment, les pompes officielles et les
tribunaux semblent avoir eu raison de l'intelligence du caché. Puis, quand le
temps des libertés revient, la voie initiatique ressurgit, comme un cours d'eau
refait surface après avoir été un moment souterrain. Puisque, par définition,
les Sociétés initiatiques sont secrètes, ou du moins insignifiantes, sans
signification déclarée, les historiens y perdent leur latin. Du coup, quelques
charlatans ou quelques illuminés, faisant état de vieux grimoires, se déclarent
périodiquement dépositaires de telle ou telle tradition. On bricole un rituel,
on mitonne quelques petites épreuves initiatiques, inspirées des principes du
bizutage, on s'environne de mystères et de fumées, puis on part à la pêche aux
gogos. Ils ne manquent pas. Tant d'hommes ont besoin d'autre chose, d'une autre
dimension, en ont assez des dogmes et se sentent si seuls au monde. Voilà qu'on
leur propose un voyage. Pourquoi pas ? L'Initiation, l'exploration des secrets
de l'Univers, la Fraternité des Initiés, quelle séduction ! Mais on commence
par vous demander une cotisation. La peur d'être pris pour un gogo retiendra
sur le quai plus d'un candidat au voyage. *
* * Aussi comment s'y
reconnaître ? A qui faire confiance ? Suffit- il d'admirer quelqu'un et de
suivre le même chemin que lui sans trop se poser de questions ? Faut-il
fouiller les bibliothèques et se dépatouiller dans l'imbroglio des prises de
positions contradictoires, des querelles d'obédiences ? La puissance
immobilière de telle ou telle Société initiatique fait-elle la preuve de sa
valeur, ou de savoir que tel ministre, tel écrivain en fait partie ? Mozart et
Washington ont été Francs-Maçons. Qu'est-ce que ça prouve ? Quelques sinistres
personnages l'ont été aussi. Qu'est-ce que ça prouve ? Les écoles dogmatiques
ont besoin de preuves et, quand il leur en manque elles les fabriquent. N'en
n'attendez jamais aucune de l'Initiation. Demander l'Initiation sera toujours
accepter d'aller vers les mystères pour les percer, non pour qu'ils nous soient
expliqués. Mystère de la Vie, mystère des Etres, mystère de l'Etre et mystère
de ce qui nous apparaît nécessairement comme leur contraire ou leur négation :
la mort. La raison, cette faculté qu'a l'esprit de décortiquer, rassembler,
ordonner, vacille devant la mort opaque et les terrifiantes cruautés que
peuvent nous réserver les plus radieux matins d'été. Comment, sans abolir la
souveraineté de la raison, la voie initiatique peut-elle approcher ces mystères
à la manière des routes en corniches qui surplombent les précipices ? C'est le privilège
historique de la Franc-Maçonnerie de le tenter toujours, d'y parvenir parfois.
Du moins, cette branche universelle de la Franc-Maçonnerie, qui pratique,
comme la Grande Loge de France, le Rite Ecossais Ancien et Accepté sous l'invocation
du Grand Architecte de l'Univers. L'étrange est
néanmoins que le concept de démarche initiatique ne semble pas avoir été très
clair dans l'esprit des fondateurs de la Franc-Maçonnerie spéculative moderne.
Très clair ou très clairement explicité. Préféraient-ils n'en point parler ?
Leur était-il si familier qu'ils jugeaient inutile d'en rien dire, comme un
romancier ne précise pas que son héros respire. Toujours est-il que le
qualificatif d'initiatique ne semble jamais venir sous la plume des premiers
auteurs maçonniques et nous ne le trouvons pas dans le texte des Anciennes
Obligations tel qu'il a été adopté en 1723 par la Grande Loge de Londres. Au demeurant,
l'idée fondamentale du cheminement par degré ne pouvait guère préoccuper des
Francs-Maçons qui s'étaient longtemps contentés des deux seuls grades hérités
du Moyen-Age, ceux d'Apprenti et de Compagnon. La création du grade de Maître,
puis la complexe élaboration des Hauts Grades vont modifier l'esprit de la
démarche. C'est alors très consciemment que la Franc- Maçonnerie se constitue
en Confrérie initiatique. De nos jours, un pareil mouvement eût versé
inévitablement dans un orientalisme de bazar. Dévoilé illico à la télévision
comme une nouveauté alléchante, il eût crevé aussitôt comme une bulle gonflée
à l'air chaud des médias. Par chance pour la
vocation initiatique de la Franc-Maçonnerie, le mouvement, venu du Moyen Age,
a hiverné dans la secrète Ecosse, a éclos dans la pragmatique Angleterre, s'est
répandu dans la France du siècle des Lumières, a gagné l'Amérique de
l'Indépendance et il a rencontré l'Allemagne des premiers romantiques. Il s'agit bien là
du grand alambic d'où est sorti le monde occidental actuel. Rien d'étonnant
qu'en soit sortie parallèlement la grande Voie initiatique proposée à nos
contemporains. Sans la diviniser elle ne rejette pas la raison, car la
Franc-Maçonnerie moderne est fille du siècle des Lumières, rationaliste,
progressiste, humanitaire, démocratique, mais elle est fille également du grand
courant romantique, chevaleresque, initiatique, fasciné par le Moyen Age et
l'Orient, aristocratique et souverainement méprisant des petitesses. La Voie initiatique
maçonnique mêle ainsi très intimement les traits contradictoires des deux
courants qui l'ont composée. Elle use de nombres mystérieux, chers à Pythagore,
des verbes secrets, des mots sacrés, elle recherche la parole perdue, mais, par
l'utilisation rationnelle des outils du bâtisseur, elle vise, comme le dit
Goethe, à rendre l'homme utile à lui-même et à la Société. Aucun de ses textes
rituels ne préconise l'abandon à des puissances occultes, inconscientes,
telluriques, démoniaques ou divines. On n'y trouve aucune défiance envers le
mental et les libres exercices de l'intelligence, non plus qu'aucune crainte
des joies du corps. Si la psychanalyse
permet d'expliquer certains des mécanismes qu'elle met en oeuvre, elle lui est
bien antérieure, comme le Sophocle d'Antigone et d'OEdipe Roi. Elle n'édicte
aucun code, mais elle saisit le Frère sauvage du héros romantique, ce double
enténébré de soi-même, qu'il faut perdre dans le labyrinthe initiatique pour
que l'être authentique parvienne à la Lumière. Dès lors, ne me
demandez pas de vous définir l'objet de la quête. L'or des alchimistes, le
centre de la terre de Jules Verne, le pôle Sud illuminé de blanc de l'Arthur
Gordon Pym d'Edgar Poe, l'Evanescente Dulcinée du Toboso de Don Quichotte, la
positive et conjugale Pénélope, le centre du cercle, l'ordre issu du chaos, la
Lumière, il s'agit du même soleil, cet oeil que les Francs-Maçons inscrivent
dans un triangle rayonnant. Ne me demandez pas
quel est l'objet de la quête et moins encore quelle sera la durée du voyage :
vingt ans, cinquante ans, cent ans, l'éternité, ne nous attachons pas à la
durée, mais à l'intensité, à la beauté, à la pureté de la trajectoire, et que
nous puissions dire en fin de compte et au bout du voyage : Nous avons
superbement joui et beaucoup pleuré. Nous avons été tour à tour le chevalier
blanc et le chevalier noir. Nous avons navigué d'île en île par des matins
toujours plus clairs. Heureux comme Ulysse, nous nous sommes efforcés, sans y
parvenir jamais tout à fait, de dégager, l'un de l'autre, le double de ténèbres
et le moi lumineux. (1) Conférence
prononcée par Jean Verdun le 17 novembre 1979 pour l'ouverture du cycle des
conférences organisées par le Cercle Culturel Condorcet-Brossolette dans le
grand Temple de la Grande Loge de France à Paris. |
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