GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 1T/1980 |
Franc-Maçonnerie et Société Au
cours de la
période moderne, dite « spéculative
», et notamment durant le XIXe siècle, la
Franc-Maçonnerie s'est illustrée,
principalement en France et dans quelques
pays d'Europe du Sud, par un engagement particulièrement
remarquable dans les
luttes idéologiques, qui ont agité les
sociétés dans lesquelles elles
s'inséraient. Par la force des choses, et plus par
l'intermédiaire de
quelques-uns (sans doute assez nombreux) de ses membres, qu'en
tant que corps
constitué, elle a même participé aux
grands processus de changement social,
allant, dans quelques cas, jusqu'à prendre position sur des
questions relevant
de la « gestion sociale « pure. Il
ne nous
appartient pas ici de juger du bien fondé des actions
entreprises par les
maçons du passé dans les domaines politiques,
économiques et sociaux. Mais de
tenter, plus modestement, de poser, en quelques réflexions,
ce que peut et doit
être la stratégie de la
Franc-Maçonnerie à l'égard de la
société profane, si
elle veut respecter ses fondements traditionnels et fonctionnels. Sans
se
dissimuler, car l'Ordre doit rester ouvert et pluraliste, que les
différents
courants existant à l'intérieur de la
Maçonnerie (courants qui ne peuvent en
aucun cas s'identifier à des Obédiences car les
clivages idéologiques ne
recouvrent pas exactement les organisations
réelles) peuvent interpréter ces
lignes avec une extension plus ou moins grande. Pour
ce faire, nous
posons une idée simple, malheureusement parfois
oubliée, selon laquelle la Franc-Maçonnerie
a essentiellement pour fonction de permettre le
développement et l'expression
de la personne humaine, en s'interdisant de juger a priori les formes
et les
fins. Il nous semble que l'immense majorité des
maçons peut, quelle que soit
l'intensité des engagements personnels, s'entendre sur un
tel postulat. A
condition de préciser que la liberté de
l'expression passe nécessairement par
le respect absolu de l'Ethique maçonnique. Si la
Franc-Maçonnerie ne peut
prétendre à une métaphysique, encore
moins à une politique, elle défend une
éthique, intelligible au premier degré,
éthique reposant sur la tolérance, le
respect de la liberté d'autrui et la recherche du
dépassement de soi. C'est
dans le cadre de cette éthique que l'individu, appartenant
à la Franc-Maçonnerie,
peut chercher sa propre liberté, dont le contenu ne peut
être défini hors d'une
expérience existentielle individuelle. La
jonction de la
préoccupation ontologique avec la
préoccupation sociale se situe dans la
nécessité reconnue d'agir sur les structures
sociales pour que celles-ci ne
limitent pas la liberté, autrement dit ne bornent pas
l'expression personnelle. Le
travail
initiatique réside exclusivement dans le sujet, ici et
maintenant.
L'organisation ne joue que comme révélateur et
catalyseur des énergies et des
aspirations. Là s'arrète sa fonction. La Loge
permet à l'initié de trouver la
méthode, apportée par une tradition et par les
outils épistémologiques, testés
et affinés par des générations de
maçons, ayant légué à leur
descendance un
Ordre, comme témoignage de leur progrès
personnnel. Progrès
qu'aucun
maçon ne songe à conserver pour sa
jouissance égoïste. Dans
ce monde clos,
l'initié apprend l'autre, en même temps qu'il se
découvre lui-même, non par
opposition comme pourrait le laisser penser une démarche
dialectique primaire,
mais par comparaison, influence réciproque,
différenciation positive. Ayant
appris à se connaître, et à
reconnaître par là-même, tout ce qui
diffère
d'autrui, le maçon peut exercer, dans le monde profane, les
principes qui
l'ont conduit à devenir ce qu'il est. D'où la
nécessaire rencontre entre celui
qui est devenu sans doute, plus conscient, mieux informé,
donc plus tolérant,
et ceux qui sont restés devant le Temple. La
Franc-Maçonnerie
ne pratique aucun prosélytisme. Elle se contente
à précher la force de
l'exemple, développer des stratégies de
« germe », livrer des témoignages.
C'est dire que pour peser sur les comportements profanes, elle n'a
d'autre
moyen que la proposition d'une Ethique, la défense d'un
certain nombre de
valeurs fondamentales, et l'engagement de ses membres partout
où se livrent les
combats idéologiques et les débats sociaux. — l'insertion dans le groupe à l'intérieur d'une loge, monde de liberté et d'Ordre, — la pratique de l'Ethique à l'extérieur de la loge, — enfin, l'action par tous les moyens admis par une Ethique humaniste et libérale, moyens allant de la réflexion à l'engagement moral ou physique dans le jeu social, là où se pensent et se gèrent les structures pesant sur les individus. Structures
qui ne
seront acceptables pour le Franc-Maçon que dans
l'hypothèse où elles réduisent
au minimum les contraintes et où elles garantissent les deux
droits
fondamentaux de la personne : la liberté et la
sécurité. Dans
le champ
idéologique, il n'est pas douteux que la Franc-
Maçonnerie se situe quelque
part au point de rencontre des grands courants
émancipateurs, fondés sur les
concepts de liberté et de socialité. A partir de
ce point, toutes les
interprétations contingentes sont possibles,
interprétations tendant à «
situer . l'engagement par rapport à des groupes ou
à des hommes. L'essentiel
n'est pas là, mais bien dans l'inspiration et dans les
résultats. La
Franc-Maçonnerie
dans l'histoire moderne a participé à la
constitution du corpus libéral, social
et humaniste, tel qu'il apparaît à la
Renaissance, se développe pendant le
Siècle des Lumières, s'affirme durant le XIXe
siècle. Elle n'est jamais, même
si la vérité oblige à dire qu'elle est
passée très près de
l'ornière, tombée
dans le double-opposé des idéologies qu'elle
condamnait : le totalitarisme de
la Raison sur le plan philosophique, le totalitarisme du Pouvoir
socialisant
sur le plan politique. En fait, toutes les attitudes
maçonniques se réduisent à
ce concept-clé d'Humanisme sur lequel s'entendent tous les
maçons, même si les
uns ou les autres mettent un contenu différent
derrière ce terme. Aujourd'hui,
il
faut s'interroger pour savoir ce que peut apporter la
Franc-Maçonnerie dans la
vie sociale. Et prendre conscience que nous sommes entrés
dans l'ère de
l'incertitude. Et que contrairement à ce que
pensent des esprits timides et accrochés
à des vérités transcendantales,
vérités qui ont toujours fini par servir des
pouvoirs totalitaires, l'incertitude n'est pas un drame mais une chance. Chance
de voir mis
en cause des concepts vidés de sens, devenus incantatoires
à force d'être utilisés
ici et là par des individus n'ayant pas fait le
travail nécessaire
d'interrogation sur les bases du raisonnement et de l'engagement. Cette
remise
en cause est, pour nous, la justification majeure de l'initiation. Il
faut cesser de
penser le monde en oubliant qu'il n'est pas forcément ce que
l'on eût souhaité
qu'il soit. Autrement dit, il nous faut apprendre le
réalisme. Car l'expérience
montre que tous les systèmes clos finissent toujours par
servir les
asservisseurs de toute sorte qui cherchent à faire plier
devant leurs représentations,
le drame commençant à partir du moment
où ils s'attaquent à la
réalité
humaine. Le
monde
contemporain témoigne à l'évidence que
ni le progrès économique, ni la
diffusion progressive des connaissances, ni même la
socialisation n'ont empêché
que survivent les grandes entreprises d'extermination. Et que les
meilleurs
sentiments n'ont jamais empêché les pouvoirs
dominateurs de s'imposer. En fait,
il nous faut reconnaître que la violence n'a jamais
cédé devant le dialogue.
Que cela nous fasse plaisir ou non. Alors, faut-il pour autant renoncer
à cet
Humanisme au nom duquel les maçons du passé sont
allés défendre, en dehors des
temples, les valeurs qu'ils avaient, en entrant en
Maçonnerie, juré de défendre
? La
réponse de
l'initié ne peut qu'être négative. Mais
l'ébranlement, produit en chacun de
nous par les aboutissements concrets des révolutions et des
mouvements de
libération, doit laisser des traces. Et nous obliger
à pratiquer plus que
jamais la méfiance face à toute tentative
entreprise pour structurer le monde
social selon un modèle normatif. A tout prendre,
l'expérimentation sociale,
guidée par des principes éthiques stricts, vaut
sans doute mieux que tous les
grands projets, préparateurs d'un nouvel Ordre, dont on ne
peut même pas dire
qu'il soit moins répressif que celui qu'il remplace. Il nous
faut retrouver des
politiques provisoires, ouvertes sur l'innovation,
n'hésitant pas à placer
elles-mêmes (ce qu'aucun pouvoir réel n'a jamais
fait) des barrières à l'émergence
d'une éventuelle volonté d'expansion
démesurée, de saturation de l'espace
social, et, au bout du compte, de normalisation, donc de
répression. Il
nous faut
développer la lucidité. Lucidité face
à un monde constitué d'oppositions, dans
lequel la vie se nourrit de la vie, où la dynamique sociale
ne se déploie guère
que dans la violence. Violence qui pèse comme une
fondamentale malédiction sur
la destinée de toute espèce vivante. Il nous faut
savoir que l'on peut gérer,
mais vraisemblablement pas supprimer, sous peine d'atteindre
le point zéro du
mouvement, la violence. Il nous faut poser en absolu que le but de
l'action
n'est point d'hominiser, contrairement à ce que
pensaient nos prédécesseurs,
adorateurs de la Raison et du Progrès, mais bien de
surhominiser au sens propre
du terme. Découvrir les ressources nécessaires
pour maîtriser l'instinct de
mort qui est en chacun de nous et auprès duquel l'instinct
d'amour fait parfois
figure de pittoresque. Tenter
d'aller
ailleurs, dans un espace où l'Ordre ne règnerait
pas en fatalité, mais où
l'harmonie serait le produit d'un consensus profond, reposant
sur la
reconnaissance de la différence. Sans se dissimuler pour
autant que cet «
ailleurs « est une « utopie », un
« nulle part », servant seulement de point
oméga de la conscience sociale. Et, dans
l'intervalle, gérer le pouvoir,
c'est-à-dire fondamentalement lui opposer nos
capacités différentielles et
notre volonté de résistance, partout
où il entreprend d'oeuvrer pour sa propre
satisfaction, dans et par la croissance absolue. La
Franc-Maçonnerie
nous apparaît, en définitive, comme un
contre-pouvoir. Contre-pouvoir qui
renoncerait à gérer l'institutionnel
pour aspirer à témoigner sur le
comportemental. Les initiés forment aujourd'hui les
véritables contestataires.
Parce qu'ils revendiquent le droit à la
différence, ils se heurtent
obligatoirement à toutes les structures
homogénéisantes, fussent-elles parées
de l'habit hypocrite de la libération. Parce
que la
véritable liberté est volonté et non
forcément réalité, aucun pouvoir ne
peut
atteindre celui qui développe une stratégie
dynamique de résistance à ce qui
vise à l'opprimer. Nous, maçons, avons, par
l'initiation et par le chemin
difficile de la Connaissance, forgé des outils, reposant sur
le dialogue, la
lucidité sur soi, la tolérance. Nous ne pouvons
pas refuser de tenter de les
transposer dans le monde profane. C'est tout le sens de notre
engagement. Présents
dans la
société pour témoigner de l'existence
d'hommes libres, nous aurons à prouver
que nous pouvons, en plus de la bonne volonté, apporter aux
hommes de ce temps
une efficacité dans la défense de la personne
humaine et de ses libertés. |
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