GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 3T/1981

16 Juin 1881 - 16 Juin 1981

Le 16 juin 1881, il y a exactement cent ans jour pour jour, Jules Ferry faisait voter la première de ses lois scolaires, celle qui ins­tituait la gratuité de l'enseignement primaire en France.

Il faudra attendre encore la loi du 28 mars 1882 pour que l'école publique devienne obligatoire, et celle de 1886 pour qu'elle soit vraiment laïcisée.

Longtemps le peuple français a su, dans les villes et dans les campagnes, attribuer à cet événement l'importance historique qui convenait. La discrétion qui entoure aujourd'hui la célébration de ce centenaire suffit à nous prouver que les citoyens de 1981 ne savent plus très bien ce qu'a été le combat mené par les répu­blicains et les hommes de progrès pendant les 80 premières années du XIXe siècle.

L'instruction pour tous aura été en effet l'idée la plus géné­reuse de ce siècle des libérations. Rappelons-nous ce que disaient alors ceux des nôtres qui se situaient en pointe dans ce combat. Ils ne cessaient de répéter, d'une génération à l'autre : « Lors­que le peuple aura enfin reçu les lumières du savoir, quand il lui sera permis d'accéder à la connaissance, l'homme sera définitive­ment libéré des préjugés et de l'obscurantisme. Il accédera à la liberté, à la justice, au progrès et au bonheur.

La réalisation de l'école pour tous ne s'est pas faite en un jour. L'objectif de l'école gratuite, laïque et obligatoire était déjà précisé dans les propositions faites entre 1790 et 1793 par le Franc-Maçon Condorcet aux députés des différentes assemblées révolutionnaires. Ce fut le début d'une lutte contre l'ignorance des classes populaires qui allait durer plus de 90 ans.

En décidant l'abolition des privilèges, la Révolution française n'avait pas réussi à arracher aux classes dominantes de l'ancien régime le droit d'instruire qu'elles allaient en fait conserver pen­dant le premier Empire, pendant la Restauration, pendant la Ile Répu­blique, pendant le second Empire et pendant les dix premières années de la Ille République.

Une statistique dressée en 1848 dans le département de la Haute-Vienne établissait que sur 1 000 femmes, 895 n'avaient reçu aucune instruction et que sur 1 000 jeunes gens de vingt ans, 216 seulement avaient fréquenté l'école et savaient lire.

A plusieurs reprises, dans les années qui suivirent, des hommes généreux devaient tenter de modifier la situation scolaire du pays.

A la fin du second Empire, le ministre Victor Duruy, un inspec­teur général de l'enseignement secondaire que Napoléon III conserva au gouvernement de 1863 à 1869, réussit à faire adopter d'importantes réformes qui libéralisèrent l'enseignement : le réta­blissement de l'agrégation de philosophie, l'introduction de l'his­toire contemporaine dans les programmes et surtout le développe­ment de l'enseignement primaire et secondaire. Il obtint égale­ment la création de plusieurs écoles normales.

Malheureusement, plusieurs des lois généreuses qu'il avait inspirées, notamment celles qui prévoyaient l'obligation scolaire et la gratuité, ne devaient jamais être appliquées.

A la même époque, un Franc-Maçon républicain, le Frère Jean Macé, lançait l'idée d'une Ligue de l'Enseignement. Malgré l'oppo­sition du clergé et malgré l'action de la police impériale, il réussit à créer des centres à Metz, à Nancy, à Toul, à Epinal, à Saint-Dié, à Reims, à Rouen, au Havre et à Dieppe.

Dès ce moment, le combat pour l'école se confond avec le combat pour la République.

Dès le lendemain de la chute de l'Empire, des Francs-Maçons comme Jules Simon et comme Léon Gambetta se déclarent per­suadés que la jeune République ne survivra que si les républicains partent en croisade contre l'ignorance.

Le 19 juin 1872, la Ligue de l'Enseignement présente à l'As­semblée nationale de Versailles une pétition revêtue de 870 000 signatures qui réclame l'obligation et la gratuité scolaire. La grande bataille est dès lors commencée dans laquelle, derrière Jean Macé, vont prendre leur place au premier rang des Francs-Maçons comme Emmanuel Arago, comme Henri Brisson, comme Victor Schoelcher et comme Louis Blanc.

En 1876, les écoles communales comptent déjà 2 600 000 élè­ves alors que 2 millions d'enfants fréquentent encore les écoles congréganistes.

L'opinion publique connaît maintenant l'enjeu de la bataille, aussi bien chez les républicains que chez ceux qui ne désespèrent pas encore de restaurer l'ancienne monarchie.

Francisque Sarcey en arrive à écrire en 1879 :

— L'école laïque puissamment, sévèrement laïque, c'est la grande question du moment, la plus importante de celles qui s'agi­tent à cette heure.

Ici, il convient sans doute de préciser, afin de lever toutes les équivoques, ce que représente pour nous l'idéal de la laïcité. On a donné depuis cent ans de nombreuses définitions de la laïcité scolaire. Voici quelques jours, dans une lettre adressée en Bre­tagne aux organisations responsables et représentatives de l'en­seignement privé, M. Edmond Hervé, ministre de la Santé publique, a utilisé des termes qui rejoignent très exactement la conception laïque toujours affirmée par la Grande Loge de France.

— La laïcité, a-t-il écrit, c'est le refus de l'intolérance, le res­pect des convictions, le développement de l'esprit critique, le refus de l'endoctrinement. La laïcité est synonyme de promotion de l'enfant. La laïcité n'est pas une attitude antireligieuse.

Le 15 mars 1879, Jules Ferry dépose deux projets de loi ; l'un sur le Conseil supérieur de l'Enseignement public, confié désor­mais à des membres de l'enseignement, l'autre relatif à

L’organisation de l’enseignement supérieur.

C'est ce second projet qui contient un article 7 explosif, un article qui exclut de l'enseignement public ou libre tous les mem­bres d'une congrégation non autorisée. A coup sûr, dans l'esprit de son auteur, ce texte vise en priorité la Société de Jésus.

C'est alors qu'intervient Camille Sée. Député gauche répu­blicaine de Saint-Denis depuis 1876, très lié à Jules Ferry, il dépose le 28 octobre 1879 une proposition de loi tendant à organiser l'en­seignement secondaire des jeunes filles. L'opposition est très vive au Sénat où l'on entend un élu, M. de Gavardie, déclarer :

— Ni Jeanne d'Arc, ni Jeanne Hachette ne sortaient d'un internat de jeunes filles !

La loi Camille Sée est cependant promulguée le 21 décembre 1880.

Cette bataille scolaire ne peut aujourd'hui prendre à nos yeux tout son sens que si nous la situons dans le contexte politique de cette époque, dans le cadre beaucoup plus vaste du combat mené par les républicains de toutes nuances pour assurer le triomphe des libertés essentielles.

Rappelons-nous les faits : le 30 janvier 1879, après la démis­sion de Mac-Mahon, le Franc-Maçon Jules Grévy a été élu prési­dent de la République.

Le 11 juillet 1880, il y a eu le vote de l'amnistie plénière en faveur des condamnés de la Commune et quelques jours plus tard leur retour d'exil et des bagnes de la Nouvelle-Calédonie.

Après le vote de la loi scolaire le 16 juin 1881, il y aura encore le vote de la loi sur la liberté de la presse, la loi sur les syndicats ouvriers, la loi sur l'organisation municipale.

Selon la formule de Paul Bert, ministre de l'Instruction publi­que dans le cabinet Gambetta de 1881, c'est à l'école et à l'insti­tuteur qu'il appartient de fournir à la République sa matière première, c'est-à-dire le citoyen.

Paul Bert a obtenu une première victoire en faisant voter une loi qui précise que pour avoir le droit d'enseigner, les hommes devront à l'avenir présenter une brevet simple ou supérieur, les femmes un certificat d'aptitude. Il a fait également adopter le principe de l'ouverture d'une école normale par département. Sont ensuite votées des lois instituant une caisse pour les construc­tions scolaires et organisant les cours d'apprentissage.

Le projet de Jules Ferry concernant l'enseignement primaire est déposé le 19 mai 1879. Il va falloir plus de deux ans de batailles, à la Chambre mais surtout au Sénat, pour obtenir son adoption.

Pendant ces deux années, les incidents vont se multiplier en marge de la bataille scolaire : démission du gouvernement Wad­dington, décrets contre les congrégations religieuses, démissions collectives des magistrats qui refusent d'appliquer ces décrets, expulsion des jésuites des écoles par la force armée et par la gendarmerie, démission du gouvernement Freycinet.

Jules Ferry devient alors président du Conseil et ministre de l'Instruction publique. Chef de la majorité parlementaire, soutenu par toute l'opinion républicaine du pays, il peut enfin se consacrer à cette loi sur l'enseignement primaire qui lui tient tellement à coeur.

Les projets sont déposés le 20 janvier 1880.

Le document de base de ce qui va devenir la loi de juin 1881, c'est un plan présenté en 1877 par le Franc-Maçon Désiré Barodet sur la réorganisation de l'enseignement. Paul Bert en tire en 1879 un rapport très complet, véritable code de l'enseignement primaire de 109 articles.

Jules Ferry et son gouvernement en acceptent toutes les conclusions, mais ils décident de procéder par étapes succes­sives : ils vont d'abord faire voter la gratuité. Ils proposeront ensuite l'obligation et la laïcisation.

Il y a encore en France à ce moment 15 % d'illettrés. 624 000 enfants ne reçoivent aucune instruction. Il est vrai que l'autorité civile, sous les différents régimes qui se sont succédé, a long­temps veillé à ce que l'enseignement primaire ne dépasse pas un certain niveau. A un certain Pierre Nicaud qui lui avait demandé l'autorisation d'ouvrir une école primaire à Treignac, en Corrèze, le recteur d'académie de Limoges répondait le 15 décembre 1812 :

        Je vous autorise provisoirement... Vous ne pouvez dépas­ser dans vos leçons la lecture, l'écriture, les premières notions de calcul et de catéchisme. Vous ne devez admettre dans votre école que des enfants qui aient été vaccinés ou qui aient eu la petite vérole.

Dans l'un de ses ouvrages consacrés à l'histoire de la Ille Répu­blique, mon ami André Guérin a pu écrire :

        Cette œuvre de foi n'aurait pas abouti si la religion nou­velle du salut national par l'instruction n'avait pénétré les esprits d'une véritable passion, dans les villes d'abord, peu à peu jusque dans les campagnes.

Pour comprendre ce que cela signifie, nous devons nous rappeler ce qu'était l'école en France avant 1881. Il suffit de nous reporter aux témoignages de Jules Vallès et de Martin Nadaud. Avant 1848, les écoles étaient rares dans les campagnes.

Lorsque le père de Martin Nadaud, simple ouvrier maçon décida que son fils aurait de l'instruction, il lui fallut d'abord convaincre son épouse et son propre père qui n'en voyaient pas la nécessité. Ayant résisté à toutes les pressions familiales, il demanda au marguillier de Pontarion, un vieillard qui prenait des enfants chez lui pour leur enseigner l'alphabet et un peu d'écriture, de recevoir le petit Martin parmi ses élèves.

L'enfant partait le matin de très bonne heure pour Pontarion, passait deux heures avec son maître et regagnait ensuite son village à pied pour travailler aux champs. Il en coûtait douze francs par an à la famille.

Les maîtres d'école étaient alors mal payés, mal logés, mal considérés. Pour survivre, ils devaient exercer un second métier : bedeaux, écrivains publics, fossoyeurs, domestiques au presbytère, marchands de soupe, sonneurs de cloches, chantres à l'église. Ils faisaient la classe dans des salles vétustes, sans air, sans lumière, entre des murs noircis par la fumée du poêle. Ils ne disposaient que de cartes murales en lambeaux, de livres déchirés, et il ne s'agissait le plus souvent que du « Catéchisme du diocèse » ou des « Devoirs d'un chrétien » de Jean-Baptiste de la Salle. L'hiver, chaque élève devait apporter sa bûche pour alimenter le poêle de la classe.

J'ai entendu ma grand-mère raconter comment, vers 1875, elle devait manquer l'école les jours d'hiver parce que le chemin qui menait au hameau de Sazy à l'école communale de Saint­Amand-le-Petit était coupé par un torrent.

Lorsque le maître d'école n'était pas établi à son propre compte, il était placé sous l'autorité du maire et sous le contrôle permanent du curé.

Le recrutement était lamentable. Le maître d'école était sou­vent l'homme qui n'avait pas réussi à exercer un autre métier.

L'évêque du diocèse délivrait à qui il voulait l'autorisation d'enseigner. Avant le 16 juin 1881, 32 000 femmes enseignaient en France grâce à la lettre d'obédience, une autorisation d'ensei­gner délivrée par l'évêque à des catholiques éprouvés, sans aucune référence professionnelle.

La première école ouverte à Pontarion, dans la Creuse, le fut sur l'initiative du curé. Il venait de temps à autre inspecter la classe. Les enfants étaient tenus d'assister à la messe. La distri­bution des prix avait lieu au château et c'était la baronne de Cor­bier qui remettait en récompense aux meilleurs élèves un petit livre religieux.

Paul Bert a fait une enquête sérieuse. Il a trouvé parmi les enseignants dans les Hautes-Alpes des frères dont l'ignorance était totale, dans l'Ardèche des maîtresses qui n'avaient aucune instruction, dans l'Aude des femmes qui savaient à peine écrire, en Eure-et-Loir des anciennes employées de fermes dont les parents dénonçaient l'incompétence.

Parfois, par chance, l'école était confiée à un ancien officier de l'Empire. S'il arrivait parfois que cet homme nourrisse à l'égard de la République une véritable aversion, du moins ses connais­sances générales étaient-elles plus sérieuses.

La loi du 16 juin 1881, en faisant des instituteurs des fonction­naires de l'Etat, en les libérant de toutes les tutelles dont ils étaient les victimes, a constitué en fait une véritable révolution.

Cette loi, pourtant, ne devait pas suffire à régler tous les problèmes. Pendant plus de vingt ans encore l'analphabétisme allait triompher dans certaines provinces.

Du moins, par cette loi, l'instituteur devenait le pilier de la République, celui qui avait reçu la mission d'enseigner à l'enfant l'échelle des connaissances, condition essentielle de son éman­cipation.

Grâce à la loi du 16 juin 1881, l'instituteur devient dans sa commune un personnage respecté et estimé, le conseiller des familles, le représentant d'un certain idéal démocratique. Une génération de jeunes instituteurs va très vite sortir des écoles normales.

En vérité, mes Frères, la République avait été proclamée en France le 4 septembre 1870. Ce fut seulement le 16 juin 1881 que Jules Ferry lui offrit une chance sérieuse de pouvoir survivre par la conscience éclairée des citoyens.

J.-A. FAUCHER,
Grand Secrétaire.

Publié dans le PVI N° 42 - 3éme trimestre 1981  -  Abonner-vous à PVI : Cliquez ici

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