GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 4T/1981 |
Tradition
Ecrite, Tradition Orale
En cette fin
de siècle, dans la mutation du monde social, apparaissent
deux points essentiels. D'abord,
l'éclatement de toutes les communautés : la
famille, la tribu, la Patrie, les religions. Les structures
communautaires se
désintègrent laissant le monde dans un
état voisin de l'anarchie ; ensuite,
l'avènement de la communication : jamais les communications
entre les hommes et
l'univers n'ont été aussi
développées. Le vécu local est devenu
mondial. Que
signifient ces évolutions ? Pouvons-nous imaginer que
l'Humanité
est en train de glisser de l'enfance à l'âge
adulte ? Ce
n'est qu'une supposition, mais si l'Homme y gagne la communication
avec tous ses semblables, il y perd tout ce qui le
protégeait. Car cette
communication n'est qu'en gestation. En quittant le cocon communautaire
il va
vers sa liberté, tout au moins il le croit, mais en
vérité, sur-informé, il
reste, dans ce temps de transition, sans réelles relations,
parce qu'il ne
conçoit d'autre liberté que celle
d'évoluer à sa guise dans le monde qui
s'ouvre à lui. En quittant le cocon communautaire, il y
abandonne ce qui en
fait sa substance vitale : la tradition. Ayant
coupé le cordon ombilical il se sent isolé et
menacé,
et dès lors, il veut abattre tout ce qui lui
apparaît comme étant un obstacle à
sa progression. Mais ignorant que toute construction
importante ne saurait
être l’œuvre d'un individu
isolé, il se heurte aux décombres qu'il accumule,
s'égare, s'affole dans le labyrinthe qu'il trace
lui-même et il réagit par la
possession, l'égoïsme, l'agressivité. Et
cependant, l'idée de progrès et l'idée
de tradition ne
sont pas incompatibles. Il ne saurait y avoir de contradiction entre
ces deux
idées. Si elles sont bien comprises, elles sont
mêmes complémentaires. En
un temps ou le pouvoir réel échoit un peu partout
à des technocrates
qui, en faisant de l'efficacité la grande religion des temps
modernes, en
arrivent à oublier que « science sans
conscience n'est que ruine de l'âme »,
seules les Sociétés initiatiques peuvent encore
réussir à intégrer le
progrès
dans les traditions séculaires. La
première fonction d'une tradition est d'individualiser
un groupe humain. Elément de cohésion, son
importance peut varier selon la
nature du groupe, mais il en est rarement absent. «Une tradition
possède
également un a contenu », qui peut être
provisoirement oublié, abandonné ou
méconnu, ne laissant subsister qu'une forme vide de sens,
une lettre sans
esprit, mais elle pourra toujours retrouver son « contenu
» par réanimation.
Néanmoins, tout doit être mis en oeuvre pour
assurer son maintien : même si sa
signification n'est pas clairement perçue, c'est une
garantie contre la perte
de cette signification. Si
nous, Francs-Maçons, nous établissons une
distinction
entre la tradition et les croyances, us et coutumes, nous ne devons pas
oublier
que, confondus dans les esprits, les unes et les autres ont, au cours
des
siècles, réglé pour l'essentiel la vie
des gens, leur fonction étant à la fois
d'apprivoiser l'inconnu et d'assurer la cohésion de la
Société. *
* * La transmission de la tradition par l'écriture peut-elle être garante contre son oubli ou son abandon ? Nous ne le pensons pas pour plusieurs raisons. Communiquée sous la forme épistolaire elle n'aurait en effet d'autre valeur que « décisive » : alors, pourquoi parler de Tradition plutôt que de règles, voire de statuts ? Sous cette forme, son authenticité pouvait et pourrait être controversée, sa valeur morale contestée, son interprétation erronée ou tendancieuse, et, qui plus est, l'exposer à la destruction. Ensuite son origine séculaire nous laisse à penser que l'analphabétisme et le paupérisme n'auraient pas permis aux communautés d'alors, soit de prendre connaissance de textes inaccessibles à leur compréhension, soit plus tard de les acquérir, de les conserver et de les transmettre aux générations suivantes. Lorsque
l'Eglise décida de célébrer
traditionnellement la
naissance de Jésus, elle s'en remit aux docteurs
chrétiens et aux théologiens
pour en définir la date, or aucun d'entre eux
n'était d'accord avec l'autre.
Clément d'Alexandrie la plaçait au 18 avril, un
autre au 25 mars,
Sainte-Epiphanie au 6 janvier (date adoptée par les Eglises
d'Orient). En
définitive c'est le Concile de Nicée (325) qui
trancha en fixant la date au 25
décembre, et au cours de la même session la date
de sa mort au 7 avril. Oui
peut affirmer que, dans les décennies à venir, un
théologien
ne prétendra pas avoir découvert la date exacte
de la naissance de Jésus ? La
tradition initiatique remonte à une époque ou les
livres
étaient inconnus. Qui voulait s'instruire devait alors
observer, méditer,
deviner et se taire. Le silence s'imposait car aucun langage
philosophique ne
s'était encore formé, si bien que pour exprimer
des conceptions d'ordre élevé
les mots faisaient défaut. Les Druides, une
communauté religieuse et
philosophique, une société initiatique qui eut
une influence politique et
sociale prépondérante sur l'ensemble des
pays Celtes, constituent un bon exemple. Des Druides, on n'a
trop souvent retenu que l'imagerie des manuels
d'Histoire. On les représente habituellement,
juchés sur un pavois, coupant le
gui sacré avec une faucille à lame d'or. Mais il
n'est jamais précisé que cette
cérémonie se déroulait en janvier et
que le gui, par son éternelle verdure,
symbolisait la puissance qui féconde. Membres d'une
société initiatique, les Druides
étaient
astreints à une très longue formation
s'étendant jusqu'à une vingtaine
d'années
d'études. Leur doctrine devait demeurer secrète
et leur éducation était tout
entière fondée sur des exercices de
mémoire, à travers des poèmes
rythmés
résumant l'essentiel de leur philosophie. Ils n'ont jamais
rien écrit car
l'usage de l'écriture était formellement
interdit. Il leur fallait écouter et
retenir ce que la tradition orale pouvait seule transmettre. En observant le mode de vie des descendants directs des Celtes, les Bretons en France, les Gallois et les Irlandais dans les Iles Britanniques, nous constatons que malgré les conflits religieux, politiques et sociaux qui perturbèrent violemment leur histoire, ils ont su maintenir et transmettre leurs traditions ancestrales. Ici, qu'il nous soit permis de rappeler l'essentiel de la teneur du serment maçonnique : « De ma propre et libre
volonté, je jure solennellement sur les
Trois Lumières de la Franc-Maçonnerie de ne
jamais révéler aucun des secrets de
la Franc-Maçonnerie à qui n'a pas
qualité pour les connaître, ni de les tracer,
écrire, buriner, graver, sculpter ou les reproduire
autrement. » Notre propos n'est pas là de rechercher une quelconque filiation de l'Ordre maçonnique avec les Druides, mais de faire appréhender la valeur de traditions, qui n'ont pu cheminer jusqu'à nous que par la voie initiatique, et qui ne se perpétueront que dans cette voie, laquelle passe par la recherche du Vrai. du Bien et du Beau ,1 symbolisés par notre trilogie : Sagesse, Force et Beauté dont le Franc-Maçon doit percevoir la validité au-delà de toutes les modes intellectuelles. L'idée d'une voie initiatique contient évidemment l'idée même de tradition, mais plus spécialement : la tradition du Secret, la tradition du Rituel, la tradition des Degrés d'Initiation, et la pratique du Symbolisme. La signification évidente de la tradition du Secret est que le contenu d'une tradition est réservé aux seuls Initiés. En effet, la révélation initiatique est d'ordre absolument personnel et ne s'acquiert que par l'émotion et la vie intérieure de l'Initié. Elle demeure donc forcément et par essence secrète. Sous sa forme étymologique, le secret impose au Franc-Maçon de s'abstenir de toute divulgation susceptible de porter atteinte à l'Ordre ou à ses membres. L'observance du rituel n'est pas un cérémonial désuet, un jeu abstrait ou une figuration lointaine. Les rites, et en particulier ceux d'ouverture et de fermeture des travaux qui ont pour fonction de séparer le monde initié du monde profane, sont des outils de réalisation : ils sont opératifs, ils donnent la vie à un temple, « que ce temple soit un homme, une cathédrale ou une loge maçonnique, leur fonction est de sacraliser chaque tradition particulière en la rattachant à un passé qui la fait apparaître comme « ayant toujours été là ». Certes, le formalisme du rituel n'est pas resté secret : il a été divulgué dans de nombreux ouvrages. Mais, sous ce rapport, on n'a pu faire connaître que son côté matériel car l'Esotérisme n'est pas susceptible de divulgation. La pratique du symbolisme c'est la transmission d'un ensemble de symboles avec comme corollaire la pratique de la méditation sur leur signification ; il n'y a pas de tradition sans symbolisme ; ils s'impliquent réciproquement. Un symbole n'a de sens qu'en .tant qu'il appartient à une tradition comme un maillon à une chaîne. Sans symboles, il n'y a plus ni tradition, ni Franc-Maçonnerie. La Franc-Maçonnerie a cette particularité de refuser l'opposition entre la sagesse et la science. Elle a choisi d'affirmer la supériorité de l'esprit sur la matière, non pas en niant ou en rejetant cette dernière, mais en s'attachant à en étudier la structure afin d'en réduire l'hostilité en la dégageant de son opacité. A cet aspect de sagesse maçonnique se rattachent deux traditions fondamentales. L'une est la liberté de pensée, c'est-à-dire l'exercice autonome de la raison seule source de la vérité et de la loi morale ; l'existence des traditions n'est pas une entrave à cet exercice et cela tout simplement parce que la liberté de pensée n'a pas de limites. Celui qui a pris conscience de cette liberté inaliénable ne pourrait plus, même s'il le voulait, revenir au stade infantile d'une conscience qui reçoit du dehors vérités et règles de conduite sous la forme de croyance obligatoires ou de commandements. Est-il besoin de dire que seuls les esprits faibles peuvent considérer l'invocation au Grand Architecte de l'Univers, symbole de la raison et la présence du volume de la Loi Sacrée, symbole de la sagesse, comme des obstacles au libre exercice de l'esprit intelligent. L'autre tradition fondamentale est celle qui rend effective cette vocation de la Franc-Maçonnerie par la discussion ordonnée qui n'aurait aucun sens si chacun des participants n'accomplissait un effort permanent pour être un esprit éclairé et un membre sinon actif, du moins conscient de sa Loge, ce qui lui permettra de mieux appréhender l'opposition entre deux usages du langage sous la forme « disputer » et « discuter ». Disputer c'est utiliser le langage dans une perspective stratégique pour entraîner l'adhésion. Discuter c'est confronter des opinions afin d'en dégager un accord qui est une approche de la vérité. Non seulement la discussion ordonnée, qui caractérise les Tenues maçonniques, est conforme à la tradition, mais elle est un des éléments essentiels de celle-ci qui fait de la Franc Maçonnerie un mode d'initiation original et positif. Lorsqu'une tradition a cessé d'être comprise elle ne vit plus dans les esprits en tant qu'observance servile, elle ne peut se maintenir transitoirement, ce qui manque de cohésion rationnelle ne tarde pas à se disloquer car tout cadavre tend à se décomposer. Chacun de nous recueille un patrimoine intellectuel et moral qu'il a mission de faire fructifier afin de le transmettre, enrichi, à la génération suivante. Nous sommes comptables de ce trésor accumulé au cours des siècles. La Franc-Maçonnerie moderne n'est pas destinée à rester ce qu'elle a été, l'avenir qui s'ouvre devant elle est plein de promesses, elle peut et doit être le lieu spirituel ou l'homme de demain gagnera sa conscience et sa liberté. L'histoire de notre Ordre apporte la preuve que là ou toute ,'institution humaine aurait disparu corps et biens, il est toujours sorti sain et sauf des tempêtes qui l'ont assailli. Pleinement instruit, le Franc-Maçon, sachant faire apprécier toute chose à sa juste valeur, doit ranimer l'idéal dont les sociétés humaines ont besoin pour se montrer dignes d'elles-mêmes. Incarnation contemporaine de la tradition il en saisira l'esprit vivifiant qui lui permettra d'accomplir la grande transmutation de l'ignorance en savoir, et du mal en bien. AOUT 1981 |
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