GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 1T/1982 |
Utopie et Franc-Maçonnerie
(*) De nombreux
colloques ou des ouvrages récents comme le très divertissant livre de Lapouge :
« Utopie et Civilisation », ont montré l'intérêt que suscite l'Utopie pour nos
contemporains. L'Utopie, c'est la conception imaginaire d'un gouvernement idéal
qui donnera le bonheur à chacun ; et cet intérêt soudain est facilement
explicable. La civilisation du
monde occidental paraît décadente à beaucoup. Les hommes recherchent en vain
une main fraternelle dans la foule solitaire. Ils voudraient donner un sens à
la vie et, comme le disait déjà Baudelaire, dans « Spleen et Idéal » : Où l'Espérance, comme une chauve-souris, S'en va battant les murs de son aile timide Et se cognant la tête à des plafonds pourris... ... l'Espoir, Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique, Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. Comment, en effet,
ne pas envisager un monde meilleur et ne pas donner de l'espoir aux hommes, nos
frères ? Comment ne pas envisager une Société plus juste, plus fraternelle et
plus humaine ? Notre ami André Lévy
le rappelait ici même : « Les Francs- Maçons, selon notre Constitution,
travaillent à l'amélioration constante de la condition humaine, tant sur le
plan spirituel et intellectuel que sur le plan du bien-être matériel. Et il est
bon de rappeler que la Déclaration américaine des Droits de l'Homme de 1776,
oeuvre des Francs-Maçons, ainsi que la Déclaration universelle des Droits de
l'Homme invoquent expressément le DROIT AU BONHEUR DES HOMMES. Mais faut-il, pour
cela, « un bonheur » à tout prix où, sous
prétexte d'égalité, disparaîtra la
liberté ; nous nous refusons de l'envisager. C'est un peu le
singulier
malentendu qu'a suscité l'Utopie dans le sens littéral du
terme. Il ne faut pas
se méprendre ; les utopistes sont de redoutables
prophètes et, contrairement à
ce que beaucoup pensent, le monde dont ils ont souvent
rêvé s'est partiellement
réalisé ; mais il ressemble à un monde
concentrationnaire l'homme n'est plus
qu'un numéro matricule et se trouve au service de l'ordinateur. Mais d'où vient le
mot lui-même : « Utopie » ? Etymologiquement, le monde de nulle part a été
inventé, si l'on peut dire, par le grand humaniste anglais Thomas More qui,
avec une prescience rare, dédia l'ouvrage à l'invincible roi d'Angleterre
Henri, huitième du nom, prince d'un génie rare et supérieur, lequel, dans son
infinie bonté, permit que More fut décapité au lieu d'être pendu. Ce qui fit
dire à ce dernier : « Dieu préserve mes amis d'une telle faveur ! » Il comprit,
peut-être un peu tard, que la cité idéale n'est pas celle où les rois sont
philosophes et où les philosophes sont rois. C'est bien entendu, Platon qui est
l'auteur de cette dernière citation et, au risque de décevoir ou de mécontenter
certains, j'apporterai des retouches sérieuses au mythe de Platon. Mais, après tout,
ce dernier n'a-t-il pas évoqué la faiblesse de notre jugement avec le mythe de
la caverne ? Permettez-moi de
situer Platon dans son temps. C'est celui de la Grèce décadente, où un jeune
philosophe de la haute aristocratie athénienne va s'efforcer d'arrêter le
temps après avoir créé la cité idéale. La vie de Platon est beaucoup plus
agitée qu'elle ne parait à certains. A la mort de son maître Socrate, Platon
estime qu'il est peut-être préférable de mettre du recul entre lui et Athènes.
Il va beaucoup voyager, en Egypte, à Tarente, en Tripolitaine et, rêve suprême
de tous les philosophes, il va se mettre à la recherche du bon tyran, esprit
cultivé, qui rêve certainement d'avoir un philosophe pour orienter sa politique
; en somme le bon despote éclairé. Il se rend donc à Syracuse, à la Cour du
très sage Denys l'Ancien, prend part naturellement à quelques bons complots et
intrigues ; il essaie, en vain, de faire de son disciple, si l'on peut dire, un
tyran-philosophe. Les successeurs n'auront pas plus de succès auprès de leur
disciple, More et Henri VIII, Voltaire et Frédéric II, Diderot et la Grande
Catherine. Le bon Denys,
cependant, impatient de se défaire d'un conseiller gênant, le fit le plus
gentiment du monde ; il l'embarqua sur un navire spartiate qui débarqua Platon
sur l'île d'Egine, bien entendu alors en guerre avec Athènes. C'était, pour
Platon, l'esclavage humiliant. Heureusement, il fut racheté par un riche
cyrénaïque et il put ainsi revenir à Athènes ; il n'écrivit pas alors les «
Fourberies de Scapin pour les écoles athéniennes, mais fonda Academos, sa
fameuse école de philosophie. C'est à ce moment-là qu'il écrivit ses célèbres
ouvrages, où il se proclamait le très fidèle disciple de Socrate. Cependant, il
ne faut pas se méprendre : le disciple va singulièrement trahir son maître et,
au champion de la critique et au partisan le plus célèbre de la Société
ouverte, va succéder le représentant du dogmatisme le plus étroit._ Certes, Platon est
rempli de bonnes intentions ; la Grèce est en pleine décadence; il faut donc
revenir à l'âge d'or, créer une nouvelle Cité idéale habitée par des individus
supérieurs, les Gardiens philosophes, et, bien entendu, la piétaille : les
artisans et les travailleurs, sans compter bien entendu les esclaves. Le système
politique s'apparente au communisme idéal ; l'argent a disparu et il y a
suffisamment de produits pour que les Gardiens, membres d'élite, n'aient pas de
besoins qui entraîneraient certaines tentations, et pas trop de biens pour les
voir tomber dans la mollesse. Comment sélectionner ces hommes de choix ? Platon
nous le dit dans « La République » « Nous élevons,
dit-il, les animaux avec grand soin, tout en négligeant notre propre espèce ;
il est évidemment stupide d'en faire autrement avec l'espèce humaine. Les
meilleurs gardiens se marieront avec les meilleurs espèces de femmes, l'élevage
des humains sera l'objet de leurs préoccupations, les rejetons des gardiens
seront, au fur et à mesure des naissances, pris en mains par des autorités
constituées à cet effet, formées soit d'hommes soit de femmes, soit des uns et
des autres puisque les charges de l'Etat sont communes aux hommes et aux
femmes. » Oui, les rejetons
donc — c'est Platon qui parle : « j'entends de ces rejetons de valeur — seront
portés au bercail et remis à des soigneurs qui habiteront dans un certain
quartier de la ville ; » quant aux rejetons des sujets sans valeur et à ceux
qui seraient mal conformes de naissance, ces mêmes autorités les cacheront
comme il sied dans un endroit que l'auteur ne nomme pas mais que vous devinez
évidemment... Ces fonctionnaires mettront toute leur ingéniosité à empêcher que
les mères ne connaissent le rejeton qui est le leur. Ces gardiens vont
d'ailleurs vivre un régime très spartiate ; ils seront éduqués grâce à la
musique et à la gymnastique. Leur dévotion sera sans mesure pour l'Etat. Ils
seront, selon Platon, des chiens de garde à la fois irrascibles et philosophes. J'avoue ne pas
avoir pensé à Platon lorsque je faisais des recherches avec les équipes des
Nations Unies pour retrouver des enfants kidnappés par les S.S. et confiés à
des haras humains. Une autre idée de
Platon, qui sera celle de tous les utopistes, est que la Cité idéale ne doit
subir aucune modification. La désagrégation de l'Etat est la conséquence
directe de la corruption des individus et notamment des dirigeants. Tout étant
sujet à corruption, il est essentiel, dans la cité parfaite, d'éviter les plus
minimes modifications. Il convient donc
d'imaginer l'Etat idéal pour faire le bonheur collectif que l'on imposera à
chacun et d'empêcher tout changement. Je voudrais citer quelques exemples
caractéristiques que j'emprunte, bien entendu, à notre auteur. Les jeux : les
enfants qui innovent dans les jeux seront forcément des hommes bien différents
de ceux qu'étaient devenus les enfants d'autrefois. Une fois devenus autres,
c'est d'un autre genre de vie qu'ils seront en quête. Cette recherche
leur donne l'envie de pratiques et d'usages différents et nul d'entre eux ne
pourrait s'effrayer à la pensée de la venue consécutive de ce mal qui est le
plus grand qui puisse arriver à un Etat (« Les Lois ») , ce mal étant bien
entendu le changement. Les artistes et les
poètes seront très naturellement censurés ; les danses et les chœurs antiques
sont réglementés ; pas question de déviations. Le poète ne pourra
rien composer qui s'écarte des règles de conduite en
l'honneur dans la Cité ;
qui s'écarte de ce qui, selon ces règles, est juste ou
bon et, d'autre part, il
ne sera permis à aucun particulier de faire connaître au
public les
compositions déjà faites avant qu'elles n'aient
été montrées à ceux-là mêmes
qui ont été désignés comme juges en ces
matières, ainsi qu'aux gardiens des
lois et qu'elles leur aient donné satisfaction. Interdiction, cela
va sans dire, à moins de quarante ans, de faire un voyage pour quelque motif
que ce soit à l'étranger, sauf pour des cérémonies comme les Jeux d'Olympie où
on enverra les plus beaux et les meilleurs. Quand ils
rentreront chez eux, ces hommes apprendront à la jeunesse quelle est, dans le
domaine de l'organisation politique, l'infériorité des principes de conduite
des autres peuples... On réglementera
l'accueil fait aux étrangers. On évitera soigneusement qu'aucun de ces
étrangers n'introduise aucune nouveauté (« Les Lois ») et ils auront des
logements soigneusement appropriés. Les magistrats
spécialisés n'auront avec eux d'autres relations que celles qui sont
indispensables, et encore, le plus rarement possible. J'arrêterai cette
nomenclature pour citer Karl Popper, dans son très beau livre sur Platon : « Platon,
le plus doué des disciples de Socrate, fut aussi le plus infidèle, car il
trahit son maître en le présentant comme un défenseur de sa grandiose théorie
d'une société arrêtée. Il n'eut d'ailleurs aucun mal à le faire puisque Socrate
était mort. » Les siècles vont
passer ; on va oublier totalement ou à peu près l'enseignement des philosophes
grecs, mais la fin de Byzance fait refluer vers l'Europe les manuscrits de
l'antiquité grecque. Une nouvelle soif de connaissance naît en Europe :
l'imprimerie se développe ; les voyageurs découvrent avec ravissement le nouveau
monde, avant de découvrir l'économie des Incas. Voici la Renaissance. C'est à cette
époque que naquit à Londres Thomas More, le 7 février 1478 pour être plus
précis. Il fait d'excellentes études et il est remarqué par le chancelier
Morton. Il sert en qualité de page. Il se lie d'une amitié très profonde avec
ses maîtres d'Oxford et en particulier avec Erasme, qui lui dédiera « L'Eloge
de la folie » en jouant d'ailleurs sur le mot folie, mot qui se dit en grec «
moria ». Devenu avocat (cela
n'aurait certainement pas fait plaisir à Platon, mais, rassurez-vous, More
supprimera les avocats dans sa Cité idéale), il va être élu député au Parlement
de Londres, va beaucoup voyager à l'étranger, où il servira de négociateur
international, et sera remarqué par Henri VIII, qui n'est pas du reste le
rustre que l'on imagine. Henri lui rend
fréquemment visite, discute de lettres avec son ami, le nomme Chancelier de
Lancastre, puis Grand Chancelier et ce sera la grande dispute finale, provoquée
par les aventures conjugales d'Henri VIII sa volonté de divorcer, sa rupture
avec l'Eglise catholique et la Papauté, le refus de More d'entériner les
décisions royales et, comme je l'ai dit au début de mon propos, l'exécution de
Thomas More. Sa fin dramatique lui vaudra d'être canonisé par l'Eglise
catholique et sa célébrité à travers les siècles est due à son livre auquel il
n'avait peut-être à l'époque prêté qu'une attention discrète ; mais le seul
ouvrage qu'on lit maintenant de Voltaire n'est-il pas « Candide » ? L'Utopie, discours
du très excellent homme Raphaël Hythiotay, ce qui signifie pour les uns « a
droit au bavardage » et pour les autres « vain babil », fut la meilleure constitution
d'une République par l'illustre Thomas 'More, vicomte et citoyen de Londres,
noble ville d'Angleterre, paraît en 1516. La situation de
l'Angleterre, sur le plan économique, est loin d'être aussi brillante que sur
le plan littéraire. L'élevage intensif du mouton a provoqué déjà la guerre du
mouton puisqu'il a chassé les paysans de leurs terres. Des dizaines de milliers
de chômeurs errent dans les rues de Londres et 70.000 vagabonds et mendiants
seront envoyés au bourreau dans les quatre dernières années du règne d'Henri
VIII. Devant le luxe insolent et cette misère profonde, l'humaniste et chrétien
More se révolte et c'est ainsi que va naître l'Utopie, un peu d'ailleurs
inspirée par son ami Erasme. C'est un ouvrage plein de vie, éloigné de la scholastique
de l'époque et également inspiré par Pic de la Mirandole. A la différence de
Platon, More n'imagine pas une création d'une cité future et idéale, mais conte
le récit d'un voyageur rencontré à Angers, Raphaël Hythlonay, déjà nommé. Ce
dernier a beaucoup voyagé et a visité une île extraordinaire, l'île Utopie, qui
s'appelait autrefois Abraxas ou plus exactement Abraxa. On notera au
passage l'influence de la gnose et de la kabale. Il faut constater que la
suppression de la lettre s finale enlève au mot plus de la moitié du nombre
kabalistique, l's valant à lui seul plus de 200 unités ; la soustraction ne
donne plus que le chiffre 165 à Abraxa, qui n'a donc pas atteint la perfection
idéale. Mais je ne suis pas parmi vous pour vous parler de l'abraxianisme qui
fut enseigné à Alexandrie sous le règne d'Adrien. L'idée du bonheur, que nous
retrouvons tout au cours de notre exposé, est le premier fondement de la
philosophie et de la morale des Utopiens. C'est bien entendu
à l'Etat de donner ce bonheur collectif ; il y réussit par l'abolition de la
propriété. Les Utopiens, en effet, appliquent le principe de la possession
commune pour anéantir jusqu'à l'idée de la propriété individuelle et absolue.
On procède au changement des maisons tous les dix ans et on tire au sort ce qui
doit vous tomber en partage. Les repas se font
en commun et une trompette annonce l'heure des repas. Les meilleurs morceaux
sont portés aux vieillards et on a soin de mettre les jeunes à leurs côtés, qui
s'empressent de manger ce que ces bons vieillards n'ont pu avaler, juste
hommage ainsi rendu à leur vieillesse et à leur compréhension. Si les biens sont
distribués avec abondance, il ne faut pas croire cependant que l'on voyage
librement en Utopie ; les voyageurs sont munis d'une lettre du Prince qui
certifie le congé et fixe le jour du retour. Celui qui, de son propre
mouvement, se permet de franchir les limites de sa Province est traité en
criminel ; pris sans le congé du Prince, il est ramené comme un déserteur et
sévèrement puni. En cas de récidive, il perd la liberté. C'est drôle comme on
n'aime pas les voyages libres, dans les pays où règne le bonheur universel. Le travail est
obligatoire et, pour les travaux pénibles, on manque parfois de main-d'oeuvre.
Qu'à cela ne tienne, on utilise les journaliers pauvres des contrées voisines,
qui viennent volontairement offrir leurs services. Ces derniers sont traités
en tout comme des citoyens, excepté qu'on les fait travailler un peu plus,
attendu qu'ils ont une plus grande habitude de la fatigue. Ils sont
naturellement libres de partir quand ils veulent et jamais on ne les renvoie
les mains vides. L'or sert à
fabriquer des vases de nuit mais aussi à acheter les consciences des
adversaires. On loue des mercenaires, les Zapolètes, où certains esprits
malveillants ont voulu reconnaître les Suisses. Les Zapolètes descendent en
effet par milliers de leurs montagnes et vendent à vil prix leurs services à la
première nation venue qui en a besoin. La guerre déclarée, cependant, on a soin
de faire afficher en secret dans les locaux les plus apparents du pays ennemi
des proclamations permettent des récompenses au meurtrier du Prince ennemi, et
d'autres récompenses pour les têtes d'un certain nombre d'individus. Mais ceux dont les
têtes sont ainsi mises à prix, sont invités à trahir leurs partisans par
l'offre de semblables récompenses et promesse d'impunité. La 5° Colonne est
ainsi créée. L'île d'Utopie
contient 54 villes spacieuses et magnifiques. Le langage, les mœurs, les
institutions, les lois, y sont parfaitement identiques. Les 54 villes sont
bâties sur le même plan et possèdent les mêmes établissements et les mêmes
édifices. More est
particulièrement original en ce qui concerne les idées religieuses ; en effet,
les Utopiens conviennent qu'il existe un Etre suprême, à la fois créateur et
providence ; cet Etre est désigné dans la langue du pays par le nom commun de
Mythra. Mais Mythra n'est
pas le même pour tous. Quelle que soit la forme que chacun affecte à son Dieu,
chacun adore sous cette forme la nature majestueuse et puissante à qui seul
appartient le consentement général des peuples, le souverain empire de toutes
choses. N'est-ce pas là en
filigrane le Grand Architecte de la Franc- Maçonnerie andersonnienne ? L'Utopie de More
est, certes, fort différente de celle de Platon. Mais la monotonie de cette
Cité, où la liberté semble exclue et où la vie du citoyen est réglée avec
minutie, justifie partiellement la boutade d'Erasme qui écrivait : a On vantera
après cela, s'il plaît aux Dieux, la maxime fameuse de Platon : Heureuses les
Républiques dont les philosophes seraient chefs et où les chefs seraient
philosophes. Si vous consultez l'Histoire, vous verrez, au contraire, que le
pire gouvernement fut celui d'un homme frotté de philosophie. m Mais, néanmoins, il
faut rendre un grand hommage à Thomas More dont on ne peut nier la très grande
générosité et le très grand courage. Je ne vous parlerai
pas des multiples utopistes qui ont suivi More. Leurs héros ont tous débarqué
dans une île bienheureuse, où règne le bonheur organisé, et je ne vous ferai
pas une tirade sur Cyrano ; d'autres l'ont fait bien mieux que moi. Mais
j'avoue cependant avoir un faible pour un utopiste, si on peut le qualifier
vraiment de ce nom, né à la fin du siècle de Louis XV, dans la ville de
Besançon chère à Victor Hugo, qu'il détestait d'ailleurs cordialement, et qui,
à la fin de sa vie, attendait patiemment vers le coup de midi, dans les jardins
du Palais Royal, le riche philanthrope qui devait lui apporter les fonds
nécessaires à l'édification de son fameux phalanstère. Peut-être était-ce
aussi pour voir, comme le dit perfidement Lapouge, les grisettes, car notre
homme était un peu libertin et même un peu licencieux dans ses ouvrages que ces
graves disciples issus de l'Ecole Polytechnique comme Considérant ou Godin se
gardaient de publier de son vivant. J'ai nommé, si vous ne l'avez pas reconnu,
Charles Fourier. Avait-il été initié
dans une Loge maçonnique de Lyon ? Cette hypothèse, jusqu'à présent, n'a été ni
affirmée, ni démentie. Quoi qu'il en soit, cet ennemi mortel du commerce mais
partisan farouche de la liberté presque jusqu'à l'anarchie, fait élaborer ses
théories à la sortie d'un restaurant parisien où, paraît-il d'ailleurs, il
avait déjeuné avec Brillat-Savarin et où il avait été indigné par le prix d'une
pomme qu'il avait payée 14 sous. Cela lui fit découvrir l'importance du
bénéfice des commerçants et l'importance également de l'association
Travail-Capital. D'où l'idée de la création des phalanstères, où les hommes et les
femmes étaient groupés selon leurs caractères dénombrés au nombre de 816. Les revenus étaient
partagés selon le capital, le talent et le travail. Le travail se déroulait
d'ailleurs dans la joie ; les fêtes se succédaient et Fourier est prodigue en
idées pour l'exécution des travaux du phalanstère : les enfants groupés en
bandes de sacripants se livrent aux travaux les plus sales car ils adorent la
saleté ; les femmes sont divisées en trois corporations : les épouses qui n'ont
qu'un seul homme à perpétuité si l'on peut dire ; les demoiselles ou demi-dames
qui peuvent changer de partenaires, mais la séparation doit se faire avec une
certaine régularité, et les galantes, dont les statuts sont encore moins
sévères et qui sont d'ailleurs très honorées dans des fêtes. Il est vrai que les
propres disciples de Fourier n'ont pas osé publier la hiérarchie du cocuage,
publiée seulement en 1924, et où Fourier distingue, avec une verve diabolique,
le cocu fanfaron, le cocu martial, le cocu sympathique, le cocu trompette, le
cocu du miracle et, le plus malin de tous, le cocu transcendant ou de haute
volée qui, ayant épousé une très belle femme, la met en valeur et la cède par
un coup de haute fortune. Il est non moins
extraordinaire de penser que cet apparent fantaisiste a été un prophète tout à
fait remarquable. On a pu le qualifier de véritable père des coopératives.
Godin, son disciple, devait fonder une coopérative qui a subsisté jusqu'à nos
jours et les kibboutz, malheureusement beaucoup plus austères que les phalanstères,
ont beaucoup emprunté aux idées de Fourier. Quant au garantisme de Fourier, il
s'est développé dans les mesures de protection sociale : Sécurité Sociale,
Médecine du Travail, etc. On a pu dire que les véritables héritiers sont ceux
qui ont fait passer l'espoir du plan du rêve à la réalité. *
* * Il est évident, à
la lumière de ce que j'ai essayé d'esquisser, que les Maçons ne peuvent être
considérés comme des Utopistes puisque, précisément, ils ne sont pas des
doctrinaires qui veulent construire un monde où tout est réglementé. Mais, à peine ai-je
prononcé ces mots que, déjà, je semble m'inscrire en faux contre mes propres
paroles La Loge maçonnique,
ou plus exactement la Tenue maçonnique, n'est-elle pas un court moment dans le
monde arrêté de la Cité idéale ? Dans la Jérusalem retrouvée ? Par le miracle
du rituel, les Maçons se trouvent séparés de ce qu'on appelle le monde profane. C'est une Cité où
tous les hommes sont égaux, sans distinction de classes, sans distinction
d'âges. Car, en effet, l'un
des miracles de la Cité Utopique, c'est L'absence de conflit de générations,
et, paradoxalement, le père peut être plus jeune que le fils. Mais, diriez-vous,
vous avez stigmatisé les contraintes de la Cité Utopique telle que l'ont
imaginée les philosophes. Or, vous- mêmes, n'avez-vous pas, dans votre
Jérusalem retrouvée, des contraintes ? En fait, le rituel
permet précisément une libération de l'homme, car nul n'est parfait et le Maçon
ne l'est pas plus qu'un autre et ses instincts éventuels de violence sont
réfreinés par les gestes du rituel. Le Maçon, lorsqu'il parle, se met à l'ordre
: chacun parle à son tour, il y a le respect de l'autre. Cette discipline
empêche tout excès : elle permet tout dialogue et fait qu'effectivement la
Loge est le centre d'union, comme le disait Anderson, d'hommes qui, autrement,
ne se seraient pas rencontrés. Et il ne faut
surtout pas croire que les Maçons vivent uniquement en vase clos dans un
univers mystique, loin des réalités de la vie. J'ai été frappé, ces jours-ci, à
la lecture du petit livre de Roger Ikor intitulé : « Je porte plainte ». Roger
lkor a vu son fils mourir de désespoir, après avoir fait un séjour dans une de
ces sectes qui prolifèrent à l'heure actuelle. Rassurez-vous, dans
une loge maçonnique il n'y a pas de gourou ou, plus exactement, le gourou c'est
la Loge. Certes, nous sommes ouverts à toutes les idées et à toutes les
croyances, mais nous avons foi dans ce que nous a apporté le Siècle des
Lumières : l'idéal de Liberté, d'Egalité et de Fraternité. Et le Maçon est
invariablement optimiste. Il croit au progrès, préférant toujours l'espoir au
désespoir. Aussi, nous n'oublions pas le monde extérieur, les combats pour les
Droits de l'Homme et le triomphe de la raison. Pour reprendre une
expression de Roger Ikor : « Nous ne négligeons nullement la haute spiritualité
de Descartes ou de Kant au profit d'un gourou, même venu de très loin.. Si le temps
maçonnique s'est illuminé à la vie initiatique par la magie de l'ouverture des
travaux et du rituel, il va de même passer du sacré au profane par la fermeture
des travaux. Il est recommandé
alors à nos Frères de porter au-dehors la Lumière recueillie dans le Temple. Alors, l'Utopie
prend son deuxième sens. Elle incarne, pour nous, l'Idéal maçonnique que nous
avons évoqué au début de ce propos : améliorer la condition de l'homme et
apporter un peu plus de justice et de fraternité au monde et parier, oui
parier, sur L'AVENIR DE L'HOMME. Albert MONOSSON(*) Conférence
prononcée par Albert Monosson le 14 février 1981 au Cercle
Condorcet-Brossolette |
P044-1 | L'EDIFICE - contact@ledifice.net | \ |