GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 1T/1982 |
La Poésie Maçonnique en
Iran:
Adib OL-MAMALEK (*) Lorsqu'on examine
la littérature maçonnique — c'est-à-dire, selon la définition tout empirique
que nous proposons, les oeuvres écrites par des Maçons sur un sujet
explicitement ou implicitement maçonnique, avec une intention esthétique — on
ne vole pas toujours d'émerveillement en émerveillement et, en fait, on risque
d'être parfois assez déçu. Certes, il y a eu le Lessing des Dialogues
maçonniques ; il y a eu le Goethe des Geheimnisse et de Wilhelm
Meister et, si l'on veut, le Kipling de la Loge-Mère et le Herder d'Adrastea
; mais, pour le reste, il faut bien reconnaître qu'elle ne va pas très loin,
cette production littéraire maçonnique assez volumineuse pour occuper
plusieurs centaines de numéros dans la bibliographie de Wolfstieg. Même les
moins inconnus parmi ces Maçons qui ont cru devoir taquiner la Muse — songeons
à Jerocades, à Bazot, à Guerrier de Dumast, à Salfi, à Félix Nogaret et à
quelques autres — ne possèdent guère qu'un intérêt de document historique ou
de curiosité bibliographique. Et sans la musique de Mozart, que serait le
livret de la Flûte enchantée ? Devant une
situation aussi désolée, le Maçon sensible à la beauté d'un texte littéraire se
sent quelque peu réconforté de constater que, malgré tout, il existe aussi des
oeuvres maçonniques qui ne sont sans doute pas des sommets de la littérature,
mais qui se situent quand même à un niveau esthétique très honnête. Le plus souvent, de
tels ouvrages sont dus à ceux qu'il faut bien appeler de grands écrivains ; et,
s'ils ne constituent pas leurs chefs-d'oeuvre, ils portent néanmoins
l'empreinte d'un véritable travail artistique. Parmi ces oeuvres, secondaires
sans doute, mais non négligeables pour autant, on pourrait ranger l'inspiration
maçonnique de Carducci, de Robert Burns, de Monti, de Rückert et même de Gérard
de Nerval, dans la mesure où ce dernier était Maçon, ce qui n'est pas prouvé.
Encore les avis peuvent-ils différer quant à la valeur de ces oeuvres, et
certains nous trouveront-ils trop sévère ou trop indulgent. Quoi qu'il en soit,
c'est dans cette dernière catégorie, celle des grands écrivains produisant des
oeuvres maçonniques mineures, mais d'une qualité littéraire honnête, que je
situerais le poète iranien dont je voudrais vous entretenir ici. La notion de «
grand écrivain » est évidemment assez subjective ; mais le fait est qu'il
appartient aux gloires littéraires consacrées de l'Iran, qu'il y est bien connu
et se trouve au programme des études secondaires — ce qui n'est pas, bien sûr,
une garantie de valeur esthétique, mais l'indice certain d'une empreinte
laissée sur la postérité. En ce qui nous concerne, il est d'autant plus digne
de retenir notre attention que la Franc-Maçonnerie était une importation toute
récente dans son pays. Or il nous semble que pour créer une oeuvre poétique
dans un domaine où il n'existe pas encore de tradition littéraire, il faut à
l'écrivain une capacité d'assimilation et un enthousiasme assez exceptionnels.
Pour ce qui est du résultat concret de cet enthousiasme créateur, nous
voudrions que les lecteurs en jugent par eux-mêmes d'après les deux extraits
que nous leur présenterons. Il est toutefois indispensable de situer l'oeuvre
par rapport à son auteur et à son époque. Notre poète
s'appelait, en fait, Mohammad Sâdeq, fils de Hossein (Hosayn) ; plus tard, il
adoptera le pseudonyme poétique d'Amiri et recevra le titre honorifique d'Adib
ol-Mamâlek (« Lettré des Royaumes »), sous lequel il est le plus connu. Il
naquit en 1860 près du village de Farâhân, à quelque 300 km au S:O. de Téhéran. Il faut essayer de
bien se représenter ce que cela signifiait naître vers le
milieu du XIXe siècle
dans un pays au passé glorieux certes, mais où
désormais l'évolution s'était
arrêtée à un moyen âge sombre et
léthargique ; un pays qui tirait toute sa
substance d'une agriculture arriérée et inefficace,
laquelle enrichissait les
grands propriétaires féodaux et projetait dans une
incroyable misère matérielle
et morale ceux qui travaillaient le sol ; un régime politique
despotique, où un
monarque, inaccessible parmi les femmes et les eunuques de son harem,
exerçait
seul un pouvoir absolu et arbitraire, qui ne reculait ni devant la
suppression
plus ou moins discrète des gêneurs, ni devant la torture,
ni devant des supplices
horribles ou spectaculaires ; un système judiciaire assez
imprécis, où la
bastonnade sur la plante des pieds, d'application quasi
générale dans les
affaires mineures, était presque une preuve de clémence ;
une population
misérable, crasseuse, abêtie, étrangère
à toute idée de citoyenneté, asservie à
un clergé chi'ite souvent obscurantiste et rétrograde, et
à une foule de
devins, de thaumaturges et de derviches ignorants et paillards une
situation
économique et financière déficitaire à un
point inimaginable, que les emprunts
faits à l'étranger ne parviennent évidemment pas
à redresser ; et ainsi de
suite. Dans ce cadre
désolé, la culture iranienne, la fascinante culture iranienne, n'était pas
morte pour autant ; toutefois, dans ce XIXe siècle, sa vitalité n'est plus
celle de jadis ; elle est toujours l'apanage d'un petit nombre de gens ; en
outre, elle tend de plus en plus à se replier sur elle-même et à se complaire
dans une orientation passéiste et dans l'imitation formelle, voire formaliste,
des prestigieux modèles d'autrefois. Il y a là, dirait-on, un certain
essoufflement. Par ailleurs, il ne
s'agit pas d'oublier la présence européenne — prussienne, française, mais
surtout anglaise et russe — qui se manifeste essentiellement . par des prêts
d'argent et des assistances techniques et militaires jamais désintéressées :
tout cela aura bientôt une certaine odeur de pétrole. L'influence culturelle
de l'Europe est plus limitée et sporadique, malgré la fondation, en 1852, de la
Dâr ol-Fonum, la première école supérieure où l'on enseignait les
sciences de l'Occident, ce qui va déterminer un mouvement de traductions
d'ouvrages européens. C'est dans ce monde
iranien assez peu idyllique qu'Adib ol-Mamâlek naquit et grandit. Encore
appartenait-il à une famille plutôt aisée, cultivée et traditionaliste, qui
prétendait descendre de Zayn ol-'Abedin, le quatrième successeur de Mahomet. Le
jeune homme bénéficie d'une éducation soignée dans les disciplines musulmanes
traditionnelles, qui étaient aussi ambitieuses et incomplètes que le trivium
et le quadrivium de nos universités médiévales : surtout le Coran,
beaucoup d'arabe et de persan, de la prosodie et de la métrique, mais aussi des
mathématiques et de l'astronomie, de la logique et de la calligraphie. Plus
tard, Adib ol-Mamâlek y ajoutera la connaissance du turc, du français, d'un peu
d'anglais, de russe et de pahlavi. D'autre part, dès
sa prime jeunesse, il s'était aussi exercé, avec beaucoup de bonheur et de
succès, à la poésie, et cela va décider de sa carrière plus tôt que prévu. En
effet, à l'âge de quatorze ans, il se retrouve orphelin de père et doit
assurer lui-même sa subsistance. Il entre alors au service de plusieurs
personnages plus ou moins puissants — des princes et des ministres — comme
poète de cour, payé pour écrire des poésies de commande et de circonstance :
une situation qui ne favorise sans doute pas la création personnelle.
Toutefois, avant l'âge de trente ans, il a la chance d'être engagé par un homme
assez remarquable, le ministre Hassan 'Ali Garrusi, Amir-e Nezâm, qui est
lui-même un fin lettré et laisse à Adib ol-Mamâlek une liberté d'inspiration à
peu près totale ; d'ailleurs, leurs rapports cessent bientôt d'être
clientélaires pour se transformer en amitié et estime réciproques. Leur connivence
fut assez durable : si l'on excepte deux années passées comme traducteur dans
l'administration publique, notre poète restera dans l'entourage de Garrusi
pratiquement jusqu'à la mort de ce dernier, en 1899. A vrai dire,
conscient de la précarité d'une carrière courtisane, Adib ol-Mamâlek s'était
déjà mis, quelque temps auparavant, à chercher un autre métier. Recommandé par
son protecteur et précédé par une sérieuse réputation de savoir, il exerce
pendant une brève période la fonction de vice-recteur de la Loqmâniyyè, une
haute école de Tabriz qui dispensait aussi un enseignement européen. Mais,
bientôt après, il va donner un nouveau tournant à sa vie professionnelle en se
lançant dans ce qu'on pourrait appeler le journalisme poétique. Il fonda un hebdomadaire
culturel, intitulé précisément Adab (a La Culture n). Par la suite, il
créera ou dirigera plusieurs autres périodiques, tout en collaborant à ceux qui
existaient déjà. Compte tenu du pays et de l'époque, tous ces journaux peuvent
être qualifiés de progressistes ou de réformistes. Adib ol-Mamâlek leur donne
de très nombreuses contributions sous forme de poèmes, un moyen d'expression
auquel les lecteurs iraniens étaient bien plus réceptifs qu'à la prose. C'est
dans cette carrière et dans ce genre de poésie que notre poète se sent vraiment
lui-même et qu'il produit son oeuvre la plus neuve et la plus originale. Il y
restera d'ailleurs fidèle jusqu'à la fin de sa vie. Cette oeuvre
poétique d'Adib ol-Mamâlek, il serait peut-être temps d'en examiner les
caractères principaux. Pour apprécier l'originalité de cette production assez
volumineuse (plus de 800 pages dans l'édition posthume de 1933, sans compter
les traités en prose, apparemment perdus), il faudrait la comparer à la poésie
persane traditionnelle, qui jouit encore d'une immense faveur à l'époque qui
nous intéresse. C'est là une poésie merveilleuse et dont la réputation n'est
plus à faire, mais qui se caractérise, entre autres choses, par une tendance à
l'abstraction, à I'allégorisme et au mysticisme, ainsi que par un certain culte
de la forme. Tout cela se cristallise en un nombre limité de thèmes que l'on
apprend vite à connaître : la contemplation extatique de la boucle de cheveux,
de la tache de beauté ou du sourcil de la bien-aimée ; la célébration de
l'ivresse mystique et du vin qui donne le vrai et le gai savoir ; le dialogue
entre le papillon et la flamme qui l'attire et va bientôt le réduire à néant ;
la complainte du paon captif et séparé de sa verte nature ; les aventures de
Madjnun, devenu fou par amour pour le belle Laylâ, etc. Tout cela peut se lire
et s'interpréter à plusieurs niveaux ; et il n'est pas faux de comparer un
poème persan traditionnel à un message codé, qui aurait un sens littéral,
apparent, et un ou plusieurs sens symboliques ou ésotériques. La plupart de ces
thèmes sont aussi présents dans l’œuvre d'Adib ol-Mamâlek, mais ils n'en
constituent pas l'essentiel, et ils sont traités, de toute manière, dans un
esprit assez différent. En fait, on pourrait caractériser l’œuvre de notre
poète par le fameux vers de Chénier : Sur des pensers
nouveaux faisons des vers antiques. En d'autres termes,
cette poésie possède une forme parfaitement classique et fidèle à la tradition
littéraire iranienne : non seulement la langue et la versification, mais encore
les métaphores et autres conventions stylistiques ; tout ce qui, en résumé,
constitue une communauté de pensée et de culture. Tout au plus peut-on
remarquer une relative simplicité de style, ce qui est dans la ligne d'une tendance
littéraire amorcée dès le début du XVIII° siècle. Quant au contenu de
cette poésie, il est décidément tourné vers des choses plus concrètes et
immédiates, ce qui est assez nouveau dans la littérature persane. Adib
ol-Mamâlek était convaincu qu'il avait, comme poète, une mission à accomplir :
celle de réveiller la société iranienne de sa prostration, en dénonçant ses
carences et en lui montrant la voie du progrès. Aussi la critique sociale et
politique occupe-t-elle une grande place dans son oeuvre : il prend le parti
des humbles et des opprimés, brosse un tableau effrayant de la misère des
paysans, combat le fanatisme et l'obscurantisme, la corruption de
l'administration et de la justice, met au pilori les ingérences étrangères et
leurs complicités, dénonce sans merci les horreurs de la guerre ; d'un autre
côté, il appelle à l'amour de la patrie, qu'il désire voir s'engager dans la
voie du progrès ; il fait l'éloge du savoir, de l'étude, de l'hygiène même : il
célèbre les vertus de la démocratie parlementaire ; il chante avec des accents
passionnés la liberté et le futur renouveau moral et politique de son pays. De
toutes ses forces, il réclame une société plus juste, réalisée par
l'instauration d'un régime démocratique. Ces réformes
politiques si ardemment désirées finirent quand même par arriver. Ce ne fut
certes pas le déferlement soudain de la démocratie la plus parfaite, et tout
cela nous paraît aujourd'hui bien modeste et timoré. Toujours est-il que le
Châh de l'époque, Mozaffar od-Din, cédant à différentes pressions, prit les
mesures nécessaires pour l'élection d'un parlement, qui fut officiellement
inauguré le 9 août 1906 ; celui-ci élabora aussitôt une Constitution calquée
sur le modèle belge, mais soigneusement adaptée à l'orthodoxie musulmane ; elle
fut ratifiée par le Chah le 30 décembre 1906. L'enthousiasme fut grand auprès
de tous les esprits libéraux, mais il fut de courte durée. En effet, le Châh
Mozaffar od-Din meurt une semaine à peine après avoir proclamé la Constitution.
Or, son fils et successeur, Mohammad 'Ali, un réactionnaire de la plus belle
espèce, fait tout ce qu'il peut pour supprimer les libertés si récemment et si
durement conquises ; il multiplie les coups de force contre les institutions
démocratiques et les personnes qui les incarnent. Cette lutte culmine dans les
événements du 23 juin 1908 et des jours suivants, lorsque Mohammad 'Ali fait
bombarder le Parlement — avec les députés à l'intérieur — et instaure une
véritable terreur blanche. La démocratie parlementaire ne sera rétablie
qu'après un an de douloureuse guerre civile, au terme de laquelle le tyran doit
abdiquer et prendre la fuite. Les choses ne sont pas arrangées pour autant : de
décembre 1911 à décembre 1914, suite à un ultimatum russe, le Parlement est à
nouveau suspendu, tandis que le pays est gouverné par un conseil de ministres
plutôt conservateurs, mais qui ne mettent pas en cause les principes
fondamentaux de la Constitution. Et bientôt, la première guerre mondiale
achèvera de tout précipiter dans le chaos. Tous ces
événements, Adib ol-Mamâlek y est mêlé de manière plus ou moins directe, selon
les cas ; mais il se sent toujours personnellement et profondément concerné :
dans ses poèmes, il chante son enthousiasme et sa joie devant les progrès de la
démocratie, et crie sa haine du despotisme et des forces de la réaction. Cette
orientation de sa poésie ne tardera pas à le faire apparaître comme un des
poètes officiels et une gloire consacrée du nouveau régime, lequel lui assure,
du même coup, une situation matérielle stable en le nommant à des postes assez
importants dans l'organisation judiciaire : Adib ol-Mamâlek sera successivement
juge et président de la haute cour de justice dans plusieurs villes de
province. C'est pendant un de ses séjours hors de la capitale qu'il est
foudroyé par une attaque d'apoplexie ; transporté à Téhéran, il y expire le 21
février 1917. Connaissant les
opinions généreuses d'Adib oI-Mamâlek et l'orientation vraiment humaniste de sa
vie et de son oeuvre, on ne sera peut-être pas surpris d'apprendre qu'il était
membre de notre Ordre. Il faut savoir en effet que, dans le vent d'euphorie qui
soufflait en Iran après l'établissement du régime constitutionnel, la
Franc-Maçonnerie, et en particulier la Franc-Maçonnerie « libérale a, avait
réussi à prendre pied dans le pays. Vers décembre 1906, une quinzaine de Frères
iraniens et français résidant à Téhéran, presque tous initiés à Paris,
décidèrent de fonder une Loge provisoire et d'en demander la reconnaissance au
Grand Orient de France ; celui-ci accéda à leur requête le 6 novembre 1907.
C'est ainsi que naquit la R.•.L.'. Ecossaise « Le Réveil de l'Iran a, à l'Or.'.
de Téhéran, sous les auspices du G.•.O.•. de France ; son titre distinctif
était, à lui seul, tout un programme. Cette Loge symbolique, coiffée dès
juillet 1914 d'un Chapitre, réussit à se maintenir jusqu'en 1923, avec quelques
intermittences : la première guerre mondiale, bien sûr, mais aussi la période
qui s'étend de juin 1908 à juillet 1909, correspondant au coup d'Etat réactionnaire
de Mohammad 'Ali Châh. Celui-ci avait fait au moins deux victimes au sein même
du « Réveil de l'Iran a, tandis que d'autres Frères étaient exilés, emprisonnés
ou traqués par la police. De fait, un des caractères saillants de cette
première Loge iranienne, c'est qu'un nombre assez élevé de ses membres
étaient, à des titres divers, liés au mouvement constitutionnel. On y trouve
des personnalités très célèbres dans cette portion de l'histoire iranienne :
plusieurs députés, quelques ministres, des hauts fonctionnaires, des
intellectuels engagés dans le combat pour la démocratie, etc., avec une
orientation plus nettement « militante a avant 1908. On ignore les causes
exactes de la disparition de cet Atelier en 1923 ; pendant les 17 années de son
existence, quelque 160 personnes en avaient été membres. Ce qui est certain,
c'est qu'Adib oI-Mamâlek fut initié dans la Loge a Le
Réveil de l'Iran a le 7
mai 1907, peu de temps après sa fondation. Il deviendra
Compagnon le 8 décembre
de la même année et sera élevé à la
Maîtrise le 19 janvier 1908 ; la brièveté
des délais n'a rien de surprenant pour l'époque.
Malheureusement, dès 1912, il
cesse de payer ses cotisations et, après les avertissements
d'usage, est mis
en sommeil le 30 décembre 1913. Pour expliquer cet
éloignement par rapport à la
Franc-Maçonnerie, on en est réduit à des
hypothèses plus ou moins plausibles. Quoi qu'il en soit,
le passage d'Adi ol-Mamâlek dans notre Ordre a laissé une empreinte sur son
oeuvre poétique. On y trouve, pour commencer, un certain nombre d'allusions
maçonniques implicites, dont il faudrait encore faire le relevé exact. Par
exemple, un de ses poèmes souvent reproduits dans les anthologies contient le
passage suivant : Il n'y a pas d'autre culte dans le Temple de Salomon. » Si l'on sait que le
destinataire de ce poème est un autre Maçon, le ministre de la Justice Zokkâ'
ol-Molk (Foroughi, 1878-1942), ces vers ne peuvent manquer de nous évoquer
quelque chose de familier. En dehors de ces allusions disséminées un peu
partout, l'inspiration maçonnique se trouve concentrée, pour autant que nous
sachions, dans trois compositions poétiques : un quatrain dans lequel le poète
développe la maxime maçonnique a Liberté, Egalité, Fraternité a ; ensuite une marsiyé
ou élégie de deuil récitée lors d'une Tenue Funèbre à la mémoire de Paul Morel,
le deuxième Vénérable du a Réveil de l'Iran a ; enfin, un long poème de 538
doubles vers, intitulé a Les rites des Francs-Maçons a, que je voudrais vous
présenter d'une manière un peu plus précise. Ce poème fut
achevé, d'après son colophon, le 10 novembre 1907, peu de temps avant
l'accession d'Adib ol-Mamâlek au grade de Compagnon. Son sujet est tout
simplement une Instruction — ou Tuilage, ou Catéchisme, — du grade d'Apprenti,
dérivé de deux sources précises : un Memento en usage au Grand Orient de
France, maintes fois imprimé avant 1907, et le très célèbre Catéchisme
interprétatif inséré par Oswald Wirth dans son Livre de l'Apprenti,
dont la première édition remonte à 1894. Nous avons essayé de démontrer
ailleurs (**) cette filiation par des preuves internes, qu'il serait trop long
de développer ici ; mais, à titre d'exemple, on se souviendra peut-être de ce
passage où Wirth compare la Loge a la cellule organique et plus spécialement à l’œuf,
qui contient un être en puissance de devenir a, ainsi qu'à un cerveau ; or, non
seulement on retrouve le même développement et les mêmes termes dans le passage
correspondant d'Adib ol-Mamâlek, mais, bien plus, le mot français cellule
y est simplement translittéré en persan. Cette Instruction
d'Apprenti, augmentée d'une préface et d'un colophon, est coulée dans le moule
poétique traditionnel de la littérature persane : le poète a choisi d'en faire
un masnavi, une forme poétique de tout temps réservée en Iran à la
poésie épique, narrative et didactique. Adib ol-Mamâlek en respecte
scrupuleusement la structure devenue canonique depuis le Xlie siècle, en
commençant par l'invocation au Créateur, la louange des prophètes de l'Islam,
l'exposé des raisons qui ont amené l'auteur à écrire son oeuvre, etc., avant
d'en arriver au sujet proprement dit. Nous retrouvons ici un caractère
permanent dans l’œuvre d'Adib ol-Mamâlek : la modernité du sujet se combine en
parfaite harmonie avec une forme classique et traditionnelle. Nouveau et inédit,
un sujet maçonnique l'était incontestablement dans la littérature persane. Dès
lors, il semble assez intéressant de s'interroger sur l'esprit dans lequel le
poète a ressenti et exprimé une réalité aussi neuve et, disons-le, aussi
étrangère à l'Iran. En ne prenant pas les termes dans leur sens trop rigoureux,
on peut dire qu'Adib ol-Mamâlek se livre à une véritable opération
d'acculturation, par laquelle il s'efforce le plus possible d'intégrer la
Franc-Maçonnerie dans les réalités, la culture et les modes de pensée iraniens
et musulmans, afin d'en atténuer le produit d'importation européen. A notre
avis, cet effort d'acculturation s'est exercé dans trois directions : Tout d'abord, le
poète multiplie et accentue, chaque fois que cela est possible, les
correspondances et analogies entre la Franc- Maçonnerie et l'Islam. Il ne se
fait pas faute de citer ou de mentionner les passages coraniques qui lui semblent
convenir à l'esprit de la Maçonnerie ; en outre, il fait remarquer qu'une Loge
et une mosquée sont toutes deux orientées ; le récipiendaire est comparé au
prophète Joseph, prostré au fond d'un puits avant d'arriver jusqu'au trône du
Pharaon ; les Maçons sont désignés, occasionnellement, sous le nom de « Frères
de la Pureté » (lkhwân us-Safa), par allusion à une secte ismaélienne du Xe
siècle, à tendances philosophiques et ésotériques, et l'on n'en finirait pas de
citer des exemples de ce « filon islamisant ». Dans le même ordre
d'idées, Adib ol-Mamâlek utilise volontiers la terminologie symbolique et
imagée du Soufisme, cette attitude mystique qui a si profondément marqué
l'esprit iranien. Mais, semble-t-il, c'est vraiment une question de termes, car
notre poète n'a pas grand-chose d'un mystique. En deuxième lieu,
nous trouvons un nombre assez élevé de références à la civilisation iranienne
antérieure à l'Islam : Zarathoustra, la religion mazdéenne et la mythologie
qui s'y rattache, les Achéménides, les Parthes et les Sassanides, etc. A vrai
dire, ces thèmes n'avaient pas disparu de l'Iran avec l'arrivée de l'Islam : il
suffit de songer à l'épopée nationale iranienne, le Livre des Rois de Ferdausi,
écrite au XI' siècle par un musulman pour un public musulman, mais dont le
sujet est entièrement préislamique. Mais, au XIX' siècle, le point de vue
change quelque peu sous l'influence de l'orientalisme européen, certains
intellectuels iraniens se mettent à découvrir et étudier, eux aussi, les
langues, la littérature et les vestiges archéologiques de l'Iran ancien et en
tirent une légitime fierté. Il se passe alors ce que l'on a vu se produire dans
l'Europe romantique : l'étude du passé et des traditions locales alimente le
sentiment national et la volonté de constituer un pays prospère et indépendant,
digne en tous points de son prestigieux héritage culturel. C'est bien de cette
manière qu'Adib ol-Mamâlek envisage le passé national préislamique. Aussi, dans
son poème maçonnique, exploite-t-il volontiers certains points de rencontre
entre la Franc- Maçonnerie et la religion de Zarathoustra, à commencer par
l'opposition entre la Lumière et les Ténèbres. D'autre part, la fameuse tirade
morale du Mazdéisme : « Bonne pensée-Bonne parole-Bonne action » lui semble résumer
aussi la portée morale de la Franc-Maçonnerie. A part cela, les métaphores et
les comparaisons contiennent fréquemment des références aux vieux mythes
iraniens. Enfin, tout en
restant dans la tradition musulmane et iranienne la plus pure, Adib ol-Mamâlek
ne manque pas de voir aussi dans la Franc-Maçonnerie un instrument de progrès
capable d'arracher l'Iran à sa léthargie et d'opérer ce réveil inscrit dans le
titre distinctif de sa Loge. Il est évident que la devise maçonnique Liberté-Egalité-Fraternité
» était plus pour lui qu'une simple formule et correspondait à un programme
d'action assez concret. Il se sentait
engagé dans le combat pour la bonne cause, et c'est ainsi qu'il interprète le
symbolisme du glaive : « Le glaive, écrit-il, est le symbole du combat : c'est
le combat du Sage pour la Vérité ; il y en a un aperçu sur ce feuillet ! = Le
Maçon, en travaillant à son propre perfectionnement, doit oeuvrer pour le bien
de sa patrie et faire progresser l'humanité tout entière. Ces trois courants
principaux convergent en un texte qu'il serait sans doute abusif d'exalter
comme un chef-d’œuvre poétique, mais qui n'en possède pas moins certains
mérites littéraires. D'autre part, s'agissant de l'assimilation d'influences
étrangères, il est à peine besoin d'en souligner l'intérêt culturel et
historique. C'est, en fin de compte, un poème d'une lecture attachante, dans
lequel le Maçon retrouvera quelques-uns de ses thèmes de réflexion permanents. ------------------ LES RITES DES FRANCS-MAÇONS
POEME DE ADIB OL-MAMALEK FARAHANI (1907) Voici, à titre de
spécimen, deux extraits du poème maçonnique dont il a été question ci-dessus.
Le premier provient de la préface, qui suit un schéma traditionnel et classique
dans la littérature persane ; on appréciera la manière dont le poète tente
d'intégrer dans ce cadre rigoureux un sujet aussi nouveau que la Franc-
Maçonnerie. Le deuxième extrait est pris dans le corps même du texte ; le poète
y démarque la version d'Oswald Wirth et se limite à lui donner une certaine
forme poétique, dans la ligne de la tradition iranienne. PREFACE
LES MOTS, SIGNES, ET ATTOUCHEMENTS(vv. 136-145)S'il entame un
nouveau discours (9)Et pose des
questions sur ces signes,
Dis : Nos signes se communiquent à toiPar Equerre, Niveau et Perpendiculaire :Tout d'abord, les entreprises de notre penséeDoivent se manifester selon la justice et la vérité ;Ensuite, nous procédons à notre nivellement,Nous supprimons toute inégalité et aspérité.Enfin, nous posons sur le sol les basesDe cet édifice qui projette son ombre sur le ciel.Cela veut dire que, sur ce sol, nous jetons les fondationsDe la civilisation, avec l'aide du créateur des hommes. S'il demande le signe du MaçonQui n'est dans aucun livre ni aucun discours,Communique-lui ouvertementCe signe que tu tiens du Maître.S'il t'en demande le secret, dis Qui cherche le Seigneur ne craint point les esclaves (10).Quiconque met le pied sur cette voie (11)Donnerait sa tête plutôt que de donner le secret (12) ! Paul SABATIENNES NOTES (*) Le présent article reprend le texte, légèrement modifié, d'une conférence faite à la Loge bruxelloise « Fraternité . (Grand Orient de Belgique). Nous avons préféré ne pas l'alourdir par un appareil de notes et de références bibliographiques.(**) Cf. notre ouvrage actuellement inédit : Adib ol-Mamâlek Farâhâni : Poème maçonnique persan (1907). Edition critique, traduction, introduction et notes. (1) Les stalactites (mogarnas) désignent un élément décoratif très répandu dans l'architecture musulmane : il s'agit d'un ensemble d'alvéoles disposées en dégradé, qui couvrent la face intérieure d'une coupole, d'une voûte ou d'un portail (cf. fig. 1). C'est une image assez jolie pour indiquer la voûte céleste, image au demeurant bien enracinée dans la culture musulmane. (2) Allusion à l'impératif arabe kon (« deviens ! » ou « sois ! ») par lequel, dans le Coran (cf. sourate II, III, etc.), l'univers est appelé à l'existence : c'est l'équivalent du fiat judéo-chrétien. Le mot et les deux consonnes qui le composent (k et n) ont acquis, dans le monde musulman, une valeur presque magique. Presque tous les masnavis contiennent, dans leur préface, une allusion à ces deux lettres toutes-puissantes. L'originalité, chez Adib ol-Mamâlek, consiste à les rapprocher de l'Equerre et du Compas, les outils par excellence de la Franc-Maçonnerie. De fait, dans l'écriture koufique — une variété archaïsante, anguleuse et monumentale de l'écriture arabe — la forme de ces deux consonnes peut, à la rigueur, s'accommoder de cette comparaison (cf. fig. 2). (3) L'Ancienne Demeure (Bayt ol-'Atiq) désigne la Ka'ba de la Mecque (par rapport à la Nouvelle Demeure, c'est-à-dire le Temple de Jérusalem). On remarquera que dans cette énumération des prophètes de l'Islam, chacun se voit attribuer une activité maçonnique opérative ou spéculative. La Ka'ba constitue un rapprochement supplémentaire avec la Maçonnerie, dans la mesure où cet édifice, de forme vaguement cubique, porte un nom qui signifie le dé (4) Coran, II, 145: ce sont les paroles par lesquelles Mahomet institue la qibla, la direction vers laquelle les musulmans doivent se tourner lors de la prière canonique. (5) L'eau et le feu font partie des attributs traditionnels de Zarathoustra ; comme ils rappellent aussi deux épreuves de l'Initiation d'Apprenti, ils trouvent tout naturellement leur place dans un poème maçonnique. (6) C'est-à-dire : « Bonne pensée-Bonne parole-Bonne action », une triade qui revient souvent sous la plume d'Adib ol-Mamâlek. (7) Allusion à un célèbre récit canonique (XVIII, 8-24), d'origine chrétienne : au temps du paganisme et de la persécution, sept hommes justes se réfugient, avec leur chien appelé Qetmir, dans une caverne et s'endorment. Ils ne se réveillent que quelques siècles plus tard, lorsque la persécution a cessé. Quant à leur chien Qetmir, à force d'avoir fréquenté ces hommes justes, il acquiert le don de la parole, ainsi qu'une place au Paradis. Cette légende est très populaire en Orient, où les Sept Dormants et leur chien servent fréquemment d'intercepteurs. Par ailleurs, le symbolisme initiatique de la grotte semble tout à fait à sa place dans un sujet maçonnique. (8) C'est-à-dire : « J'ai composé des vers » : image courante dans la poésie persane. (9) Les questions et les réponses propres à l'Instruction maçonnique sont introduites par les phrases : s'il demande et dis ou réponds, qui deviennent le principal constitutif de tout le texte. Cela peut paraître un détail, mais cette forme littéraire particulière constitue un nouveau point de rencontre avec la culture musulmane et iranienne. Il existait en effet dans le monde islamique une institution ésotérique appelée Fotovvat, que l'on traduit par « chevalerie », au sens abstrait d' « esprit chevaleresque ». La Fotovvat est une réalité complexe et difficile à saisir, susceptible de prendre des formes assez diverses. Toujours est-il qu'elle avait des prétentions ésotériques et qu'on y accédait par une cérémonie d'initiation plus ou moins élaborée ; par ailleurs, elle était souvent associée aux organisations corporatives. Il y a donc là d'incontestables analogies avec la Franc-Maçonnerie. Or de la Fotovvat sont issues un certain nombre d'Instructions sous forme de questions et réponses, introduites elles aussi par les phrases : si l'on demande et réponds. Henri Corbin a publié et commenté quelques-unes de ces instructions de la Fotovvat. (10) C'est-à-dire : lorsqu'on poursuit fermement un but, toute difficulté que l'on rencontre devient mineure et incapable de détourner de l'objectif final. (11) « Voie » (tariqa) est le terme technique qui désigne les confréries religieuses de l'Islâm ; il y en a plusieurs dizaines ; mais, en Iran, le mot se réfère souvent, de manière spécifique, à la confrérie par excellence, à savoir le Soufisme. On voit apparaître ici la volonté du poète d'intégrer la Franc-Maçonnerie dans les réalités musulmanes et de la présenter comme une confrérie philosophique et spirituelle comme il en existait d'autres. Cela se manifeste aussi par le nom que le poète donne au Vénérable : pir ou shaykh (cheikh), qui signifient tous deux « vieillard » et désignent le chef d'une confrérie musulmane. (12) Il y a ici un jeu de mots (tadjnis), procédé rhétorique de la poésie persane, entre sar « tête » et serr « secret », lesquels, dans l'écriture consonantique arabo-persane, s'écrivent de manière identique : sr. |
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